ROYAUME UNI - Le principe de promissory estoppel de Common Law à l’épreuve du droit français, par Kelly VALCH
Section 90 Second Restatement of contracts. « Si le promettant doit raisonnablement envisager que sa promesse engendrera ou induira, chez le bénéficiaire de la promesse ou chez un tiers, une action ou une abstention d’agir, de caractère clair et substantiel et que de fait, elle entraîne une telle action ou abstention, le promettant se trouve obligé par sa promesse si l’injustice ne peut pas être évitée autrement. Le remède accordé peut être limité dans la mesure où la justice l’exige ».
Selon Socrate : « L’homme est libre de dire et de se dédire ». Toutefois, lorsqu’ une personne s’engage envers une autre, des obligations mutuelles naissent et il n’est pas toujours bienvenue de se rétracter. Ce principe de consensualisme veut que ce ne soit pas tant la volonté elle-même qui marque la naissance de l’obligation, mais l’expression de cette volonté, sa communication à autrui qui aura placé toute sa confiance dans les paroles ainsi exprimées. En Common Law, la notion de « reliance » dépasse la notion de confiance. Elle renvoie au comportement du créancier ayant agi sur le fondement d’une promesse ou d’un contrat. On peut la traduire par la notion de « confiance légitime ». Ces concepts de confiance, de confiance légitime, de reliance, de legitimate expectations, et estoppel, sont présents dans de nombreux systèmes juridiques mais sont souvent appliqués de manières très variées. Toute une doctrine s’y est déployée qui est celle de l’estoppel dépassant les notions de reliance ou de legitimate expectations. L’esprit fondateur de l’estoppel, que l’on retrouve dans les différents systèmes juridiques même si les conditions et effets sont différents, est celui selon lequel une personne ne peut plus se contredire lorsque, par son comportement ou ses paroles, elle a suscité la confiance d’autrui. La doctrine de l’estoppel, s’y est principalement développée en droit des contrats, particulièrement en raison de l’exigence d’une considération pour que la promesse soit obligatoire. D’une manière générale, dans le système juridique français comme en Common Law, en l’absence de contrat, une promesse n’est jamais obligatoire sans contrepartie. Ainsi une personne ayant promis quelque chose à autrui, ce dernier se fondant sur la promesse faite, ne peut plus revenir sur sa parole. Toutefois, le système juridique français reste timide face à cette doctrine, car la protection de la confiance est souvent assurée de manière peu spécifique à travers des principes généraux, notamment et surtout celui de bonne foi. En effet, les contours de l’estoppel y sont mal cernés et ce système présente une résistance à l’intégration de cette doctrine. Ces considérations amènent à se demander de quelle manière le principe de Promissory Estoppel, enraciné en Common Law, se traduit-il en Droit Français ?
La doctrine de l’estoppel en Common Law a nettement évolué au cours du 20e siècle. Elle est très encadrée en droit anglais, elle le semble moins en droit américain où la notion de reliance est plus présente. C’est l’article 90 du Second Restatement of Contracts qui prévoit le mécanisme du Promissory Estoppel en droit américain. Mais au fond, le fonctionnement en droit américain du Promissory Estoppel découle du droit anglais en ce qu’il se fonde sur la même doctrine de l’estoppel. Cette doctrine permet, en cas d’absence de considération (c’est à dire la contrepartie au contrat qui est un élément requis pour la formation d’un contrat en Common Law), de combler cette absence par la reliance du bénéficiaire de la promesse (la reliance étant la confiance placée dans cette promesse). Malgré l’absence de considération, une telle promesse donnera naissance à un contrat qui aura quand même force obligatoire. Comme en droit anglais, le Promissory Estoppel de droit américain trouve sa source dans l’Equity et son but premier est bien de remédier à une situation injuste et inéquitable. A ce titre il convient de rappeler que, comme toute institution d’Equity, le juge reste maître à part entière de son application au cas d’espèce. Les similitudes de principe entre droit anglais et droit américain révèlent les origines du Promissory Estoppel de droit américain. Pourtant, le Promissory Estoppel américain diffère du Promissory Estoppel de droit anglais sur un certain nombre de points. En Angleterre, Lord Denning affirmait dans le High Trees case rendu par la High Court que : « The courts have not gone so far as to give a cause of action in