Résoudre le conflit entre liberté d’expression et ordre public : Analyse de la Décision n.87 du 22 juin 1966 de la Cour constitutionnelle italienne et de l’affaire Dieudonné
[Résumé : L’actualité française, depuis l’interdiction de diverses représentations du dernier spectacle de Dieudonné, s’est canalisée sur un débat autour des limites juridiques possibles au droit fondamental que constitue la liberté d’expression. Cette controverse a eu un écho international, notamment en Italie. Ce qui nous appelle à avoir une réflexion sur la manière avec laquelle un tel sujet est apprécié par les règles de droit italien, la jurisprudence et la doctrine. L’analyse suivante montrera que malgré des normes et des approches divergentes, l’aboutissement juridique peut converger vers des solutions de même portée.]
« Il est nécessaire de défendre et de prendre soin des droits fondamentaux de façon quotidienne, et de s’en rendre digne en ayant l’esprit assez fort pour affronter la lutte le jour où ils seront en danger, ce qui passe par une constante opération de promotion et de protection à travers la valorisation de la culture de la légalité et de la responsabilité, conditions préalables indéfectibles pour garantir démocratiquement le progrès civil et social de la Nation »[1], c’est ainsi que Jemolo dans son œuvre Che cos’è la Costituzione ?, affirme qu’il faut protéger les droits fondamentaux. De fait, cette citation place ces droits à la base de la constitution d’une nation démocratique, et c’est la protection de cette même Nation qui semble être la valeur clef à soutenir. Cette défense passe incontestablement par l’étude des divers principes suprêmes. Lesquels placés au sommet de la hiérarchie des normes, peuvent parfois entrer en conflit. Leur supposée égalité de rang devient alors problématique. Cette difficulté est source de décisions jurisprudentielles, et d’analyses doctrinales très polémiques.
En outre, le droit fondamental qui donne le plus fréquemment lieu à un conflit de droit est assurément la liberté d’expression. Ce droit, « pierre angulaire »[2] de toutes les grandes démocraties modernes, s’oppose régulièrement à la notion d’ordre public, laquelle de par son caractère vaste constitue par ailleurs une notion variable. L’actualité française autour de cette question est « brûlante » depuis l’interdiction du spectacle de Dieudonné. Un débat qui ne semble pas exempter la péninsule italienne.
Dans quelle mesure peut-on assister à un rapprochement des différentes considérations juridiques effectuées par les juges français et italiens dans les décisions associant ordre public et liberté d’expression ?
L’analyse céans effectuée, place la liberté d’expression dans une « balance » avec le principe de l’ordre public. L’article 21 de la Constitution italienne prône la liberté d’expression, et une seule limite textuelle y est apposée. Il s’agit de l’atteinte aux bonnes mœurs. Nonobstant, une apparente amplitude interprétative dont pourrait bénéficier cette notion, les juges italiens la circonscrivent principalement à la sphère sexuelle, et à la pudeur. Néanmoins cet article 21 a fait l’objet d’une interprétation évolutive au fil du temps. Aujourd’hui il ne peut être lu au pied de la lettre, à la faveur d’une dense jurisprudence qui l’accompagne.
La décision numéro 87 de 1966 prononcée par la Cour constitutionnelle italienne est à ce titre particulièrement notoire. En effet, le juge tout en appréciant la légitimité constitutionnelle d’un article du code pénal interdisant la propagande, développe une analyse qui se révèle pleine de nouveautés. Cette courte décision constitue encore aujourd’hui, un des pas majeurs de l’évolution de l’analyse constitutionnelle de l’article 21. Elle permet notamment d’y associer l’ordre public et constitue la naissance d’un nouveau principe fondamental capable de concurrencer la liberté d’expression. Par ailleurs, cette jurisprudence qui pourrait sembler datée n’a jamais été remise en question. Les arrêts successifs en la matière ayant simplement affiné la notion d’ordre public, laissant à cette sentence l’honneur d’être un fondement jurisprudentiel.
