A propos du contrôle constitutionnel des actes communautaires dérivés et hiérarchie des normes, par Florine De La Forest Divonne

La Cour constitutionnelle fédérale allemande, confrontée à la question du contrôle de constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive, rappelle dans l’ordonnance du 13 mars 2007 sa jurisprudence constante. Depuis 1986 elle se déclare par principe incompétente pour un tel contrôle, optant pour une coopération avec le juge communautaire. La France, longtemps silencieuse, a adopté depuis 2004 une position similaire. Quelles en sont les conséquences sur la hiérarchie des normes ?

Les Etats, en adhérant aux Communautés européennes, ont accepté d’abandonner une partie de leur souveraineté en se soumettant aux exigences européennes. Guidée par la volonté d’assurer une uniformisation efficace de l’ordre juridique communautaire, la Cour de Justice des Communauté européenne consacre la primauté du droit communautaire sur les ordres juridiques nationaux (CJCE 15 juillet 1964 Costa/Enel). La Cour énonce « que le droit du traité ne pourrait, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ». Les Etats sont contraints de faire primer le droit communautaire sur toutes normes internes, y compris sur la norme constitutionnelle. Cette exigence est renforcée quelques années plus tard dans l’arrêt du 17 décembre 1970 « Handelsgesellschaft » où la Cour rappelle que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un Etat membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet Etat ». Les exigences communautaires sont alors claires : les juridictions nationales suprêmes se doivent de refuser de contrôler la constitutionnalité d’un acte communautaire dérivé. Les juridictions françaises et allemandes vont-elles se plier à cette exigence ? Quelles conséquences a la position adoptée par ces Etats sur la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne? Malgré une jurisprudence dégagée dès les années soixante-dix, la question du contrôle de constitutionnalité des actes communautaires dérivés reste d’actualité comme le prouve l’ordonnance de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 13 mars 2007. Celle-ci reprend la position traditionnelle du juge allemand en la matière, mais illustre plus particulièrement la réserve posée par la Cour. Celle-ci précise l’attitude à adopter dans le cas d’une transposition d’actes communautaires dérivés qui ne seraient pas dotés d’un effet contraignant. Les attitudes française et allemande peuvent se synthétiser ainsi : les tribunaux suprêmes français et allemands optent pour une incompétence de principe pour contrôler la constitutionnalité du droit communautaire dérivé (I) mais posent tous deux une réserve, garante du respect des principes constitutionnels dans l’ordre juridique interne (II). Un principe commun: le refus de contrôler les actes de droit communautaire dérivé La jurisprudence allemande peut être considérée comme précurseur en matière de contrôle constitutionnel des actes de droit communautaire dérivé: très tôt le juge constitutionnel allemand s’est déclaré par principe incompétent. Le juge français est quant à lui longtemps resté réservé, avant d’adopter récemment une position très proche de celle du juge allemand. Une prise de position rapide de la Cour Constitutionnelle fédérale allemande, témoin de la volonté de se conformer aux exigences communautaires Dans l’ordonnance du 13 mars 2007 la Cour Constitutionnelle fédérale allemande rappelle la position qu’elle adopte désormais de manière constante lorsqu’elle est saisi afin de contrôler la conformité d’un acte communautaire dérivé avec les dispositions de la Loi Fondamentale allemande: elle se déclare par principe incompétente et considère le pourvoi irrecevable. Ce principe découle d’une construction jurisprudentielle en plusieurs étapes. Tout d’abord dans l’arrêt Solange I du 29 mai 1974 la Cour affirme le principe de la recevabilité des recours contestant la conformité d’un acte communautaire avec la Loi fondamentale allemande sous une condition : le droit communautaire n’offre pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle de la Loi Fondamentale allemande. Le 22 octobre 1986, dans le célèbre arrêt Solange II, la Cour renverse sa position : elle se déclare par principe incompétente pour juger de la compatibilité d’un acte avec le droit communautaire, aussi longtemps que la Communauté européenne offre une protection des droits fondamentaux équivalentes à celles prévue par la Loi Fondamentale allemande. La Cour constate en effet une avancée de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg dans la voie de la protection des droits fondamentaux. Elle affirme ici sa complaisance vis-à-vis du droit communautaire et sa volonté de se conformer rapidement aux exigences européennes. Cette volonté s’est vu renforcée depuis l’arrêt Maastricht du 12 octobre 1993 dans lequel la Cour qualifie expressément la répartition des compétences entre elle et la Cour de Justice des Communautés européennes de « système de coopération ». Tant que la Communauté européenne assure une protection