Une analyse comparée de l'immunité de l'arbitre : commentaire de l'Arbitration Act 1996 Section 29 à la lumière du droit français, par Thomas Saint-Loubert-Bié
Le droit anglais, au travers de l’Arbitration Act 1996 Section 29, confère à l’arbitre l’immunité contre les actions en responsabilité civile sous réserve que celui-ci agisse de bonne foi. Si, en droit français, une telle immunité n’est pas prévue par la loi, le juge a néanmoins pu accorder à l’arbitre une protection contre de telles actions. Celle-ci diverge toutefois de celle dont bénéficie l’arbitre en droit anglais, quant à son fondement, mais aussi quant à son degré et son étendue.
L’arbitrage, mode alternatif de règlement des litiges, permet d’éviter une procédure longue et incertaine devant le juge national. Il repose sur un accord de volonté entre les parties aux termes duquel celles-ci s’abstiennent de saisir un juge étatique et se soumettent à la juridiction d’un tribunal arbitral dans un premier temps. En effet, l’interdiction d’accéder à un juge étatique dans le cadre d’une convention d’arbitrage n’est pas absolue, la contestation de la sentence arbitrale devant un juge étant permise à certaines conditions, celles-ci devant toutefois être restrictives afin de ne pas faire perdre son objet au recours à l’arbitrage. En ce sens, l’Arbitration Act 1996 Section 69 permet aux parties d’exclure un tel recours dès lors qu’il porte sur une question de droit. Or, le contrat d’arbitre ne lie pas seulement les parties à l’arbitrage mais aussi les arbitres. En effet, ces derniers reçoivent généralement une rémunération, en contrepartie de laquelle ils sont astreints à rendre une sentence arbitrale. En outre, d’autres obligations incombent aux arbitres, notamment sur la façon dont ladite sentence doit être rendue. Ainsi, en droit anglais, l’Arbitration Act 1996 Section 1 impose aux arbitres d’agir loyalement et impartialement tout en évitant les retards ou les dépenses qui ne seraient pas nécessaires à la réalisation de leur mission. De même, en droit français, il ressort de la jurisprudence qu’il incombe aux arbitres une obligation de « diligence et de respect d’un délai raisonnable » (TGI Paris, 10 janv. 2007, n° 05/17016, inédit). En conséquence, un juge étatique doit pouvoir être saisi dans l’hypothèse de l’inexécution d’une de ces obligations. En droit français, c’est le juge national de droit commun qui sera saisi de l’action judiciaire visant à rechercher la responsabilité civile de l’arbitre dans la mesure où il s’agit de « statuer sur un problème relatif à l'exécution du contrat d'arbitre, qui est non seulement un contrat de droit commun, mais aussi un contrat dans lequel l'arbitre est partie, ce qui ne lui permet pas de statuer, sous peine d'être juge et partie » (Thomas Clay, « Arbitrage et modes alternatifs de règlement des litiges » Recueil Dalloz 2010 p. 2933).
A contrario, la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’arbitre apparaît, de prime abord, plus limitée en droit anglais. En effet, l’Arbitration Act Section 29 portant immunité de l’arbitre dispose : « An arbitrator is not liable for anything done or omitted in the discharge or purported discharge of his functions as arbitrator unless the act or omission is shown to have been in bad faith. […] This section does not affect any liability incurred by an arbitrator by reason of his resigning. » (L’arbitre ne peut être tenu responsable des actions ou omissions commises par lui dans le cours de ses fonctions à moins que la preuve de sa mauvaise foi ne soit rapportée. […] Cette section n’affecte pas la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’arbitre pour les dommages causés du fait de sa démission). Cette affirmation de l’immunité de l’arbitre en droit anglais a été rapprochée d’une consécration comparable dans d’autres pays tel que les Etats-Unis, le Canada ou encore l’Australie, à tel point que l’on a pu parler d’une approche spécifique aux systèmes de common law.
Cette approche a été opposée à celle des pays de droit civil, considérés comme plus réticents à conférer l’immunité à l’arbitre (Nigel Blackaby, Constantine Partasides, Aland Redfern et Martin Hunter, Redfern and Hunter on International Arbitration, 5th edition, Oxford University Press 2009, §5.52). Nous pouvons néanmoins nous demander dans quelle mesure cette distinction permet d’appréhender correctement les différences entre les systèmes anglais et français en matière d’immunité de l’arbitre. En effet, une divergence de fondement n’a pas empêché le droit anglais comme le droit français de consacrer le principe de l’immunité de l’arbitre (I), dont le degré de protection varie dans les deux systèmes selon la nature de l’obligation et la gravité de la faute (II).