Au regard de cette décision constitutionnelle n. 87 de 1966, nous tenterons de faire un parallèle avec la décision française Dieudonné du 9 janvier 2014[3], dans laquelle le Conseil d’Etat français en tant que juge des référés a validé l’interdiction du spectacle de l’humoriste. Dans cette dernière il est rappelé que la notion d’ordre public est un pilier de l’ordre juridique français. Cette décision, qui a été reproduite par le Conseil d’Etat à plusieurs reprises au début du mois de janvier 2014, revêt une importance toute particulière dans la mesure où elle tend à donner au concept d’ordre public de nouveaux contours.
Nous verrons qu’aujourd’hui il n’existe pas un réel pont jurisprudentiel franco-italien, mais que malgré des divergences, un faisceau d’indices en faveur du rapprochement transparaît d’une partie de la doctrine et des pratiques juridiques.
Notre étude consistera donc à décortiquer l’approche italienne de l’ordre public dans la décision n. 87 de 1966, à la lumière d’apports jurisprudentiels et doctrinaux italiens et français plus récents, notamment le cas Dieudonné, ce qui nous permettra de faire corps avec l’actualité. Nous montrerons que les juges français et italiens ont a priori un raisonnement juridique différent mais qu’il est important que chaque élément soit nuancé, car les différences chaque décision s’inscrit dans un espace spatio-temporel susceptible d’être l’explication des divergences d’approche juridique (I). Par la suite nous verrons que la notion d’ordre public dans les décisions constitue le remède pour soigner les mêmes maux rencontrés par les sociétés françaises et italiennes, et que malgré l’emprunt des chemins différents ce sont les mêmes valeurs que les juges entendent protéger (II).
I)L’apparente divergence d’approche juridique des décisions françaises et italiennes
Il semble que les juges français et italiens dans les décisions relatives à l’ordre public et à la liberté d’expression ne prennent pas en considération les mêmes éléments. Toutefois il est important de nuancer le propos en mettant en lumière la présence de différences à la base même des décisions.
A)L’utilisation d’outils juridiques différents pour justifier la primauté de l’ordre public
L’utilisation du risque de troubles à l’ordre public pour atténuer la liberté d’expression est délicate pour les juges français et italiens qui de différentes manières doivent légitimer leurs décisions, pour ne pas être accusés d’abus de droit. Dans la décision italienne de 1966, la légitimation du recours à la notion d’ordre public passe par l’analyse téléologique, alors que dans la récente décision française Dieudonné, il semble que l’argumentation soit plutôt basée sur le contexte social actuel et les tensions susceptibles d’être provoquées par le spectacle de Dieudonné.
Le recours à l’analyse téléologique
La Cour constitutionnelle italienne en 1966 propose de tempérer l’immense amplitude du droit à la liberté d’expression et de réunion. Droit qui jusqu’alors n’était confronté qu’à un fin bornage juridique par crainte du retour du fascisme. A travers cette nouvelle décision, elle va juridiquement légitimer l’idée selon laquelle l’article 21 ne se borne pas à limiter la liberté d’expression simplement dans les cas où elle entre en contraste avec les bonnes mœurs. Mais bien au contraire elle affirme que l’ordre public peut sous certaines éventualités constituer une justification de compression du droit à la liberté d’expression (paragraphe 3 de la décision)[4]. Pour ce faire, elle utilise ce que la doctrine définit comme l’interprétation dissociative qui est un raisonnement intégratif. En d’autres termes, quand elle fait une dissociation, la Cour n’attribue pas de significations linguistiques à un ou plusieurs termes législatifs mais opère une analyse téléologique du champ d’application du cas d’espèce soumis à son appréciation[5]. Ici le juge constitutionnel a clairement recours à cette technique pour permettre de faire apparaître de nouvelles conditions à travers les lignes de l’article 21, et légitimer un éventuel recours à la notion d’ordre public dans ses jugements de constitutionnalité.
