A propos de l'obligation faite aux Etats de se conformer aux décisions et arrêts de la Cour européenne, par Henri Daudet
Le Traité de Londres ratifié le 5 mai 1949 crée le Conseil de l’Europe, qui adopte le 4 novembre 1950 la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH), puis met en place en 1959 la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Le litige ne concerne pas la conformité des juridictions internes à la CESDH, mais celle aux arrêts et décisions de la CEDH, qui interprètent et adaptent la Convention, dont l’article 46 §1 énonce que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».
Devoir Le 5 mai 1949, la ratification par dix Etats (Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège et Suède) du Traité de Londres, entré en vigueur le 3 août 1949, crée le Conseil de l'Europe, la plus ancienne des organisations politiques européennes, qui rencense désormais 46 Etats-membres. Ses objectifs, clairement définis dans le chapitre premier du traité l’instituant, sont de « réaliser une union plus étroite entre ses Membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social », union organisée autour de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme (CESDH) et d'autres textes de référence sur la protection de l'individu. Adoptée le 4 novembre 1950 par le Conseil de l’Europe et entrée en vigueur le 3 septembre 1953, la CESDH énonce une liste de droits et libertés fondamentaux auxquels d’autres ont été adjoints par quatorze protocoles additionnels successifs. Mise en place en 1959, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) siège à Strasbourg et se compose d’autant de juges que d’Etats parties, soit 46 depuis l’adhésion de Monaco au Conseil de l’Europe le 5 octobre 2004. L’importance de la Convention provient de la possibilité pour les particuliers de saisir les instances européennes. Elle est d’applicabilité directe, ce qui signifie que « les particuliers peuvent utilement s’en prévaloir devant le juge national, non seulement à l’encontre des dispositions normatives de droit interne, mais aussi directement à l’encontre des actes individuels ». Pour cela, les normes internationales doivent néanmoins répondre à certaines exigences de clarté et de précision. L’article 46 de la Convention énonce en son premier paragraphe que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ». Il consacre donc une autorité relative de la chose jugée : les Etats ne doivent se conformer qu’aux décisions dans lesquelles ils sont parties. Mais ces décisions ont une vocation universelle, dans la mesure où elles doivent être prises en compte par tous les Etats-membres. La Cour a d’ailleurs précisé qu’elles ont un effet direct, et qu’elles « servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, et plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la CEDH et à contribuer de la sorte au respect par les Etats des engagements qu’ils ont assumé, en leur qualité de partie contractante ». L’enjeu central de l’autorité des arrêts et décisions rendus par la CEDH au sein des ordres juridiques internes apparaît-il limipde, dès lors que l’on considère leur rôle d’interprétation et d’adaptation de la Convention. Ainsi nous efforcerons-nous de dresser les différentes conceptions de la Cour Européenne elle-même, de la France et de l’Allemagne, quant aux effets à accorder aux arrêts et décisions de la CEDH.
La CEDH : une reconnaisance nécessaire de l’effet obligatoire de ses arrêts et décisions
On peut trouver une telle formulation dans l’arrêt Vermeire c/ Belgique du 29 novembre 1991 : « La liberté de choix reconnue à l’État quant aux moyens de s’acquitter de son obligation au titre de l’article 53 ne saurait lui permettre de suspendre l’application de la Convention en attendant l’aboutissement d’une pareille réforme, au point de contraindre la Cour à rejeter en 1991, pour une succession ouverte le 22 juillet 1980, des griefs identiques à ceux qu’elle a accueillis le 13 juin 1979 » (§26). Selon la CEDH, lorsque le dispositif de l’arrêt européen est précis et complet, il est d’exécution directe dans les ordres juridiques internes. Il incombe donc au juge national d’appliquer directement les exigences de l’arrêt, en considérant inapplicable le droit interne à lui contraire, dans l’attente d’une modification législative. L’obligation à la charge des Etats découlant de l’article 46 implique deux prises de mesures. D’une part, des mesures en faveur des requérants pour faire cesser l’acte illicite et en effacer les conséquences, et d’autre part des mesures évitant de nouvelles