I. Les fondements de l’immunité de l’arbitre en droit anglais et en droit français.
Malgré un rejet commun de la nature de la fonction de l'arbitre comme seul fondement de son immunité (A), les deux systèmes ont consacré le principe de cette immunité sur des fondements divergents (B).
A) Un rejet commun de la fonction de l’arbitre comme fondement de son immunité.
Avant même l’Arbitration Act 1996, l’immunité des arbitres était déjà un principe établi en droit anglais. En effet, celle-ci avait d’abord été affirmée par la Chambre des Lords dans Sutcliffe v Thackrah ([1974] AC 727.) au motif que les fonctions exercées par eux sont similaires à celles exercées par les juges étatiques et, qu’en conséquence, les raisons qui justifient l’instauration d’une immunité au profit de ces derniers trouvent également à s’appliquer aux arbitres. En effet, les juges anglais estiment que la protection de l’indépendance de l’arbitre ne serait pas assurée s’ils pouvaient faire l’objet de « représailles » sous la forme d’actions en responsabilité civile. A rebours, la jurisprudence française refuse de faire découler une immunité de l’arbitre de la nature de ses fonctions juridictionnelles. En effet, selon la cour de cassation « les arbitres n'étant investis d'aucune fonction publique et ne pouvant engager la responsabilité de l'Etat énoncée par l'article 505 du code de procédure civile, l'action en dommages intérêts dirigée contre eux en raison de l'accomplissement de leur mission ne peut l'être que dans les conditions du droit commun » (Cass. civ. 2e 29 juin 1960, D. 1960. 262).
Toutefois, l’existence et le fondement de l’immunité de l’arbitre n’allaient pas non plus de soi en droit anglais et ont pu être contestés. En effet, dans un arrêt Arenson v Casson Beckman Rutley & Co ([1975] 3 All ER 901), Lord Kilbrandon, dans son opinion dissidente, avait exprimé le souhait qu’un arbitre se rendant coupable de négligence dans l’exercice de ses fonctions en soit responsable civilement. Par ailleurs, en réponse aux arguments selon lesquels l’immunité de l’arbitre doit découler du fait que ce dernier exerce des fonctions comparables à celles exercées par le juge étatique, celui-ci a également pu soutenir que « l’immunité doit dépendre de l’origine et de la nature de la nomination et non des devoirs que le nominé doit remplir ou la façon dont ces devoirs doivent être remplis ». Dans ce contexte, la Section 29 de l’Arbitration Act 1996 qui consacre l’immunité de l’arbitre met fin à un commencement d’incertitude en la faisant découler de la loi.
B) Une consécration de l’immunité de l’arbitre sur des fondements divergents.
En faisant découler le principe de l’immunité de l’arbitre de la loi et non simplement de la nature de la fonction de l’arbitre, l’Arbitration Act Section 29 rapproche le droit anglais de la théorie selon laquelle le pouvoir juridictionnel de l’arbitre lui est délégué par l’Etat. Selon cette théorie, ce dernier permet à l’arbitre d’exercer une mission qui lui est normalement réservée. Le fait que la loi lui confère une certaine immunité est alors une conséquence logique de cette délégation. Par ailleurs, malgré l’absence en droit français d’une consécration par la loi d’une telle immunité à l’instar de l’Arbitration Act Section 29, la jurisprudence française a également pu développer une protection de l’arbitre comparable à celle existant en Angleterre. En effet, le tribunal de grande instance de Paris a pu affirmer qu’une « action en responsabilité [contre l’arbitre] ne peut pas être substituée aux voies de recours ouvertes contre la sentence ni conférer indirectement au juge étatique un pouvoir de révision de la sentence arbitrale […] il n'entre donc pas dans les attributions du tribunal de grande instance, saisi d'une action en justice de droit commun, d'apprécier le bien ou le mal jugé de la décision des arbitres » (TGI Paris, 13 juin 1990, Bompard, Revue de l’arbitrage 1996, p. 476, 1re décision). Ainsi, si la responsabilité de l’arbitre est bien contractuelle et découle donc d’une inexécution du contrat d’arbitre, une telle inexécution ne sera pas caractérisée par la seule faute simple de l’arbitre dès lors qu’elle est relative à son activité juridictionnelle. Cette immunité, résultat du caractère sui generis du contrat d’arbitre, ne porte donc que sur certaines des obligations de l’arbitre, ce qui nous amène, plus généralement, à nous interroger sur la portée de la protection conférée à l’arbitre en droit français et en droit anglais.