En comparant cette décision italienne de 1966 avec l’ordonnance du Conseil d’Etat Dieudonné, on remarque que le juge administratif français n’a pas fait allusion à la volonté du Législateur. Cependant, arrêter la comparaison à ce niveau constitue un raccourci dangereux. En effet il semble important d’effectuer une distinction entre juge constitutionnel et juge administratif. Le juge administratif français n’avait pas besoin d’adopter une interprétation téléologique pour utiliser la notion d’ordre public, il pouvait directement appliquer les règles de droit qui la prévoient. Une telle notion n’étant pas un principe écrit dans la Constitution italienne, les juges constitutionnels italiens pour s’en prévaloir devaient donc avoir recours à ce type de raisonnement. De fait cette différence, ne semble due qu’au simple fait que la Cour constitutionnelle italienne et le Conseil d’Etat français ne réalisent pas le même type de contrôle. Par ailleurs, une partie de l’activité du juge constitutionnel français est caractérisée par ce travail interprétatif. En effet, dans certaines de ses décisions le Conseil constitutionnel prend en compte des principes non-écrits. Il a par exemple fait évoluer la notion d’égalité, dans sa décision du 29 décembre 2009 Taxe Carbone, dans laquelle il ne sanctionne pas le caractère discriminatoire de la loi mais l’absence de liens directs entre les différences de traitements que posait la loi et ses objectifs.
Le juge italien légitime son recours à la notion d’ordre public par l’analyse téléologique, ce que le juge français dans l’affaire Dieudonné ne fait pas. Toutefois le Conseil d’Etat français réalise également un travail de légitimation de l’application de la notion d’ordre public, en se basant sur des éléments factuels contemporains à la décision.
Le poids différent donné au contexte social
Les juges italiens dans la décision de 1966 et les juges français dans l’ordonnance Dieudonné ne semblent pas se placer dans le même rapport au présent. D’un côté les juges constitutionnels émettent une décision généraliste (se référant à des cas hypothétiques[6]) alors que les juges français se réfèrent simplement à un cas concret. En effet la Cour constitutionnelle ne semble pas donner une importance particulière au contexte social. Elle n’illustre pas son propos d’exemples d’atteinte à l’ordre public déjà survenues au cours des années précédentes. La position du juge administratif français dans l’affaire Dieudonné est tout autre. Le trouble à l’ordre public est délimité par l’expression d’un ensemble d’éléments factuels comme l’évocation des « échanges tenus au cours de l’audience publique », « au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été de nature à mettre en cause la cohésion nationale » (paragraphe 6 de l’ordonnance du 9 janvier 2014).
D’autre part, la pression du contexte social général a probablement influencé différemment les juges français et italien. Les prémices des deux décisions comparées sont très différents et la pression sur les juges n’est en aucun cas la même, ce qui donne lieu à deux argumentations différentes. En effet la première décision française du Conseil d’Etat (Dieudonné) intervenait après des mois de controverses politiques et une circulaire du ministère de l’Intérieur, dont un des axes pour l’interdiction reposait sur les jurisprudences relatives à l’ordre public. Toutefois notons que le Conseil d’Etat ne fait pas d’allusion directe à la circulaire du ministre, mais le contexte social semble important et en partie déterminant pour la prise de décision. De plus, en lisant attentivement la circulaire ministérielle, on décèle un parallélisme avec l’argumentation des juges administratifs. La Cour constitutionnelle en 1966, ne fait quant à elle pas allusion au contexte social présent. Toutefois pour contraster le propos, en étudiant l’histoire italienne on s’aperçoit que cette période constitue également le début de troubles terroristes dans le pays, et même s’il n’est pas possible d’affirmer que ce contexte ait contribuer à faire naitre cette jurisprudence il est possible de croire en une certaine influence, même si moins évidente que dans la décision française.
B)L’absence de définition commune de l’ordre public
Les systèmes juridiques français et italiens utilisent la notion d’ordre public, mais sa teneur et sa portée varient.
Un même vocabulaire à la teneur différente
La décision de 1966, affirme que l’article 21 entend limiter la liberté d’expression dans certains cas d’atteinte à l’ordre public. Mais il semble nécessaire de comprendre à quoi correspond un tel concept qui semble être la clef de cette décision et se révèle être une véritable avancée jurisprudentielle en Italie.