violations. Ainsi, le paiement de la « satisfaction équitable » (article 41, CESDH), c’est-à-dire une somme d’argent – éventuellement- accordée par la Cour au requérant constitue une obligation stricte et clairement définie dans l'arrêt. Mais l'exécution de l’arrêt peut aussi nécessiter l'adoption par l'Etat de mesures individuelles en faveur du requérant, qui est en droit d’exiger des mesures législatives, réglementaires ou jurisprudentielles, afin d’éviter de nouvelles violations semblables. Ces obligations, car non précisément définies dans le texte de la Convention, ont été illustrées à plusieurs reprises par la Cour ainsi que par le Comité des Ministres. Ainsi, l’arrêt Scozzari et Giunta c/ Italie du 30 juillet 2000 énonce en son § 249 que « l'Etat défendeur, reconnu responsable d'une violation de la Convention ou de ses Protocoles, est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer autant que possible les conséquences ». De même, le règlement adopté le 10 mai 2006 par le Comité des Ministres pour l’application de l’article 46 § 2 énonce que « dans le cadre de la surveillance de l’exécution d’un arrêt (…), le Comité des Ministres examine si la satisfaction équitable octroyée par la Cour a été payée (…), et, le cas échéant, (…) si des mesures individuelles ont été prises pour assurer que la violation a cessé et que la partie lésée est placée, dans la mesure du possible, dans la situation qui était la sienne avant la violation de la Convention, et si des mesures générales ont été adoptées, afin de prévenir de nouvelles violations similaires à celles constatées (…) ». Selon qu’il s’agisse de la « satisfaction équitable » ou des « mesures », les pratiques de la Cour diffèrent : contrairement à la compensation pécuniaire, l'arrêt de la Cour n'ordonne généralement aucune mesure précise à l'Etat défendeur pour rectifier la situation du requérant et prévenir de nouvelles violations. Les Etats demeurent libres dans le choix des mesures à caractère individuel et général, même si le Comité des Ministres veille à ce que lesdites mesures permettent de pleinement atteindre le résultat requis par l’arrêt de la Cour.
Telle est l’application, souhaitée par la CEDH, de ses arrêts et décisions au sein des divers ordres juridiques des Etats membres. Au travers des exemples de la France et de l’Allemagne, force sera de constater dans une deuxième et une troisième parties que les réalités juridiques internes ne sont pas entièrement unanimes.
La reconnaissance de l’effet immédiat des décisions et arrêts de la CEDH par le juge interne français
La France ratifia la CESDH le 3 mai 1974. Elle y trouvera toute son importance avec la possibilité accordée aux particuliers de saisir les instances européennes, grâce à la ratification du protocole reconnaissant ce droit le 2 octobre 1981. Même si elle refusa d’abord de ratifier le protocole n° 9 permettant aux individus de saisir directement la Cour, le protocole n°11, entré en vigueur le 1er novembre 1998, pallie désormais ce manque.
Rappelons brièvement en premier lieu la place des traités internationaux -et donc de la CESDH- dans l’ordonnancement juridique français, et référons-nous à l’article 55 de la Constitution, qui détermine la valeur du droit international écrit. Bien que persiste encore une controverse sur ce point, la jurisprudence et la doctrine majoritaire optent pour une valeur supra-législative et infra-constitutionnelle. En effet, dans sa décision IVG de 1975, le Conseil Constitutionnel refusa d’intégrer les traités et accords internationaux au bloc de constitutionnalité, et donc de leur accorder une valeur constitutionnelle. Par sa décision Sarran, Levacher et autres du 30 octobre 1998, le Conseil d’Etat confirma cette solution, de même que la Cour de Cassation par sa décision Fraisse en 2000. Enfin, la supériorité du traité sur les lois est assurée par les juges judiciaires et administratifs, le juge constitutionnel s’y refusant et déléguant cette mission aux juges ordinaires. La Cour de Cassation fait primer le traité depuis sa décision Cafés Jacques Vabre du 24 mai 1975, ainsi que le Conseil d’Etat depuis son arrêt Nicolo du 20 octobre 1989.
En droit français, la Convention - et ses protocoles additionnels - sont pleinement applicables ; néanmoins, les juges européens laissent libres les instances nationales dans le choix des modalités de leur application. Cependant, l’article 55 semble exclure le droit international non écrit. Se pose dès lors le problème de l’autorité des arrêts de la CEDH, qui interprètent, complètent, adaptent la Convention.