II. Un degré de protection variable selon la nature de l’obligation et la gravité de la faute.
Si l'immunité de l’arbitre a un champ d'application plus large en droit anglais qu'en droit français (A), il reste qu'un certain nombre de situations sont appréhendés de la même manière par les deux systèmes (B).
A) Le champ d’application plus large de l’immunité prévue par l’Arbitration Act Section 29.
A l’inverse du droit français, qui ne confère d’immunité à l’arbitre que pour ses obligations qui découlent de son activité juridictionnelle, l’Arbitration Act Section 29 dispose que l’arbitre ne saurait être responsable civilement pour aucun acte commis au cours de ses fonctions. Le champ d’application de l’immunité de l’arbitre est donc plus large et a vocation à s’appliquer à des obligations pour lesquelles l’arbitre ne bénéficierait pas de la protection en droit français. Ainsi, bien que, en droit anglais, l’arbitre soit tenu d’une obligation de diligence, il a pu être avancé que cette obligation était d’abord morale et ne pouvait donner lieu à des sanctions à l’encontre de l’arbitre (Tamara Oyre « Professional liability and judicial immunity », Arbitration 1998 p. 45). De même, si l’arbitre est bien soumis à une obligation d’agir avec indépendance et impartialité en vertu de l’Arbitration Act 1996 Section 1, la violation de cette obligation ne pourra être sanctionnée que par sa révocation dans les conditions prévues par l’Arbitration Act Section 24, à moins que la preuve de sa mauvaise foi ne soit rapportée. A l’inverse, le juge français considère que l’arbitre est tenu d’une obligation de révéler les liens éventuels qui l’unissent à l’une des parties ; la violation de cette obligation constituant une faute de nature à engager sa responsabilité (TGI Paris 9 déc. 1992, 1ère chambre, 1re section, 9 déc. 1992, RG 18352/90).
Plus généralement, en droit français, l’arbitre est soumis à diverses obligations pour ce qui concerne l’organisation de la procédure. Ces obligations, pour lesquelles il ne bénéficie pas de l’immunité, sont tantôt de moyens, tantôt de résultat. Ainsi, l’obligation de diligence de l’arbitre est de moyens et recouvre notamment le respect de délais raisonnables (Civ. 1re, 17 nov. 2010, n° 09-12.352, Sté CNCA-CEC, D. 2010. 2849, obs. X. Delpech). A l’inverse, l’obligation de solliciter auprès des parties une prorogation des délais est de résultat (Civ. 1re, 6 déc. 2005, n°03.13.116, D. 2006, Jur. p. 274, note P.-Y. Gautier). A rebours, dans toutes ces hypothèses, l’arbitre bénéficiera de l’immunité en droit anglais ; il existe toutefois des cas ou les deux systèmes convergent.
B) Les hypothèses communes d’exclusion de l’immunité de l’arbitre.
En vertu de l’Arbitration Act Section 29, l’immunité de l’arbitre disparaît dès lors que le requérant arrive à prouver que celui-ci a agit de mauvaise foi (bad faith). Ce critère de la mauvaise foi apparaît proche de celui retenu par la jurisprudence française et qui conditionne l’immunité de l’arbitre à l’absence de « preuve d'une fraude, d'un dol ou d'une faute lourde » (TGI Paris, 2 oct. 1985, Rev. arb. 1987. 84, obs. BM.). Plus spécifiquement, la responsabilité de l’arbitre a pu être retenue du fait d’un « manquement incompatible avec la fonction juridictionnelle » (CA Paris, 22 mai 1991, inédit, cité dans le Traité de l'arbitrage international de MM. Fouchard, Gaillard et Goldman, Litec, 1996 n° 1083). En d’autres termes, il doit s’agir d’un comportement intentionnel qui exclut la simple maladresse, soit une faute détachable des fonctions de l’arbitre. La notion de mauvaise foi en droit anglais, quant à elle, n’est pas spécifique à l’arbitrage et a fait l’objet de nombreux développements jurisprudentiels. Ainsi, le juge a pu considérer que la mauvaise foi devait dénoter « la malveillance au sens de rancœur personnelle ou de désir de blesser pour des motifs illégitimes » (Lightman J, Melton Medes Limited -v- Securities and Investments Board [1995] 3 AER 890).