La Cour constitutionnelle en 1966, définit l’ordre public comme l’ordre légal établie[7], ce qui reste assez flou. La jurisprudence s’est par la suite affinée, et s’est orientée vers une des deux conceptions de l’ordre public. En effet la doctrine tend à distinguer d’une part l’ordre public “idéal” représentant l’ensemble des principes inspirant et légitimant les activités de police administrative et constituant une limite aux libertés civiles et politiques comme par exemple la liberté d’expression, on peut le définir comme l’ordre moral, l’ordre à l’intérieur des consciences. D’autre part l’ordre public « matériel et extérieur », défini par Maurice Hauriou comme l’ordre de la rue, des lieux publics. Cette seconde option, extrêmement liée à la notion de sécurité publique, semble être celle que la jurisprudence constitutionnelle a choisi, comme l’illustrent les décisions n.162 de 1990 et n.290 de 2001. Dans certaines décisions italiennes, les juges utilisent des expressions française comme la « paix publique » ou bien à « l’ordre de rue » en lien avec l’ordre public ce qui renforce l’idée de lien avec la sécurité publique, la sécurité urbaine. Au contraire, en France et notamment dans la décision Dieudonné, la première définition de l’ordre public semble prévaloir.
La notion italienne semble être basée sur des contours plus concrets, laissant probablement moins de place à la discrétion des juges (ou au détenteur du pouvoir de police administrative). Par exemple lorsque les pouvoirs publics soupçonnent grâce à des indices évidents que certaines manifestations n’ont rien à voir avec une quelconque méthode démocratique de participation à la vie civile, et sont susceptibles de dégénérer facilement car les individus y sont manipulés, ils peuvent procéder à l’interdiction ou à la limitation de la manifestation. Entre autre, s’il est évident que l’unique objectif d’un cortège n’est pas d’exercer le droit constitutionnel à la libre réunion ou à la libre manifestation, mais de porter atteinte à la sécurité publique et au caractère passif de la vie en communauté. « Les entendements criminels constituent des indices symptomatiques d’une volonté préalable de participer à des affrontements violents ».[8] L’exemple illustrant le mieux le caractère prévisible d’une manifestation dangereuse est celui des manifestations lors de la tenue du G8 en juillet 2001 à Gênes, avec la convergence vers cette ville, de groupes anarchistes et antagonistes. Le tout s’étant soldé par de nombreux incidents malgré la mise en place d’un important dispositif de service d’ordre. Dans ce cas les autorités ont la possibilité mais aussi le devoir (obligation positive) de prendre des mesures pour restreindre les manifestations, en utilisant la notion d’ordre public. Celle-ci tend donc clairement à garantir une certaine sécurité urbaine. Dans le cas français, et notamment la décision Dieudonné, de telles évidences ne sont pas détectables, et l’appréciation des juges relative à l’évaluation des risques lors des représentations de Dieudonné est source de contestations. Cette partie de la décision française a d’ailleurs suscité de vives critiques, une partie de la doctrine ayant fait remarquer que jusqu’alors aucun trouble à l’ordre public n’avait été à déplorer. Des interrogations se posent, à savoir s’il s’agit d’une décision préventive ? N’y-a-t-il pas une pas de discrétionnalité dans l’appréciation des juges de la probabilité de troubles à l’ordre public ?
L’extension de la notion
Il ne semble pas que le respect de la dignité humaine puisse être garanti, par l’article 21 de la Constitution, notion qui n’a d’ailleurs jamais été associée par le juge italien au respect de l’ordre public.
Dans la décision Dieudonné, la plus haute juridiction administrative française, intègre la notion de dignité humaine, dans son concept d’ordre public. Déjà, dans sa décision, commune de Morsang-sur-Orge, en date du 27 octobre 1995[9], cette juridiction avait considéré le respect à la dignité humaine comme une composante de l’ordre public. Toutefois, il s’agissait d’un rapport physique à la dignité des personnes, puisque les juges considéraient que « le jeu » consistant à lancer des nains portait atteinte à la dignité des personnes de petite taille. Dès lors, la doctrine s’était divisée, car pour certains, le consentement du nain, entrait directement en opposition avec l’idée selon laquelle sa dignité aurait pu être atteinte. La nouvelle décision du Conseil d’Etat, va de nouveau réveiller les conflits. Car la dignité humaine a pris une dimension morale. Pour certains, le contraste avec la liberté d’expression devient ainsi trop grand. De tels éléments sont tout à fait absents de la décision italienne de 1966, et d’ailleurs de toutes les décisions successives relatives à l’ordre public.