damages for the breach of such a promise … ». C’est principalement sur ce point que le Promissory Estoppel américain a dépassé le droit anglais car le mécanisme peut être utilisé non seulement par voie d’exception mais surtout par voie d’action. On comprend donc qu’en droit américain, le bénéficiaire lésé par la confiance qu’il avait placé dans la promesse d’un autre peut agir en justice sur le fondement du Promissory Estoppel pour obtenir réparation sous la forme de dommages et intérêts et plus rarement par l’exécution forcée en nature. La difficulté née de cette utilisation du mécanisme par voie d’action résulte du fait que le juge devra chiffrer le montant des dommages et intérêts. Une somme fondée sur le montant du préjudice pourrait être extrêmement lourde en termes de conséquences financières pour l’auteur de la promesse non respectée. Confronté à cette difficulté, le juge américain a dépassé le concept de reliance au sens de confiance ou expectative pour en dégager un mode de calcul des dommages et intérêts. En effet, pour le juge américain, le montant des dommages sera calculé en fonction de cette reliance et donc en fonction du comportement du bénéficiaire lésé. Les dommages et intérêts pourront donc être limités par le juge aux simples dépenses résultant de la reliance. La définition du Promissory Estoppel qui figure à l’article 90 du Second Restatement of Contracts nous permet d’envisager une autre spécificité de l’institution en droit américain : l’article 90 prévoit expressément un élargissement des hypothèses du recours au Promissory Estoppel. En effet d’après cette définition, le Promissory Estoppel peut bénéficier aux tiers et non seulement au bénéficiaire de la promesse. De plus, l’article 90 prévoit clairement que le Promissory Estoppel pourra s’appliquer lorsque la promesse a induit une absence d’action ayant entraîné un préjudice. Le droit américain est très attaché à un usage efficace et fonctionnel du droit. Ceci explique certainement les évolutions du Promissory Estoppel en droit américain. La codification du Promissory Estoppel dans le Second Restatement of Contracts est une première illustration de cet attachement à un usage fonctionnel de l’institution. Le choix d’un mécanisme de droit par voie d’action révèle également la volonté d’une efficacité du Promissory Estoppel permettant au citoyen américain de bénéficier d’une meilleure protection de ses droits tout en limitant, pour ne pas faire peser un risque financier trop lourd sur l’auteur de la promesse, le montant des dommages et intérêts grâce au recours à la notion de reliance comme fondement au calcul des dommages et intérêts. Le Promissory Estoppel a également été utilisé aux Etats-Unis pour palier l’insécurité juridique résultant de certaines situations juridiques spécifiques au droit des systèmes de Common Law. Le Promissory Estoppel en droit américain a notamment été utilisé pour donner une force obligatoire aux accords nés lors de négociations pré-contractuelles alors que les systèmes de Common Law n’accordent aucune force obligatoire à de tels accords. L’utilisation du Promissory Estoppel dans de telles situations révèle une évolution positive et pragmatique de l’institution en droit américain ayant pour objet une plus grande protection des parties dans des zones du droit où la conclusion d’un contrat avec force obligatoire n’est pas possible (et non plus lorsque le contrat et possible mais qu’il n’y a pas de contrepartie -considération). Enfin, la charge de la preuve pèse sur la personne qui invoque le Promissory Estoppel (soit le bénéficiaire de la promesse soit le tiers). Lorsqu’on se trouve devant le juge il faut pouvoir prouver l’existence : -d’une promesse du défendeur sans contrepartie du demandeur (promise without consideration) -la conscience raisonnable du défendeur que la promesse dont il est l’auteur induirait une action ou inaction du demandeur (la conscience raisonnable s’apprécie au regard du modèle du « reasonable man ») -que l’action ou inaction du demandeur a effectivement eu lieu -que le demandeur s’est fié à la promesse de façon raisonnable (en fonction du modèle du « reasonable man ») -que cette confiance du demandeur l’a poussé à modifier son comportement entraînant un préjudice pour le demandeur (detrimental reliance) Le juge vérifiera si les éléments énoncés sont présents et qu’il n’existait pas d’autre moyen d’éviter l’injustice. Si le juge fait droit à la demande d’Estoppel, il procédera à une évaluation du préjudice et pourra limiter la réparation au remède que la justice exige.