Par ailleurs, l’Arbitration Act Section 29 prévoit une autre limite au champ d’application de l’immunité de l’arbitre en ce qu’elle ne s’applique pas aux dommages causés par sa démission. L’arbitre peut toutefois formuler une requête devant le juge visant à obtenir une exonération de responsabilité en vertu de l’Arbitration Act Section 25. Sur ce point, le droit anglais se rapproche du droit français, en effet, le contrat d’arbitre impose à celui-ci de mener l’arbitrage à son terme. Or, cette obligation ne relève pas de son activité juridictionnelle et n’est donc logiquement pas couverte pas l’immunité. Ainsi, le tribunal de grande instance de Paris a pu juger que “le renoncement d'un arbitre peut, à défaut de justes motifs, engager la responsabilité civile du démissionnaire envers les parties auxquelles son abstention a causé dommage” (TGI Paris, 15 févr. 1995 : Rev. arb. 1996, p. 503, note Ph. Fouchard).
Au total, malgré des fondements opposés, l’immunité conférée à l’arbitre par la jurisprudence française n’est pas si éloignée de celle prévue par l’Arbitration Act Section 29. Néanmoins, des différences subsistent, notamment au regard du degré de protection offert. Or, de telles divergences entre les droits nationaux dans ce domaine demeurent préjudiciables en ce qu’elles sont susceptibles de générer de l’incertitude. Dans ces conditions, la mise en place de principes communs au niveau international est souvent considérée comme une évolution souhaitable.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
- Nigel Blackaby, Constantine Partasides, Aland Redfern et Martin Hunter, Redfern and Hunter on International Arbitration (5th edition, Oxford University Press 2009)
- Eric Loquin « Fascicule d’arbitrage – L'arbitre – Conditions d'exercice – Statut » JurisClasseur Procédure civile 2009
- Philippe Fouchard « Fascicule d’arbitrage commercial international – Tribunal arbitral – Statut des arbitres » JurisClasseur Droit international 1994
Articles
- Thomas Clay « Arbitrage et modes alternatifs de règlement des litiges » (2010) Recueil Dalloz p. 2933
- Hong-Lin Yu “Who is an arbitrator? A study into the issue of immunity” (2009) International Arbitration Law Review p. 3
- Daniel Mainguy « Des délais de l'arbitrage et de la responsabilité des arbitres » (2009) Recueil Dalloz p 538
- Pierre-Yves Gautier, « La responsabilité civile de l’arbitre au regard du temps qui passe » (2006) Recueil Dalloz p. 274
- Gérard Chabot «Engagent leur responsabilité civile les arbitres qui laissent expirer le délai d'arbitrage » (2006) La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 8 p. 1284
- Philippe Théry, « La responsabilité de l’arbitre » (2006) RTD Civ. p. 144
- Hong-lin Yu « Explore the void - an evaluation of arbitration theories: Part 1 » (2004) International Arbitration Law Review p. 180
- Hong-lin Yu “Independence, impartiality and immunity of arbitrators - US and English perspectives” (2003) International & Comparative Law Quarterly p. 935-966
- Tamara Oyre « Professional liability and judicial immunity » (1998) Arbitration p. 45
Législation
Arbitration Act 1996
Jurisprudence
Civ. 1re, 17 nov. 2010, n° 09-12.352, Sté CNCA-CEC, D. 2010. 2849, obs. X. Delpech
TGI Paris, 10 janv. 2007, n° 05/17016, inédit
Civ. 1re, 6 déc. 2005, n°03.13.116, D. 2006, Jur. p. 274, note P.-Y. Gautier
TGI Paris, 15 févr. 1995 : Rev. arb. 1996, p. 503, note Ph. Fouchard
TGI Paris 9 déc. 1992, 1ère chambre, 1re section, 9 déc. 1992, RG 18352/90
CA Paris, 22 mai 1991, inédit, cité dans le Traité de l'arbitrage international de MM. Fouchard, Gaillard et Goldman, Litec, 1996 n° 1083
TGI Paris, 13 juin 1990, Bompard, Revue de l’arbitrage 1996, p. 476, 1re décision
TGI Paris, 2 oct. 1985, Rev. arb. 1987. 84, obs. BM
Cass. civ. 2e 29 juin 1960, D. 1960. 262
Melton Medes Limited -v- Securities and Investments Board [1995] 3 AER 890
Arenson v Casson Beckman Rutley & Co [1975] 3 All ER 901
Sutcliffe v Thackrah [1974] AC 727