Toutefois, selon la Constitution italienne la loi ne peut jamais violer les limites imposées par le respect à la personne humaine. Selon La Pira, le respect de la personne humaine constitue la base sur laquelle s’est édifiée la Constitution italienne.[10] De nombreux auteurs de doctrine s’accordent à donner à cette notion de dignité humaine une valeur « superconstitutionnelle ».[11] Ces éléments pourraient laisser croire à la possibilité pour les juges italiens de formuler une décision reprenant les mêmes idées que celles du juge français. Malgré cela en étudiant les jurisprudences françaises et italiennes il semble que les juges n’apprécient pas de la même manière la notion censée être un principe fondamental du droit européen (soit avoir la même valeur dans les différents Etats européens). En effet, le juge italien paraît en faire une notion moins abstraite et par conséquent moins large, comprenant la dignité dans le travail, dans le fait d’avoir un logement décent, tandis que le juge français semble être sur un autre versant et utilise la notion pour protéger l’identité même de l’Homme, les atteintes aux valeurs morales humaines qui régissent la société depuis la fin de la seconde guerre mondiale et le développement du droit des Droits de l’Homme. On peut clairement identifier les racines de la conception jurisprudentielle française dans l’article 1 du préambule de la Constitution de 1946 [12].
La décision italienne de 1966 et l’ordonnance du Conseil d’Etat Dieudonné, présentent des divergences évidentes, que ce soit du point de vue du raisonnement juridique, des outils utilisés et ce jusqu’à la définition d’ordre public. Toutefois sur bien des points, les juges italiens et français protègent les mêmes valeurs et les mêmes droits.
II)Le fond des décisions : un faisceau d’indices permettant de croire à un possible rapprochement jurisprudentiel
Malgré les définitions différentes de la notion d’ordre public, Il semble que la volonté des juges français et italiens soit de garantir les mêmes valeurs. Comme nous l’avions entériné en introduction, le maintien de la stabilité de l’Etat est un principe qui semble guider le juge quand il doit apprécier une situation.
A)La protection des mêmes valeurs fondamentales
L’ordre public au secours de la cohésion sociale
La décision de la Cour constitutionnelle italienne de 1966, évoque le fait que la répression de l’extrémisme politique (à travers certains types de propagandes) se justifie par la nécessité de protection des valeurs démocratiques, notamment des institutions. Les juges constitutionnels y affirment que l’interdiction de la propagande pourrait être constitutionnelle, et donc ne pas constituer une atteinte illégitime à la liberté d’expression (toutefois dans le cas d’espèce la norme est censurée par rapport à la Constitution simplement parce que les actions qu’elle vise à interdire ne constituent pas une mise en péril des valeurs précédemment évoquées)[13]. Par ailleurs, cette même décision, tout en pesant la force de la liberté d’expression face à d’autres principes constitutionnels apporte une autre nuance. En effet l’argumentaire des juges tend à faire admettre qu’une certaine forme de propagande ne s’inscrit pas dans l’exercice du droit à exprimer sa propre pensée. Eu égard au fait qu’elle comporte également une incitation à agir. Selon les juges cela outrepasse le cadre de la liberté d’expression.[14]
En revanche dans le cas d’espèce, l’article du code pénal qui sera déclaré illégitime, punit quiconque diffuse une idée contre le sentiment national. La Cour prétend bien que ce sentiment de cohésion nationale est une perception que partage la majorité des citoyens, mais que le simple fait de ne pas le partager ne constitue pas une atteinte à la Nation et ne reflète que l’expression de la liberté d’expression (cf. note 13). Par conséquent, le fait de ne pas être d’accord avec le sentiment de partager les mêmes valeurs nationales ne peut pas être condamné, cependant il ne faut pas que les moyens de diffusion et les comportements les accompagnant remettent en cause la cohésion nationale.
