A propos des problèmes de droit international liés à l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens, par Marc Atger

La République de Géorgie considère que l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens viole le droit international. Sur la base du rapport CEIIG commandé par l'Union Européenne, cet article propose d'analyser les rôles respectifs du droit interne et du droit international ainsi que leur nécessaire interaction concernant la question de la nationalité.

Le démantèlement progressif de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) a été le théâtre de nombreuses revendications territoriales. C'est à l'issue de l'une d'elles que le 9.04.1991 la République de Géorgie déclare son indépendance et son autorité exclusive sur l'ancien territoire de la République Socialiste Soviétique de Géorgie alors même que l'URSS continue d'exister sur le plan légal. Mais l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud n'ont jamais accepté de se soumettre à l'autorité géorgienne, déclarant très rapidement leur indépendance à l'égard de cet Etat nouvellement créé. La ténacité avec laquelle les protagonistes de cette crise entendent défendre leurs intérêts a donné lieu à de nombreux conflits dont le dernier date du mois d'août 2008. Au cours de cette ultime confrontation les forces sécessionnistes ont été épaulées par la Fédération de Russie transformant les tensions internes géorgiennes en une réelle confrontation internationale opposant la Géorgie à la Russie. A l'issue de cette confrontation l'Union Européenne a voulu faire la lumière sur sur le déroulement du conflit et sur ses origines. Par sa décision 2008/901/PESC du 02.12.2008, le Conseil de l'Union Européenne a donc mis en place une mission d’enquête internationale indépendante sur le conflit en Géorgie (CEIIG). Le rapport fourni par cette mission d'enquête le 30.09.2009, bien que fondé en droit, n'emporte pas de conséquences juridiques. Il y apparaît qu'au début des années 2000, la Géorgie entame un rapprochement avec les pays occidentaux, ce que la Russie de V. Poutine ne peut accepter. Les relations entre les deux Etats vont alors se radicaliser. Le soutien de la Fédération de Russie aux sécessionnistes devient évident. Son seul objectif est de déstabiliser le Géorgie pour empêcher l'extension de l'influence occidentale, entre autres de l'OTAN, aux frontières de la Fédération de Russie. Parmi les différentes provocations énumérées par le rapport de la CEIIG, se dégage la distribution massive de passeports russes en Abkhazie et en Ossétie du Sud. (Vol. I, p. 18). Plus de la moitié des habitants de ces régions possède aujourd'hui la nationalité russe. Ces personnes étaient pourtant des ressortissants géorgiens en vertu de la loi géorgienne sur la nationalité du 25.03.1993. La Géorgie argue que cette politique de naturalisation de ressortissants géorgiens menée par la Fédération de Russie est contraire au droit international. Sur cette question le rapport de la CEIIG semble faire une distinction primordiale entre l'octroi de la nationalité et les effets de cette nationalité au niveau international. Il commence par rappeler le principe selon lequel l'octroi d'une nationalité relève du domaine réservé des États (Vol. II, p. 149) et ne peut donc pas être contraire au droit international, celui ci restant neutre sur cette question. Mais il affirme par la suite que le droit international pose certaines conditions à la licéité de cette politique de « passeportisation » russe (Vol. II, p. 155), semblant alors remettre en cause la précédente affirmation. Ces conditions concernent en réalité seulement la reconnaissance par le droit international des effets de la nationalité octroyée par le droit interne et non sa licéité. La démarche du rapport est la bonne mais sa conclusion est erronée; ni l'octroi de la nationalité russe en tant que telle ni les conséquences de cet octroi ne peuvent être contraire au droit international. L'octroi de la nationalité relève du seul droit interne de l'Etat. Le droit international reste neutre sur ce point. L'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens ne peut donc pas en soi être contraire au droit international (I). Ce n'est toutefois pas parce que l'octroi est licite que toutes les conséquences de cet octroi le seront nécessairement. La souveraineté de la République de Géorgie pourrait selon toute vraisemblance être affectée par le fait que la Fédération Russie naturalise des ressortissants géorgiens vivant en Géorgie. Mais elle ne le sera effectivement que si la nationalité russe de ces individus est reconnue dans les relations interétatiques. Or cette reconnaissance serait un gage de légitimité de la nationalité octroyée et de ses conséquences. Les conséquences de l'octroi de la nationalité russe ne peuvent donc pas non plus représenter des violations du droit international (II). L'étude de l'octroi d'une nationalité met en avant les rapports entre le droit international et le droit interne. Les conditions d'acquisition de la nationalité russe sont déterminées à l'échelle du droit national russe. Mais si la nationalité octroyée par la Russie est reconnue par la communauté internationale, elle peut remettre en cause le lien qui unissait les individus concernés à la Géorgie et de ce fait avoir des conséquences en droit international – sans pour autant constituer une quelconque violation de ce dernier.