efficace des droits fondamentaux, le juge allemand refuse de remettre en cause la constitutionnalité d’un acte communautaire dérivé. Cette prise de position rapide du juge allemand s’explique par la nature même du système juridique allemand : système fédéral, reposant sur un partage des compétences entre les différents Länder et la fédération qui nécessite le strict respect de la hiérarchie des normes. Une jurisprudence française récente inspirée de la position allemande Jusqu’en 2004, la position française reste figée, ceci dans le but de préserver la primauté de la Constitution française dans la hiérarchie des normes, dégagée par la jurisprudence IVG de 1975. Pendant l’été 2004, le Conseil Constitutionnel est saisi à plusieurs reprises pour contrôler la constitutionnalité de certaines lois transposant des directives communautaires. Un tel contrôle était problématique. En effet selon l’article 66 II de la Constitution de 1958, une directive communautaire ne peut être contrôlée dans l’ordre juridique interne qu’à travers sa loi de transposition. Déclarer une telle loi inconstitutionnelle revient implicitement à juger de la compatibilité de la directive avec le droit constitutionnel national. Dans sa décision du 10 juin 2004, le Conseil se refuse d’opérer un tel contrôle lorsque la loi de transposition se borne à tirer les conséquences d’une disposition inconditionnelle et suffisamment précise d’une directive. Les sages se fondent sur l’article 88-1 de la Constitution en vertu duquel « la République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne ». Ils voient dans cette disposition une obligation constitutionnelle de transposer les directives communautaires que seule une « disposition expresse contraire à la Constitution » pourrait empêcher. Ils déclarent « qu’en l’absence d’une telle disposition, il n’appartient qu’au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droites fondamentaux garantis par l’article 6 du Traité du l’Union européenne ». Comme le commente Mattias Guyomar dans ses conclusions devant le Conseil d’Etat dans l’affaire Société Arcelor Atlantique et autres, le Conseil Constitutionnel interprète l’article 88-1 de la Constitution comme l’expression de la « reconnaissance par le constituant à la fois de l’acquis communautaire et de la valeur constitutionnelle de la participation de la France à la construction européenne ». Cette jurisprudence sera confirmée et précisée par plusieurs décisions ultérieures (DC du 1er juillet 2004, Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, DC du 29 juillet 2004, Loi relative à la bioéthique ; DC du 29 juillet 2004, Loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel ; DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe). Saisi en 2007 d’une demande d’annulation d’un acte règlementaire qui refusait d’abroger des dispositions règlementaires de transposition d’une directive, le Conseil d’Etat a lui aussi été amené à se prononcer sur la question de sa compétence en matière de contrôle du droit communautaire dérivé. La solution qu’il adopte dans l’arrêt Société Arcelor Atlantique et autres du 8 février 2007 se place dans la lignée de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Il tire également de l’article 88-1 de la Constitution une obligation constitutionnelle de transposition des directives et dégage une règle particulière de contrôle de constitutionnalité des actes règlementaires assurant la transposition de dispositions communautaires précises et inconditionnelles. Il recherche tout d’abord s’il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui garantisse de manière efficace « le respect de la disposition du principe constitutionnel invoqué ». Si c’est le cas, le juge administratif opère une translation. Il requalifie les moyens et contrôle la conformité de la directive elle-même avec la règle ou le principe général du droit communautaire. « En l’absence de difficulté sérieuse le juge écarte le moyen invoqué ou dans le cas contraire, il saisi la CJCE, dans les conditions prévues à l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne. » Le Conseil d’Etat exerce ici sa fonction de juge du droit communautaire et répond à l’exigence de coopération avec la Cour de Luxembourg. Près de vingt ans après la célèbre jurisprudence allemande Solange II, Conseil d’Etat et Conseil Constitutionnel, optent eux aussi pour le respect des exigences communautaires et reconnaissent la primauté du juge communautaire, seul chargé de faire appliquer les principes communs aux Etats membres. Pourtant cette coopération des jurisprudences françaises et allemande avec la CJCE n’est pas totale ; elles émettent chacune une certaine réserve. Une réserve, témoin de la supériorité de la norme constitutionnelle sur le droit communautaire La réserve posée par les jurisprudences françaises et allemandes La jurisprudence allemande issue de l’arrêt Solange II, bien que posant le principe de l’incompétence de la Cour, l’assorti d’une réserve. En effet, la Cour ne se déclare incompétente qu’aussi longtemps que le droit communautaire offre des garanties aux droits fondamentaux