Le recours de cette décision, mais également de nombreux arrêts de jurisprudence italienne à la notion de vie en communauté et de Nation, donne un écho tout particulier à l’ordonnance du Conseil d’Etat français en date du 9 janvier 2014 (Dieudonné)[15]. Effectivement cette dernière constitue la première utilisation par la jurisprudence administrative française de la notion de cohésion sociale. Un terme qui a donné lieu à diverses polémiques. Même si la notion n’a pas de définition unanime il semble, comme l’évoque le professeur Philippe Cossalter, que les conseillers d’Etat fassent allusion à la conception d’Ernest Renan, dans son discours à la Sorbonne Qu’est-ce qu’une Nation ? : « La nation ne peut exister que par l’effacement aux yeux de l’Etat, de toute différence ethnique. » Ce concept vise à construire une certaine unité de l’Etat. Par conséquent, il paraît que le juge administratif français tout comme le juge constitutionnel italien prêtent une attention toute particulière aux éventuels risques de fêlures de l’unité nationale.
La réaffirmation permanente selon laquelle « la liberté est la règle et la mesure de police l’exception »[16]
Il est nécessaire d’ajouter au raisonnement précédemment effectué que le simple fait qu’un comportement puisse mettre en péril l’ordre public, ne permet pas de légitimer toutes les mesures adoptées pour s’y opposer. En effet, pour comprimer le droit à la libre manifestation de la pensée, il est généralement impossible d’invoquer seulement la tutelle d’un intérêt constitutionnel, mais il est nécessaire que le comportement interdit présente également un contenu immédiatement offensant du bien protégé.
Dans sa décision n.87 de 1966, la Cour constitutionnelle italienne revendique formellement cette idée. Les magistrats dans ce cas évoquent l’exigence de proportionnalité de la mesure restrictive de liberté par rapport au type de manifestation de la liberté d’expression comportant des risques. De façon pratique, pour que la mesure prise par les autorités soit considérées comme légitime, il est nécessaire que l’intérêt public présente un bénéfice majeur par rapport au sacrifice de la liberté d’expression ou de réunion. Le juge dans son appréciation procède donc à un test de proportionnalité afin de savoir si la mesure est adaptée. Quand le juge constitutionnel comme dans notre exemple se trouve face à une loi restrictive de la liberté d’expression au nom du maintien des institutions, il doit apprécier que la méthode utilisée par le Législateur soit la seule et surtout la moins restrictive pour parvenir à cet objectif. La même conception est reprise par la décision du Conseil d’Etat français Dieudonné, « que les atteintes portées pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées », cet arrêt rappelle la jurisprudence Benjamin (CE 19 mai 1933), et s’inscrit de ce point de vue dans sa droite ligne. Par conséquent, il est rappelé que la liberté d’expression reste un droit fondamental, et que l’invocation de l’atteinte à l’ordre public ne peut prévaloir que dans des cas limités.
Sur le point de l’incitation à agir et de la propagande, un débat pourrait également être ouvert. Les juristes italiens pourraient avoir fourni un justificatif supplémentaire aux autorités françaises dans cette affaire Dieudonné, quand dans leur décision ils expliquent qu’au-delà de la liberté d’expression l’incitation à commettre certains actes était le point répréhensible. En effet en France, plus que des risques de débordements lors de la représentation, des actions antisémites par fanatisme envers Dieudonné pourraient être envisagées. L’appréciation de tels risques semblent par ailleurs plus facile à démontrer, étant donné les manifestations et les sentiments de haine s’étant multipliés notamment sur internet.
B)Les éléments externes aux décisions des juges nationaux susceptibles de faire converger les jurisprudences
L’invitation du président de la République italienne à copier la jurisprudence française
Lors de son discours annuel du jour de la mémoire, le Président de la République italienne, Giorgio Napolitano a explicitement fait un appel du pied aux juges italiens, les invitant à reproduire les décisions françaises[17]. Le Président s’insurgeait contre un climat délétère envers les juifs qui s’est instauré dans la péninsule. Malgré tout, la jurisprudence italienne est toujours restée sur ses gardes et rappelle que les mesures de restriction doivent être exceptionnelles. Le Président de la République en Italie n’a pas de réels pouvoirs de police administrative. Le pouvoir de police administrative depuis le décret du Président de la République du 24 juillet 1976 n.616 est principalement aux mains des régions. L’ensemble des décisions prisent par le Président de la République, doit obtenir le contreseing du ministre responsable et les textes ayant une valeur législative doivent également être contresignés par la Président du Conseil (Chef du gouvernement). Toutefois il est indiscutable qu’il constitue une autorité morale qui doit être respectée, par conséquent sa parole est susceptible d’engendrer des changements.