La Cour de Cassation n’a opposé aucune résistance à la jurisprudence européenne. Dépassant la solution de son arrêt Jacques Vabre dans laquelle elle avait très tôt reconnu la supériorité du droit international sur le droit interne, elle ira encore plus loin dans son arrêt Renneman de 1984, en se pliant à la chose jugée et interprétée par la Cour Européenne. Ce faisant, elle accepte donc d’appliquer la jurisprudence de la CEDH.
Le Conseil d’Etat s’est quant à lui montré beaucoup plus réticent que la Cour de Cassation, défendant sa position face à la juridiction supranationale. La décision Debout de 1978 réaffirme la position de l’autorité administrative, à la fois désireuse de ne pas réduire le champ d’application du droit interne au profit du droit européen et de protéger le droit français d’une trop grande ingérence du droit international. L’arrêt Subrini marque à plusieurs égards une rupture nette avec la CEDH. Rendu 7 mois après l’arrêt Renneman de la Cour de Cassation qui se conforme à la jurisprudence européenne, cet arrêt marque clairement une volonté du Conseil d’Etat de conserver sa jurisprudence et surtout de ne pas se plier aux instances supra-étatiques. Ces deux arrêts Debout et Renneman vont être maintes fois réaffirmés. Le commissaire du Gouvernement Genevois afficha clairement dans ses conclusions sa volonté de concilier droit interne et Convention Européenne, en tentant de déterminer l’autorité des arrêts de la CEDH dans lesquels elle interprète les dispositions de la Convention. Selon ses conclusions, les arrêts de la CEDH interprétant la Convention s’imposent aux juridictions nationales, car ils ont pour but l’unification de son application dans les ordres juridiques internes des Etats membres. Ces arrêts ont donc une autorité morale. Selon les dispositions de la Convention, la CEDH étant compétente pour l’interpréter, les Etats doivent donc s’y conformer. Il apparaît donc relever du devoir même du Conseil d’Etat que de se conformer à la position européenne. M. Genevois offrait dans ses conclusions la possibilité au juge administratif d’effectuer un revirement de jurisprudence. Il ne sera pas suivi.
Néanmoins, le Conseil d’Etat va rompre avec sa jurisprudence classique qui prônait une interprétation autonome de la CEDH. Deux arrêts vont annoncer ce revirement, les arrêts Nicolo de 1989 et Département de l’Indre de 1994. L’arrêt Nicolo constitue une ouverture du Conseil d’Etat au droit international, en ce qu’il rompt avec sa jurisprudence antérieure selon laquelle le droit international prime sur la loi antérieure, mais pas sur la loi postérieure. Le juge administratif rallia ainsi la position de la Cour de Cassation. De plus, dans sa décision Sarran, Levacher et autres de 1998, il précisa la position dans l’ordonnancement juridique du droit international écrit, en lui accordant une valeur supralégislative et infraconstitutionnelle. Dans l’arrêt Département de l’Indre il se prononça en faveur de l’applicabilité de l’article 6§1 de la Convention, suivant en cela la jurisprudence européenne. Dans l’arrêt d’Assemblée Maubleu du 14 février 1996 était requise l’annulation de certaines dispositions d’un décret, considérées, entre autres, contraires à l’article 6 §1 de la Convention. Le juge administratif va reconnaître l’applicabilité de cet article, mais surtout tel qu’interprété par la CEDH. L’arrêt L’Hermite du 30 décembre 1996 confirme la jurisprudence Maubleu, en ce qu’il reconnaît la violation de l’article 6§1 et adhère explicitement à la jurisprudence dégagée par la CEDH sur le sujet.
Du caractère coercitif des décisions et arrêts de la CEDH dans l’ordre juridique allemand
La République Fédérale d’Allemagne a ratifié la CESDH le 5 décembre 1952. La Convention se situe en ordre juridique allemand au même rang qu’une loi fédérale ordinaire car selon l’article 59, II de la Loi Fondamentale allemande (LF), « les traités réglant les relations politiques de la Fédération (…) requièrent l’approbation ou le concours des organes respectivement compétents en matière de législation fédérale, sous la forme d’une loi fédérale ». Cependant, sa transcription en droit interne n’entraîne pas per se une application directe des décisions et arrêts de la CEDH. Or, la Loi Fondamentale ne contenant aucune disposition concernant la valeur juridique des arrêts d’un organe juridictionnel international, il nous faut nous référer à la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht, BVerfG).
