L'intégration de normes internationales dans l'ordre juridique interne en France et en Allemagne: La hiérarchie des normes
Traditionnellement, on envisage un système juridique interne comme un ordre cohérent de normes nationales, avec un bloc de constitutionnalité comme norme fondamentale. Il s'organise selon le principe de la hiérarchie des normes, qui stipule que toute norme juridique doit être encadrée et fondée sur une norme supérieure. Ce concept a notamment été élaboré par Hans Kelsen ainsi que par son disciple Adolf Merkel (Klaus F.Röhl, Allgemeine Rechtslehre, p.276).
Or, on constate aujourd’hui le développement continu de normes au niveau international et qui, loin de rester purement interétatiques, visent à affecter les ordres juridiques internes des États. Face à ce phénomène, des États comme la France et l'Allemagne (RFA) ont développé des mécanismes leur permettant d'intégrer des normes issues d’un ordre extra-étatique dans leurs hiérarchies des normes respectives.
Avec une coopération très avancée et l’appartenance à un même ensemble régional, l’espace communautaire européen, il n’est point surprenant que ces deux pays sont confrontés aux mêmes problématiques, et qu'il y a dans leurs approches une certaine convergence. Par contre, la stratégie nationale pour approcher cette problématique ne reste pas sans conséquence.
Consécration de la hiérarchie des normes au plan national
Un premier constat peut paraître banal: il n’y a pas de Constitution supérieure qui serait le fondement de la Constitution française de 1958 ou du Grundgesetz (GG) allemand. Même la “Constitution Européenne”, rejetée en 2005, ne prétendait être le fondement des systèmes nationaux. C’est la Constitution nationale qui reste la source primaire de l’ordre étatique.
La lecture de l’ordre constitutionnel français peut se faire selon le schéma suivant: La Constitution supérieure à toute autre norme, suivie par les lois organiques, les lois ordinaires (ou bien des règlements autonomes), les règlements et et puis les actes administratifs.
La disposition centrale réputée d’instaurer hiérarchie des normes du GG est l’article 20 §3 (Helmuth Schulze-Fielitz in Dreier, Grundgesetz Kommentar Band 2, p.217, n°81). Le législateur est soumis au bloc de constitutionnalité, l'exécutif est soumis ‘à la loi et au droit’. Il est à noter que la soumission stricte du législateur à la Constitution distingue les deux systèmes allemand et français de la conception de la ‘souveraineté parlementaire’ développée par la civilisation britannique (Karl-Peter Sommermann in Mangoldt/Klein/Starck, GG Kommentar Band 2, p.106 n°244).
Le respect de cette hiérarchie en RFA est contrôlé par les juges, soumis ‘à la loi et au droit’ eux aussi, la constitutionnalité de la loi étant contrôlée à son tour par la Cour Constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht, BVerfG) selon les dispositions de l’article 92 et suivants du GG.
Une caractéristique notable et bien connue du droit allemand est le principe fédéral du GG. Dans le système juridique interne, il a pour conséquence d’accorder aux Länder (entités fédérées) leurs propres hiérarchies des normes, qui font écho à l’ordre national, avec une Constitution propre, des lois et des règlements, mais soumises à leur tour à toute norme fédérale (article 31 GG).
L'intégration des traités dans la hiérarchie nationale
L’existence d’un ordre international et son impacte sur l’ordre interne sont reconnus par des nombreuses dispositions aussi bien dans le GG que dans la Constitution française.
L’article 59§2 GG semble inspiré de l’école dite 'dualiste', selon laquelle une norme internationale ne peut entrer au droit interne en tant que telle, étant issue d'une sphère différente. En effet, I'article stipule que les traités internationaux supposés d’affecter l’ordre national nécessitent la création d’une norme nationale équivalente.
La doctrine allemande est divisée sur la qualification théorique de cette approche. Selon certains, la norme créée à l’occasion du traité n’est qu’une “porte d’entrée” qui permet au traité d’entrer au droit national en tant que tel. L’autre camp insiste qu’il s’agit au contraire d’une norme tout à fait nouvelle qui reprend mot pour mot les dispositions d’un traité qui garde quant à lui son caractère spécifique. Cette distinction s’inscrit dans un débat plus large qui porte sur la lecture du système allemand tout entier quant au rôle du droit international.