Contrairement au juge américain, le juge français emploie ce principe de manière timide et imprécise, étant donné que le droit français forme avant tout un corps de règles préalablement codifiées. En effet, au nom du principe d’autonomie de la volonté des parties, il démontre une certaine résistance face à cette doctrine de l’estoppel, spécifiquement nommée « principe d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui ». Le droit français ne possède pas de doctrine spécifique et pourtant ne va pas hésiter à protéger la confiance légitime et sanctionner la trahison de celle-ci. Dans cette optique, le juge utilisera les principes généraux de bonne foi ou encore d’abus. L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 8 mars 2005, en est une bonne illustration. Une société avait ouvert un compte bancaire divisé en deux sous-comptes interdépendants, conformément à la clause d’unité de comptes. Néanmoins, la banque s’est comportée pendant en certain temps, comme si les deux sous comptes étaient indépendants avant de changer de comportement et de faire valoir la clause d’unité de comptes. La Cour de cassation débouta la banque par le motif qu’un tel comportement était contraire au principe de bonne foi. Ici, le promissory estoppel aurait pour fonction de protéger la partie lésée qui s’est raisonnablement et légitimement fiée au comportement de la banque. Le promissory estoppel préserverait la sécurité contractuelle de cette partie. La différence entre cette doctrine et le principe de bonne foi, est que l’une condamne la partie qui se contredit et l’autre protège la partie lésée. Par ailleurs, la cause est également un instrument que le juge utilise afin de sanctionner la partie qui se contredit au détriment de son cocontractant. C’est en effet dans le fameux arrêt Chronopost rendu le 22 octobre 1996 que la chambre commerciale de la Cour de Cassation a réputé non écrite la clause limitative de responsabilité contenue dans le contrat de livraison rapide conclu entre la société Chronopost et un client, au motif que réduire de manière excessive la sanction de l’inexécution de l’obligation essentielle de ponctualité souscrite par le transporteur, fondement de l’économie du contrat, « contredisait la portée de l’engagement pris ». Ce recours à l’économie générale du contrat permet au juge de préserver la cohérence contractuelle interne et la confiance légitime du contractant. Un autre instrument juridique utilisé par le juge français pour protéger la confiance légitime est celui du quasi-contrat. Les quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l’homme dont il résulte un engagement quelconque envers un tiers. En effet, le fait qu’un contrat puisse être formé sans même l’accord des deux parties semble contraire à tout principe, notamment celui de l’autonomie de volonté des parties, fondement du socle contractuel. Pourtant, dans l’affaire des loteries publicitaires, la Cour de Cassation se réfère à la notion de quasi-contrat pour contraindre une société organisatrice de jeux publicitaires à exécuter une obligation contraire à sa volonté. C’est en faisant appel à cette notion de quasi-contrat que la Chambre Mixte de la Cour de Cassation, dans un arrêt rendu le 6 septembre 2002, affirme qu’un « organisateur de loterie qui annonce un gain à une personne dénommée sans mettre en évidence l’existence d’un aléa s’oblige, par ce fait purement volontaire, à la délivrer ». Cette décision permet d’élargir les moyens juridiques permettant de protéger la confiance et l’attente légitime des parties à un contrat. En faisant perpétuellement référence aux notions de faute, de bonne foi, d’abus, de fraude et d’apparence afin de protéger la confiance légitime en matière contractuelle, le droit français semble récalcitrant à intégrer le Promissory estoppel en son sein. Cette doctrine confierai au juge un pouvoir peut être trop discrétionnaire et flexible dans l’interprétation du contrat et la volonté des parties qui pourrait, de ce fait, porter atteinte à la liberté contractuelle. Néanmoins, il semble que le droit français présente tout de même une attirance envers celui-ci étant donné sa forte propension en droit des contrats à tenir compte de la confiance légitime, constitutive du principe de force obligatoire du contrat. Cette attirance s’est d’ailleurs manifestée le 6 juillet 2006 à travers un arrêt rendu par la première chambre civile de la cour de Cassation qui s’est, pour la première fois, explicitement référée à l’estoppel. Contrairement à la France, dans les pays de Common Law, l’estoppel constitue une doctrine spécifique représentant la plus grande protection de la confiance trompée. La règle repose sur l’interdiction de profiter de ses propres contradictions. La doctrine de l’estoppel précise qu’il faut avoir créé chez autrui une attente légitime et que l’inexécution de la promesse lui porte préjudice.
Alors que la doctrine du promissory estoppel demeure bien ancrée dans les pays de Common Law, le principe d’estoppel n’est pas intégré en tant que tel au droit français, bien qu’il ait fait une apparition dans une récente décision (Cass.civ.1re, 6 juillet 2006). Le système juridique français semble encore beaucoup trop attaché aux principes généraux qui gravitent autour du contrat, ceci en raison de la force attachée à la doctrine de l’autonomie de la volonté. Le Promissory Estoppel est perçu comme trop flou et trop flexible pour le droit français. Pourtant, le droit français tient à sauvegarder la confiance légitime et le juge n’hésite pas à sanctionner celui qui trahi la confiance légitime de l’autre. Cependant il préfère pour cela utiliser des principes généraux et abstraits afin de régir différentes situations juridiques spécifiques. Ceci reflète toutefois une absence de stabilité juridique, et démontre un risque important d’imprévisibilité et d’interprétation évasive de ces principes généraux du droit. La sécurité juridique s’en trouve atteinte alors que c’est justement la sécurité juridique contractuelle que le droit français entend protéger. Il semblerait dès lors opportun pour la France de se doter d’une doctrine spécifique de protection de la confiance légitime, ce qui lui permettrait d’unifier les différents instruments juridiques auxquels elle a habituellement recours.
Bibliographie :
Ouvrages :
- Restatement (Second) of Contracts - « Concepts and Case Analysis in the Law of Contracts”, Fourth Edition, Foundation Press, de Marvin A. Chirelstein - “ La confiance legitime et l’estoppel”, SOCIETE DE LEGISLATION COMPAREE, de Fauvarque-Cosson.
Sources jurisprudentielles :
- Affaire Golshani, Civ.1er, 6 juillet 2006 - Central London Property Trust Ltd v. High Trees House Ltd (1947). - Cass. Ch Mixte, 6 septembre 2002. - Affaire Chronopost, Cass, com. 22 octobre 1996.
Site internet :
- http://www.oboulo.com/promissory-estoppel-pays-common-law-17243.html