Bien que la Cour, dans une jurisprudence constante, ait reconnu le principe de conformité de la Loi Fondementale au droit international public – Völkerrechtsfreundlichkeit -, et donc celui de l’interprétation conforme du droit allemand, elle a néanmoins refusé dans un premier temps la possiblité d’invoquer devant elle la violation des droits protégés dans la CESDH. Sa justification résidait dans la constatation que selon les termes mêmes de la loi constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgerichtsgesetz, BVerfGG), une plainte constitutionnelle ne pouvait être uniquement motivée par une violation des droits fondamentaux intégrés dans la Loi Fondamentale, mais en aucun cas par une violation de ceux contenus dans d’autres sources. En effet, l’article 90, I de la loi précitée énonce que « chaque personne qui prétend avoir été lésée par le pouvoir public dans l’un de ses droits fondamentaux ou dans l’un des droits contenus dans les articles 20, IV, 33, 38, 101, 103 et 104 de la Loi Fondamentale, peut former un recours devant la Cour Constitutionnelle Fédérale ». Face à la relative rigidité de cette conception, la Cour a fait évoluer sa jurisprudence. Dans la décision Eurocontrol (23 juin 1981), elle énonce que « dans le cadre de sa compétence juridictionnelle, la Cour Constitutionnelle Fédérale allemande doit être attentive au fait que les violations du droit international public, qui résident dans une mauvaise application ou une inapplication de normes internationales par les tribunaux allemands, peuvent mettre en cause une responsabilité internationale, et doivent autant que possible être empêchées ou supprimées. La Cour peut ordonner un contrôle détaillé au cas pas cas ». Ainsi, lorque subsiste le doute que la norme attaquée inclue aussi une violation des obligations internationales de l’Allemagne, la Cour entreprend son examen détaillé.
Enfin, la Cour a fédéré son raisonnement jurisprudentiel progressif en une seule décision. En l’espèce, la décision Pakelli (11 octobre 1985) stipule que le plaignant peut invoquer l’article 2, I (liberté d’agir et liberté de la personne) en relation avec l’article 25 (relatif aux rapports entre droit international public et droit fédéral) de la Loi Fondamentale, dès lors qu’il allègue que la décision d’un tribunal allemand viole une règle générale de droit international public. La décision souligne que « en raison de l’article 25 LF, il apparaît d’ordre constitutionnel que les règles générales de droit international doivent être prises en compte lors de l’organisation de l’ordre juridique interne par le législateur, ainsi que lors de l’interprétattion et de l’application ou la non-application de dispositions de droit interne par l’administration et les tribunaux. Une décision judiciaire affectant les particuliers viole la liberté d’agir, protégée par l’article 2, I, LF. Et ceci indépendemment de savoir si la règle internationale violée établit de par son contenu des droits ou des obligations à l’égard des particuliers, ou bien est uniquement dirigée à l’encontre des Etats ou d’autres sujets de droit international ».
Bien qu’en l’espèce, la Cour Constitutionnelle ait refusé d’admettre une violation de l’article 25 LF, cette décision a montré que le particulier peut, en principe, invoquer un arrêt de la CEDH lors d’une procédure de plainte constitutionnelle. Voilà pourquoi les tribunaux d’instance sont aussi appelés à tenir compte des décisions de la CEDH lors de l’élaboration de leurs propres arrêts ; ils doivent pour ce faire interpréter de façon conforme. Notons cependant que cette obligation découle de la Loi Fondamentale, et non de la CESDH elle-même. En cas de non-observation des décisions et arrêts de la CEDH, le plaignant peut considérer l’interprétation illégale de la convention comme fondement juridique de sa plainte constitutionnelle.
Dans l’ordre juridique allemand, les décisions de la CEDH n’ont donc que pour unique but l’aide à l’interprétation, mais en aucune façon force obligatoire. Néanmoins, la Cour Constitutionnelle pallie cette absence par l’obligation, faite à tous les organes de l’Etat, de prendre en compte la jurisprudence de la CEDH.
Et la récente décision du 14 octobre 2004 de la Cour Constitutionnelle de le rappeler, en précisant explicitement que « tous les détenteurs du pouvoir public allemand sont liés par les décisions de la CEDH » (§45).