Le traité donne l’occasion de créer une norme nationale qui s’inscrit dans la hiérarchie des normes interne. Il peut s’agir d’une loi nouvelle ou bien d’un règlement, si le traité en question était un accord administratif. Il peut être abrogé selon les mêmes conditions que les autres normes de son niveau, quitte à engager la responsabilité internationale de la RFA.
À l’article 59§2 du GG, on peut opposer l’article 55 de la Constitution de 1958, qui est réputée d’être d’inspiration ‘moniste’. Elle place les traités internationaux en tant que tels au-dessus des lois. Contrairement à l’article 59§2 GG, qui décrit la façon dont le traité sera “digéré” par la hiérarchie des normes allemande, la Constitution française lui accorde un rang propre.
La portée de cet article est pourtant relativisé, de façon «fâcheuse» selon certains, par une disposition qui pose la condition de 'réciprocité'. Cette disposition, qui peut s'expliquer dans une conception très restreinte du traité comme accord bilatéral, semble peu adaptée à la diversité des relations internationales (Pierre-Marie Dupuy, Droit international public, p.422). Ainsi la jurisprudence a eu tendance à n'attribuer à cette clause qu'une importance limitée.
En France, L’attitude de la jurisprudence quant à l'application de cet article était différente selon la juridiction nationale en question (Pierre-Marie Dupuy, Droit international public, p.426).
Ce n'est que par son célèbre arrêt dit ‘Nicolo’ du 20 octobre 1989 que la Conseil d'État a enfin reconnu la nécessité de la compatibilité d’une loi avec un traité antérieur, et non seulement la suprématie du traité postérieur.
Le juge judiciaire français a reconnu la supériorité du traité sur la loi nationale postérieure au motif de l’article 55 de la Constitution dès 1975 (1). Par contre, la Cour de Cassation a écarté le traité dans le cas de conflit avec la loi organique, qui est alors assimilée au bloc de constitutionnalité (1a).
Enfin, la Cour Constitutionnelle française exclut le traité expressément du bloc de constitutionnalité (1b).
La problématique de la Coutume internationale
L’apparente simplicité ‘moniste’ de l’article 55 a ainsi engendré un nombre de problèmes d’interprétation. Ce qui est encore plus problématique pour le système français, c’est d’intégrer d’autres normes internationales qui sont à distinguer des traités ratifiés par l’État.
Or, c’est justement à ces normes là que le GG allemand a accordé une place particulière dans son système juridique. Les problèmes que pose l’article 55 en droit français, évités par l’article 59§2 GG, trouvent un certain équivalent dans les débats engendrés par l’article 25 GG.
Là où l’article 59§2 GG porte sur les traités, l’article 25 traite des ‘principes généraux du droit international’. Si un traité au sens du 59§2 n’aura qu’un impacte relatif à son niveau d’adoption, l’interprétation de l’article 25 peut déterminer la lecture du GG en entier.
Les juristes allemands ont dégagé la formule suivante: Est ‘général’ dans ce contexte toute norme qui est reconnue par un nombre significatif d’États, de façon qu’on peut la qualifier comme étant reconnue par la communauté internationale (Ondolf Rojahn in Münch/Kunig,GG-Kommentar,p.244, n°6). Cela n’implique pas un consensus tout à fait “universel”, et ne nécessite même pas l’adhésion de l’État allemand (sauf en case de prise de position claire de la RFA par le mécanisme du ‘persistant objector’). (Ondolf Rojahn in Münch/Kunig,GG-Kommentar,p.246, n°8)
Il convient donc de constater que l’article 25 ne se réfère point à une liste de normes exhaustive des traités facilement identifiables, mais à un droit coutumier vaste et évolutif (Herdegen in Maunz/Dürig, Grundgesetz Kommentar Band 2, p.8, n°12). En conséquence du rôle que le GG lui accorde dans l’ordre interne, le système allemand est destiné à suivre les évolutions de la communauté internationale “en temps réel”, sans tout ajustement national préalable.
L’article 25 du GG pose que ces normes font partie du droit national, sans tout acte d’adoption. Elles sont ‘Bundesrecht’ (droit fédéral), donc touchent aussi bien les Länder que l’État central. Tout acte national doit rechercher la conformité avec ces normes si possible, la jurisprudence doit les interpréter selon ce même critère d’harmonie (Ondolf Rojahn in Münch/Kunig, Grundgesetz Kommentar, p.259, n°24).