I. Le droit international reste neutre concernant les critères qui doivent justifier l'octroi d'une nationalité. Cela s'explique par le fait que la nationalité constitue le rapport juridique particulier qui lie un individu à un Etat. Elle « a ses effets les plus immédiats, les plus étendus et, pour la plupart des personnes, ses seuls effets dans l'ordre juridique de 1'Etat qui l'a conférée » (CIJ, Affaire Nottebohm (2e phase), arrêt, Rec. 1955, 06.04.1955, p. 20). Or, a priori, seules les relations interétatiques sont pertinentes en droit international. C'est pour cette raison que celui-ci reste neutre en ce qui concerne la décision d'un Etat d'octroyer sa nationalité à certaines personnes. Cette conception relayée par le rapport CEIIG se base sur de nombreuses conventions multilatérales. L'article 1er de la « Convention concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité » signée à La Haye le 12.04.1930 énonce qu'il « appartient à chaque Etat de déterminer par sa législation quels sont ses nationaux ». L'article 2 de cette même convention insiste sur ce point. L'article 3§1 de la « Convention européenne sur la nationalité » signée à Strasbourg le 6.11.1997 reprend dans des termes quasi identiques l'article 1er de la Convention de La Haye précitée. La jurisprudence internationale ainsi que le reste de la doctrine semblent partager cet avis. Chaque fois qu'une juridiction internationale s'est penchée sur des questions de nationalité, le propos n'était pas de savoir si un Etat était autorisé à conférer sa nationalité à un individu mais seulement de confronter les conséquences de l'octroi de ce titre avec le droit international. Ainsi en 1923, la Cour Permanente de Justice internationale (CPJI) évoque le fait que « les questions de nationalité sont, en principe, de l'avis de la Cour, comprises dans ce domaine réservé des Etats» (CPJI, Décrets de nationalité promulgués en Tunisie et au Maroc, 07.02.1923, Ser. B, Nr. 4, p. 24). La Cour internationale de Justice (CIJ) exprime cette idée de façon plus explicite encore lorsqu'en 1955 dans l'affaire Nottebohm elle avance qu'il « appartient au Liechtenstein comme à tout État souverain de régler par sa propre législation l'acquisition de sa nationalité ainsi que de conférer celle-ci par la naturalisation octroyée par ses propres organes conformément à cette législation. Il n'y a pas lieu de déterminer si le droit international apporte quelques limites à la liberté de ses décisions dans ce domaine » (CIJ, Affaire Nottebohm (2e phase), in Rec. 1955, 06.04.1955, p.20). Le droit international général n'impose donc aucune règle en ce qui concerne la décision d'un Etat d'octroyer sa nationalité. En l'absence de traités spécifiques sur la question auxquels la Russie serait partie, le droit international ne joue donc aucun rôle dans l'octroi de la nationalité russe. La licéité de l'octroi de cette nationalité à des ressortissants géorgiens ne se détermine qu'au regard de la législation russe. La politique de naturalisation menée par la Fédération de Russie ne peut donc pas, en tant que telle, être contraire au droit international . Cependant la nationalité peut aussi avoir des conséquences sur les relations internationales. L'octroi d'une nationalité par le droit interne russe n'est pas neutre dans les relations qu'entretiennent la Fédération de Russie et la Géorgie. C'est donc au niveau des conséquences de l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens que pourraient apparaître des violations du droit international.

II. Les conséquences directes de l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens ne peuvent pas être contraires au droit international. La Géorgie et le rapport de la CEIIG font état d'actes contraires au droit international en raison de l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens. Ils expliquent que par cette action la Fédération Russie porte atteinte à la souveraineté de la République de Géorgie. Seulement une telle atteinte ne sera portée à la souveraineté de la Géorgie que dans l'hypothèse où la nationalité russe des individus concernés est reconnue par la communauté internationale. Or cette même reconnaissance suffit à légitimer les atteintes dénoncées.