Le lien de la France et de l’Italie à l’interprétation faite par la CEDH de l’article 10 de la CEDH
A l’ensemble s’ajoute le fait que la France et l’Italie soient parties à la Convention Européenne pour la sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales (plus loin CESDH) qui garantit notamment à son article 10 le droit à la liberté d’expression. Les Etats membres doivent en conséquence, se conformer aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (plus loin CEDH). Cette dernière considère que l’exercice du droit à la liberté de réunion et d’expression, ne peut être objet d’autres limitations que celles prévues par la loi. Tout en ajoutant que les possibilités législatives doivent être limitées à des mesures nécessaires, pour la sécurité nationale, pour la défense de l’ordre et pour la prévention des délits, ainsi que pour la protection de la santé ou de la morale ou pour la protection des droits et des libertés d’autrui. Selon la CEDH, ce droit à la liberté de réunion et d’expression étant fondamental, il ne peut être sujet à une interprétation restrictive. La Cour de Strasbourg considère quelquefois possible d’adopter des mesures d’ordre public compte tenu du danger d’agression favorisé par les effets de masse.[18]
La possibilité d’une sanction de la CEDH envers la France, pour l’approche développée par le Conseil d’Etat français par rapport à la notion de « cohésion sociale » au vu des précédentes remarques est probable. Il semble que la décision italienne de 1966, mais également la notion d’ordre public vue en parallèle avec la sécurité publique, soit en accord avec ce que considère la CEDH aujourd’hui.
BIBLIOGRAPHIE :
Ouvrages, articles et contributions :
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-Catalisano Giovanni, (22 juin 2010) Dignità umana e diffamazione a mezzo stampa,
-Corrado Caruso(23 octobre 2012) Tecniche argomentative della Corte costituzionale e libertà di manifestazione del pensiero, (Chercheur Université de Bologne),
-Cossalter Philippe (12 janvier 2014) Affaire Dieudonné : un cas d’école Revue générale du Droit (professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas),
-Crisafulli Vezio (1970) Lezioni di diritto costituzionale vol.1 Introduzione di diritto costituzionale italiano,
-Jemolo Arturo Carlo (1946) Che cos’è la Costituzione Donzelli (réédité en 1996)
-Monaco Giuseppe (2009) La Tutela della dignità umana: sviluppi giurisprudenziali e difficoltà applicative,
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-Renan Ernest, (1882) Qu’est-ce qu’une Nation Pierre Bordas et fils édition 1991 collection Littérature vivante,
-Rolin Frédéric (2014) L’ordonnance Dieudonné du Conseil d’Etat: une décision logique dans le contexte contemporain de la liberté d’expression Dalloz,
-Ruggeri et Spadaro (1991) Dignità dell’uomo e giurisprudenza costituzionale (intervento all’incontro di studio su Gli atti normativi di Governo a Ferrara Giappichelli Torino 1992
-Tesauro A. (2009) Il bilanciamento degli interessi tra Legislatore penale e Corte costituzionale : spunti per un’analisi meta-giurisprudenziale Rivista Italiana di Diritto Penale n. 1 de 2009 page 145
Jurisprudence
-Décision de la Cour constitutionnelle italienne n.87 du 22 juin 1966,
-Décision de la Cour constitutionnelle italienne n. 84 du 2 avril 1969,
-Décision de la Cour constitutionnelle italienne n 407 du 10 juillet 2002,
-Ordonnance du Conseil d’Etat Français (juge des référés) n. 374508 du 9 janvier 2014 :
Dieudonné
-Décision du Conseil d’Etat français du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, (GAJA)
-TAR (tribunal administratif régional) Ligurie à Gênes (Liguria a Genova) 26 avril 2003 et 13 mars 2008
-CEDH décision du 24 mars 2011 Giuliani et Gaggio contre Italie (n°23458/02)
Sitographie
-Cour constitutionnelle italienne (www.cortecostituzionale.it)
-Cour de Cassation italienne (www.cortedicassazione.it)
-Conseil d’Etat français (www.conseil-etat.fr)
-Conseil d’Etat italien (www.giustizia-amministrativa.it)
-Ipsoa (banque de données) (www.ipsoa.it)
-Altalex (www.altalex.com)
[1] Extrait de Che cos’è la Costituzione originalement : « occorre difenderli e custodirli quotidianamente rendendosene degni, avendo l’animo abbastanza forte per affrontare la lotta il giorno in cui fossero in pericolo, passa attraverso una costatante opera di promozione e cura mediante la valorrizzazione della cultura della legalità e della responsabilità, precondizione indeffetibile al fine di poter garantire, il progresso civile e sociale della Nazione ».