Pourtant, il y a un vif débat juridique quant à la position des règles introduites par l’article 25 dans la hiérarchie des normes allemande, vu qu’elles ne créent non seulement une méthode générale d’interprétation, mais sont souvent des normes à parts entières, qui ont le potentiel d’entrer en conflit avec les normes nationales. L’article 25 précise que toute norme internationale générale est située au-dessus de la loi, faisant écho au traitement des traités par l’article 55 de la Constitution française. Il y a un certain consensus en jurisprudence et en doctrine qu’une éventuelle non-conformité à un principe général international de la loi ne devrait par entraîner son annulation, mais plutôt écarter son usage.
À la lecture de la Constitution de 1958, il est évident que le système français part d’une position différente. Contrairement à la Constitution de 1946, dont le Préambule exprimait la volonté de la France de se conformer au droit international, il n’y a ici point de référence explicite à la coutume internationale. A priori elle n'a pas de statut défini. Elle n’est introduite que de façon indirecte, par le biais du Préambule de 1958, qui renvoie à son tour à celui de 1946. On ne peut certainement pas en déduire un rang particulier dans le système des normes. Il est vrai que la jurisprudence française reconnaît une certaine importance aux principes généraux du droit international; les juridictions étaient pourtant longtemps divisées sur cette question (Pierre-Marie Dupuy, Droit international public, p.422)(2).
Le BVerfG a jusqu’ici refusé de suivre l'interprétation, défendue par certains, des normes issues de l’ordre international en tant que supérieures au GG (BVerfGE 6, 363). En cela, il rejoint la jurisprudence française, pour des motifs similaires.
La logique de la hiérarchie des normes semble imposer que la norme qui est le fondement même de l’ordre interne, la Constitution, ne puisse accorder un rang supérieur à une autre norme. La doctrine majoritaire fait valoir que l’article 25 n’est pas repris dans les principes du «noyau dur» de l’article 79§3 GG, hors portée même pour le pouvoir constituant. Il pouvait ainsi être sujet d’une révision constitutionnelle. Aussi, la supériorité du GG serait assurée par l’article 20§3, cité plus haut, article qui le plaçait fermement au dessus de toute autre norme.
Il y a alors tendance à proposer un rang intermédiaire pour les principes généraux du droit international, entre le GG et la loi, à l’image des traités introduits au droit français par l’article 55 de la Constitution de 1958.
Pourtant cette interprétation s’oppose à la volonté expresse du constituant historique (Christian Koenig in Mangoldt/Klein/Starck, GG Kommentar Band 2, p.524). Les transcriptions des travaux menant à la création du GG énoncent clairement qu’il envisageait une supériorité de l’ordre international sur le système juridique allemand, y compris le GG lui-même, afin de ne plus jamais entrer en conflit avec le reste de la communauté internationale, idée sanctionnée par la jurisprudence du BVerfG (2).
Pourtant, même les juristes les plus favorables aux principes généraux du droit international admettent en général qu’il était judicieux d’adopter une approche plus pragmatique, proposant un rang constitutionnel, plutôt qu’un rang supérieur.
On peut faire valoir que dans cette hypothèse les fluctuations potentielles du droit international rendraient l’ordre allemand instable. Le législateur pouvait recevoir des pouvoirs non prévus par le GG, et en participant à l’élaboration de normes internationales, des acteurs nationaux pouvaient contourner de facto les exigences de la révision constitutionnelle prévues par l’article 79§1 GG (Ondolf Rojahn in Münch/Kunig, Grundgesetz Kommentar, p.259, n°24).
Ceux favorables au rang constitutionnel rappellent que les valeurs essentielles du GG sont protégées par le 'noyau dur' de l’article 79§3, et qu’une modification du GG par les normes généraux était conforme à l’article 79§1, qui impose que le GG ne pouvait être changé que selon ses propres termes. Or, il convient d’assimiler les principes généraux du droit international dans leur ensemble au contenu de l’article 25, dont l’appartenance au GG ne peut être contestée (Christian Koenig in Mangoldt/Klein/Starck, GG Kommentar Band 2, p.523)
Une confrontation directe entre principes généraux et Constitution semble improbable dans le contexte actuel en Allemagne (Ondolf Rojahn in Münch/Kunig,GG-Kommentar,p.269, n°37) aussi bien qu'en France, mais les débats révèlent des domaines à fort potentiel d’évolution. Ceci est particulièrement vrai dans le cas du GG allemand.