équivalentes à celles offertes par la Loi Fondamentale. Le Conseil constitutionnel quant à lui refuse de contrôler la conformité constitutionnelle d’un acte transposant une directive communautaire, sauf si celle-ci méconnaît le « noyau dur » des règles constitutionnelles. « L’obligation de transposition cesse d’être constitutionnelle, lorsque le droit communautaire dérivé heurte de front une disposition expresse et spécifique de notre bloc de constitutionnalité » (J-E Schoettl, LPA 18 juin 2004, n°122,p.10). Ces réserves servent le même objectif : elles assurent un ancrage constitutionnel de sécurité. Elles permettent aux juridictions constitutionnelles, lors de circonstances particulières, d’exercer un contrôle à la lumière des droits fondamentaux nationaux. Toutefois leurs étendues ne sont pas identiques. Le Conseil constitutionnel précise l’étendue de cette « réserve de constitutionnalité » dans la décision du 29 juillet 2004. Il s’agit des « dispositions de la constitution française qui ne trouvent pas leur équivalent dans l’ordre juridique communautaire ». Par sa décision du 27 juillet 2006, il précise « que la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ». La formulation employée par le juge français semble plus large que celle pratiquée par le juge allemand. En effet la réserve allemande se limite à la pierre angulaire de la Loi Fondamentale que sont les articles 1 et 20 ainsi que l’article 79 III. Enfin, il est nécessaire d’ajouter, comme le souligne J-E Scoettl dans son commentaire « que la solution adoptée par le Conseil Constitutionnel le 10 juin 2004 est limitée aux dispositions inconditionnelles et précises d’une directive. Lorsque l’acte en cause laisse une marge de manœuvre à la loi, comme c’est normalement le cas pour les directives, le Conseil retrouve la plénitude de sa compétence ». La Cour fédérale allemande adopte une position similaire. Dans l’ordonnance du 13 mars 2007, après avoir considéré que la jurisprudence Solange II s’applique en règle générale au contrôle des actes transposant une directive, la Cour émet une réserve lorsque l’acte de droit interne vise à transposer une norme communautaire dépourvue d’effets contraignants. C’est le cas des dispositions des directives qui laissent aux Etats membres une marge de manœuvre. En l’espèce, la Cour fédérale peut donc procéder au contrôle juridictionnel d’une disposition nationale adoptée dans le cadre de la marge de manœuvre conférée aux Etats et déclarer celle-ci contraire au principe d’égalité de traitement garantie par l’article 3 de la Loi Fondamentale. Quelles sont les conséquences de la réserve émise par l’Allemagne et la France sur la place octroyée à la norme constitutionnelle dans la hiérarchie des normes de ces deux ordres juridiques ?

Le maintien de la suprématie de la Constitution dans la hiérarchie des normes française et allemande La tradition jurisprudentielle française consacre la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne. On en trouve l’illustration dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel IVG du 15 janvier 1975 ainsi que dans la jurisprudence Sarran et Levacher du Conseil d’Etat du 30 octobre 1998. Certains commentateurs ont vu dans le principe dégagé par la jurisprudence du Conseil Constitutionnel à partir de juin 2004 une remise en cause de la supériorité de la Constitution sur le droit communautaire. Une telle interprétation n’est pas acceptable. D’une part parce que le Conseil se fonde sur une disposition constitutionnelle et non communautaire pour justifier sa décision (l’article 88-1 de la Constitution) et d’autre part parce que le Conseil tranche une question de compétence et non de hiérarchie des normes. Au contraire, la réserve émise par le juge constitutionnel renforce la suprématie de la Constitution sur le droit communautaire. De son coté, le Conseil d’Etat en recherchant l’existence d’une règle ou d’une principe général de droit communautaire garantissant une protection des droits fondamentaux aussi effective que celle prévue par la norme constitutionnelle française, ne remet pas en cause la place de la Constitution dans la hiérarchie des normes. Par sa jurisprudence Solange II, l’Allemagne a dès les origines défini clairement une hiérarchie et une limite entre normes nationales et européennes. Elle reconnaît d’une part la primauté du droit européen, mais pose en contrepartie comme seuil minimal de protection les garanties de la Loi Fondamentale.

Bibliographie :  Bulletin « Reflets », information rapide sur les développements juridiques présentant un intérêt communautaire, 2007 n°3 disponible à l’adresse suivante : http://curia.europa.eu/fr/coopju/apercu_reflets/common/recdoc/reflets/20...  Revue trimestrielle de droit européen avril juin 2007: Conseil d’Etat Arrêt du 8 février 2007 Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, conclusion du commissaire du gouvernement Mattias Guyamar,  PFEIFER, Zur Verfassungsmäßigkeit des Gemeinschaftsrecht in der aktuellen Rechtsprechung des französischen Conseil Constitutionnel“ in Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, volume 65 n°2