Le principe de la souveraineté étatique, issu de l'articles 2§1 de la Charte des Nations Unies, signifie que les Etats sont indépendants et ne doivent donc être soumis sous aucune forme à la volonté d'autres sujets de droit international (Max Huber, Cour Permanente d'Arbitrage, Affaire Ile de Palmas, Sentence arbitrale, RSA Vol. II, 04.04.1928, p. 8). De ce principe découle l'obligation de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat tiers sans son consentement. Afin d'acquérir la nationalité russe en vertu de l'article 13 §1d de la loi russe sur la nationalité de 2002 il est nécessaire de renoncer à son ancienne nationalité. De plus la Géorgie refuse la double nationalité (Art. 12 §2, Constitution de la République de Géorgie, 24.08.1995; Art. 1§2, loi géorgienne sur la nationalité, 25.03.1993). La possession simultanée de la nationalité russe et de la nationalité géorgienne semble donc impossible. De l'avis du rapport CEIIG, l'octroi par la Fédération Russie de sa nationalité à des Géorgiens remettrait alors en cause le lien qui unit la Géorgie à de nombreux habitants d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud et, ce faisant, interviendrait dans les affaires intérieures de la République de Géorgie. Mais si la Géorgie décide de retirer la nationalité géorgienne aux personnes concernées par l'octroi de la nationalité russe cela signifie que la Géorgie reconnaît cette nationalité russe. La Géorgie, au contraire, conteste la possibilité d'une telle nationalité. Il est difficile de comprendre comment une nationalité qu'un Etat refuse de reconnaître pourrait entraîner le retrait de la nationalité préexistante. Dans une telle hypothèse, les individus seraient dépourvus de toutes nationalités aux yeux de cet Etat – et non de deux. En outre, l'octroi de la nationalité russe à des ressortissants géorgiens fait naître au profit de la Fédération de Russie un droit d'exercer sa protection diplomatique à l'égard des personnes naturalisées. Ce droit pourrait concurrencer celui que possédait la Géorgie à l'encontre d'Etats tiers, voire l'annihiler dans le cas d'un litige avec le Fédération de Russie (Art. 4, Convention concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité, La Haye, 12.04.1930; CIJ, Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, avis consultatif, Rec. 1949, 11.04.1949, p. 186). L'octroi de la nationalité russe a donc selon le rapport CEIIG pour effet de remettre en cause un droit souverain de la Géorgie sur les personnes concernées. Mais ce ne serait en réalité le cas que dans une hypothèse extrêmement précise et objectivement acceptable: si le lien qui unit l'individu à la Russie était reconnu par la communauté internationale comme étant plus effectif que celui qui unit cet individu à la Géorgie (Iran - United States Claims Tribunal, Case No. A/18, Iran - U.S. Claims Tribunal Reports 5 1984, p.251). Cette reconnaissance par la communauté internationale de la primauté de la nationalité russe légitimerait alors la potentielle remise en cause d'un droit souverain de la Géorgie.

Il apparaît alors que c'est par le biais de la reconnaissance de la nationalité russe octroyée à des ressortissants géorgiens que naissent les hypothétiques violations du droit international. Cette reconnaissance signifierait pourtant que l'octroi de la nationalité et ses conséquences sont légitimes. Elle justifierait de ce fait les atteintes portées à la souveraineté de la Géorgie. Pour être reconnu par le droit international, l'octroi d'une nationalité ne doit pas être abusif. Les critères retenus sont alors le consentement de la personne affectée ainsi que l'existence d'un lien effectif entre cette personne et l'Etat de naturalisation (CIJ, Affaire Nottebohm, arrêt, Rec. 1955, 06.04.1955, p. 23). La nécessité du consentement de la personne naturalisée s'explique à la fois par le « droit à une nationalité » issu des Droits de l'homme et par le droit à l'autodétermination. On retrouve cette exigence dans l'article 15 de la « Harvard Draft Convention on Nationality » de 1929. La loi russe sur laquelle se base la politique de naturalisation menée par la Fédération de Russie exige une volonté de devenir citoyen de la Fédération de Russie (Art. 14 §4, loi russe sur la nationalité, 31.05.2002). L'exigence de consentement est donc remplie. Concernant le lien effectif entre l'Etat de naturalisation et la personne naturalisée, différentes positions ont été adoptées. En principe, il ne semble pas nécessaire que la personne concernée réside sur le territoire de l'Etat de naturalisation pour que celle-ci soit considérée comme acceptable (P. WEIS, Staatsangehörigkeit und Staatenlosigkeit im gegenwärtigen Völkerrecht, 1962, p. 8). Cependant, en cas de naturalisation massive les dommages pour l'Etat d'origine des personnes naturalisées sont plus importants, les conditions sont alors plus strictes. Il devient impératif que la personne naturalisée réside dans le pays de naturalisation. Dans le cas d'espèce ce sont des habitants d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud qui sont concernés. Le lien avec la Fédération de Russie n'est donc pas suffisamment effectif pour permettre une reconnaissance par le droit international de la nationalité russe de ces personnes. L'absence de reconnaissance par le droit international de la nationalité russe de certains ressortissants géorgiens emporte la conséquence qu'il n'y a aucune violation de la souveraineté géorgienne. En effet, il n'y a pas de situation de double nationalité obligeant la République de Géorgie à retirer la nationalité géorgienne aux individus concernés ni d'atteinte au droit à la protection diplomatique de la Géorgie sur ces individus. La nationalité russe de ces individus n'est pas nulle pour autant, seulement elle ne produit pas d'effets en dehors des frontières russes.