L'intégration des normes communautaires
À la problématique de l’insertion de normes internationales dans les hiérarchies des normes nationales s’ajoute le problème du projet de l'intégration européenne. On reconnaît en général un statut particulier du droit communautaire face au droit international (Pierre Pactet/Ferdinand Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, p.574 et 575)
Les traités communautaires ratifiés par la France et l'Allemagne sous leur forme actuelle (voir articles 5 TUE et 253 TFUE), ainsi que la jurisprudence des juridictions communautaires, imposent la primauté du droit communautaire sur le droit national, y compris constitutionnel. Cela a été rappelé par la déclaration 17 de l'Acte Final du traité de Lisbonne de 2009. Selon une interprétation partagée par la France et par l'Allemagne, le droit national contraire n'est pas annulé, mais écarté. Ainsi, le Conseil d'État français peut constater le manque de base légale d'un décret pris en méconnaissance d'une directive (CE 28 février 1992).
En France, la constitutionnalité du traité de Maastricht a été établie sur le principe 'pacta sunt servanda' par le biais du Préambule de 1946. Il est établi par la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle qu'un traité communautaire jugé inconstitutionnel nécessite une révision préalable de la Constitution selon l'article 54, avant de pouvoir entrer en vigueur au plan interne. Dans la décision du 19 novembre 2004, le droit communautaire a été assimilé une fois de plus aux traités de l'article 55.
(Pierre Pactet/Ferdinand Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, p.576 et 578).
Il est parfois dit que contrairement à la France, la RFA avait reconnu au droit communautaire un rang supérieur à celui de la Constitution. Cette proposition mérite d'être nuancée.
Lors de la création du traité de Maastricht, l'Allemagne a fait le choix d'introduire un nouvel article 23 dans le GG, voué expressément à l'intégration européenne. Contrairement à l'article 88-1 de la Constitution française, il ne se réfère pas au traité européen en vigueur, mais à l' « Évolution » de l’Union Européene. Il vise à donner un fondement constitutionnel aux transferts de compétences vers la communauté, tout en les encadrant afin de protéger l'ordre constitutionnel allemand dans son essence (Scholz in Maunz/Dürig, Grundgesetz Kommentar Band IV p.47, n°8). Cette idée ressemble d'ailleurs au principe dégagé par la Cour Constitutionnelle francaise dans une décision du 2006 (), qui consiste à déclarer l'obligation de transposition de directives communautaires tant que l'identité constitutionnelle de la France était préservée.
Parmi les principes consacrés par l'article 23 figure notamment celui de la 'subsidiarité', notion qui ne trouve pas son origine dans les principes constitutionnels allemands, mais qui est un principe communautaire, repris désormais par le GG comme critère pour juger de la constitutionnalité des transferts de souveraineté, et des actes qui en résultent. La situation est complexe : il paraît que le GG avait instauré un sorte de substitut allemand à une ”constitution européenne”, fondement et cadre du pouvoir du droit communautaire dans l'ordre interne.
L'article 23 accepte une primauté généralisée, en accord avec les engagements communautaires de la RFA, tant que celle-ci est établie selon les termes du 23 I, et notamment le respect des articles 79 §2 et §3 GG, l' «identité constitutionnelle hors disposition» (Scholz in Maunz/Dürig, Grundgesetz Kommentar Band IV, p.91, n°58), sous peine de forcer la “sécession” de l'Allemagne. Il y a certes un devoir constitutionnel de l'Allemagne de participer à l'Union Européenne -23§1 GG venant préciser les dispositions du Préambule- mais pas à n'importe quelle Union. Dans ses décisions sur les traités de Maastricht (3) et de Lisbonne, Le BVerfG a accepté les transferts de pouvoir vers un nouvel ordre qui va régir la vie juridique interne selon les dispositions des traités, mais il a en même temps énoncé qu'il se réserve un contrôle de constitutionnalité renforcé. Il insiste sur le devoir des organes nationaux de poursuivre l'intégration européenne de façon responsable quant aux exigences du GG (Carsten Nowak, Europarecht nach Lissabon, p.70 à 73).
Plutôt qu'un rang supérieur, le droit européen est accordé un rang de primauté, mais selon les termes du GG, ce qui peut à son tour avoir des répercussions sur l’évolution de la communauté.
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Au lieu d'une stricte hiérarchie des normes, droit international et droit interne se retrouvent dans une interdépendance complexe, reflétant l'essor d'une nouvelle conception du pouvoir étatique.