[2] Décision de la Cour constitutionnelle italienne n. 84 du 2 avril 1969
[3] Conseil d’Etat français, ordonnance Ministre de l’intérieur contre Sté Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala
[4] “la tutela del buon costume, espressamente richiamata dall’art 21 della Costituzione, non costituisce il solo limite alla libertà di manifestazione del pensiero”que nous pourrions traduire: La garantie du respect des bonnes moeurs, à laquelle il est expressement fait référence à l’article 21 de la Constitution, ne constitue pas la seule limite à la liberté d’expression (…)
[5] A. Tesauro, “Il bilanciamento degli interessi tra Legislatore penale e Corte costituzionale : spunti per un’analisi meta-giurisprudenziale”, dans Rivista Italiana di Diritto Penale, n. 1 2009 page 145
[6] « due ipotesi di propaganda le quali peraltro sono quelle che hanno rilevanza ai fini della decisione » que nous pouvons traduire : deux hypothèses de propagandes qui sont celles ayant une importance aux fins de la décision.
[7] « E tutela infine il mantenimento dell’ordine pubblico considerato come ordine legale costituito » nous traduisons: garantit enfin le maintien de l’ordre public considéré comme l’ordre légal établi” (paragraphe 4 de la Décision)
[8] TAR (tribunal administratif régional) Ligurie à Gênes, 26 avril 2003 puis autre décision 13 mars 2008
[9] Décision du Conseil d’Etat français du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, GAJA (Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative) 18ème édition
[10] A. Ruggeri et A Spadaro, Dignità dell’uomo e giurisprudenza costituzionale, (1991) page 347
[11] A. Ruggeri et A Spadaro, Dignità dell’uomo e giurisprudenza costituzionale, (1991) page 347
[12] Article 1 du préambule de la Constitution française de 1946 « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »
[13] « ma è pur tuttavia un sentimento (...) fa parte esclusivamente del mondo del pensiero e delle idealità”nous traduisons: il s’agit toutefois d’un sentiment (...faisant) exclusivement partie du monde de la pensée et des idéaux paragraphe 5 de la décision)
[14] « siffatta propaganda appare dunque in rapporto diretto ed immediato con un azione (...)”: nous traduisons un telle propagande apparaît par conséquent en rapport direct et immédiat avec une action (paragraphe 4 de la décision.)
[15] Le Conseil d’Etat, se trouvait ici dans le cadre d’une procédure d’urgence (Juge des Référés)
[16] Monsieur Michel, commissaire au gouvernement dans la circonstance de l’arrêt Benjamin (CE 19 mai 1933)
[17] « sul piano giudiziario e della tutela dell’ordine pubblico e della convivenza civile, si puo’, già oggi e si deve intervenire (...) Per citare un altro grande paese-anche a conferma di come vecchi veleni circolino in tutta Europa- ricordero’ l’ordinanza recente del Consiglio di Stato francese che ha convalidato il divieto di uno spettacolo (...) nous traduisons: sur le plan juridique e de la garantie du respect de l’ordre public e de la vie en communauté, déjà aujourd’hui nous pouvons et nous devons intervenir (...) pour citer un autre grand pays- mais aussi pour montrer que de vieux poisons circulent dans toutes l’Europe- je rappellerais l’ordonnance du Conseil d’Etat français qui a validé l’interdiction d’un spectacle (...)
[18] CEDH décision du 24 mars 2011 Giuliani et Gaggio contre Italie n°23458/02