Vente en ligne d’objets nazis : l’interdiction française face au Premier Amendement et l’application de la loi nationale dans les litiges liés à Internet (Commentaire des arrêts Yahoo ! v. La Ligue Contre le Racisme), par Aurélie Camard
Le litige opposant la LICRA au fournisseur d’accès à internet Yahoo a fait beaucoup de bruit aux Etats-Unis et en France en ce qu’il pose clairement la question de la compétence des juridictions nationales dans les litiges liés à l’utilisation internationale d’internet ainsi que la question de l’application extraterritoriale des lois nationales. Donner accès à des sites de vente aux enchères d’objets nazis est contraire à la loi française mais ne l’est pas en droit américain. L’interdiction française peut-elle s’appliquer à Yahoo sur le territoire américain sachant que le site américain est accessible aux internautes français via Yahoo France ?
Yahoo! Inc., multinationale domiciliée aux Etats-Unis possédant une filiale en France (Yahoo France), a pour principale activité la fourniture d’accès à internet. Yahoo et son pendant français avaient mis sur leurs sites un lien donnant accès à un site de vente aux enchères sur lequel des objets nazis étaient proposés à la vente et hébergeait d’autres sites donnant accès à des ouvrages tels Mein Kampf.
La Ligue Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) et l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) ont intenté une action en justice contre la société mère Yahoo! Inc. afin d’obtenir une injonction ordonnant à Yahoo de prendre des mesures afin d’empêcher la vente via Yahoo.com d’objets nazis sur le territoire français. Les plaignants avançaient également qu’en offrant un lien pour accéder à Yahoo.com et donc à ces sites de ventes aux enchères, Yahoo France faisait l’apologie du nazisme.
L’action de la LICRA et de l’UEJF était fondée sur l’article R645-1 du Code pénal qui prohibe « le port ou l’exhibition d’uniformes, insignes ou emblèmes rappelant ceux portés ou exhibés par des personnes reconnues coupables de crime contre l’humanité ». Ainsi, le Tribunal de Grande Instance de Paris a-t-il condamné, le 22 mai 2000, Yahoo! Inc. à prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher la consultation, par les internautes français, sur Yahoo.com de sites de vente aux enchères d’objets nazis ou faisant l’apologie du nazisme.
S’il ne pouvait pas imposer à l’entreprise américaine le retrait de l’accès à ces sites (pour des raisons principalement technologiques), le Tribunal a ordonné à Yahoo France de retirer tout accès à de tels sites, Yahoo France étant une filiale soumise à la loi française. Il a également enjoint à Yahoo France d’avertir les internautes que toute consultation de tels sites via Yahoo.com constituait une infraction susceptible de sanctions pénales.
Faisant suite à ce jugement, Yahoo! Inc. a intenté une action devant les juridictions américaines afin que le jugement français se voie refuser l’exequatur aux Etats-Unis, au motif que ce jugement, bien que conforme à la loi française, violait la liberté d’expression telle qu’envisagée par le droit américain, qui l’érige au rang de principe fondamental protégé par le Premier Amendement à la Constitution des Etats-Unis. Au-delà du motif tenant à la contrariété du jugement français au Premier Amendement, Yahoo avançait également que les juridictions françaises n’avaient pas compétence pour connaitre du litige puisque la faute alléguée, à savoir la fourniture d’accès à des sites faisant l’apologie du nazisme, aurait été commise sur le territoire américain par Yahoo Inc. Si Yahoo Inc. ne conteste pas la partie du jugement français concernant Yahoo France, celle-ci étant soumise à la loi française, elle conteste la partie du jugement concernant la société mère américaine.
L’affaire Yahoo a suscité, et continue de susciter, bien des commentaires, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis dans la mesure où elle soulève la question de l’application extraterritoriale de la loi française à une entreprise américaine pour une activité prenant source sur le territoire américain (mais ayant des effets sur le territoire français), tout en posant également le problème des interprétations divergentes du principe de la liberté d’expression par les tribunaux américains et français. Cette affaire pose plus généralement le problème de la compétence juridictionnelle en matière de litiges concernant Internet, et témoigne des difficultés rencontrées en matière d’encadrement des activités menées sur internet. Elle met également l’accent sur les divergences d’interprétation et de conception entre les différents ordres juridiques, rappelant ainsi qu’une régulation efficace d’internet n’est réellement possible que si les ordres juridiques s’accordent sur les politiques à employer et les interprétations à adopter.
Yahoo France s’est conformée à l’injonction du TGI en empêchant l’accès aux sites précités à partir du territoire français grâce à certaines techniques de filtrage. Même si ces mesures ne sont pas à 100% efficaces du fait du caractère illimité d’internet, le Tribunal ainsi que les plaignants se sont déclarés satisfaits des mesures mises en œuvre afin de remédier à la situation.
Le 20 novembre 2000, le Tribunal a réitéré son ordonnance à l’encontre de la société mère, lui enjoignant de « prendre toutes les mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur Yahoo.com du service de vente aux enchères d’objets nazis et de tout autre site qui constituent une apologie ou une contestation des crimes nazis », sous astreinte. Si la société Yahoo a par la suite supprimé l’accès aux sites de vente aux enchères, elle continue toutefois à offrir des liens vers des sites proposant des ouvrages tels Mein Kampf à la vente. Là aussi, les plaignants se sont déclarés plutôt satisfaits des efforts fournis par Yahoo même si cette dernière avait déclaré avoir agi de son propre chef, et non en application du jugement français rendu à son encontre.
Bien que ni la LICRA ni l’UEJF n’aient déposé de recours aux Etats-Unis afin que l’exequatur soit accordée au jugement français, Yahoo a pris les devants et demandé aux juridictions américaines de déclarer ledit jugement non exécutoire au motif qu’il contrevenait au Premier Amendement. La première juridiction américaine saisie (US District Court for the Northern District of California) s’est déclarée compétente pour juger du litige et a décidé que le jugement français était effectivement contraire à la liberté d’expression telle que l’envisage la Constitution américaine, ce qui rendait impossible toute exécution de ce jugement sur le territoire américain. Par des décisions datant de 2004 puis 2006, la Cour d’appel fédérale (US Court of Appeals) a ensuite infirmé la première décision.
Si la LICRA et l’UEJF ont eu gain de cause devant la cour d’appel américaine, ce n’est toutefois pas sur le terrain de la liberté d’expression. En effet, là où la première juridiction s’était déclarée compétente, la cour d’appel a rejeté cette compétence et ce pour plusieurs raisons.
En droit américain, c’est le principe de « personal jurisdiction » qui correspond à la compétence territoriale en droit français. Selon ce principe, le défendeur doit avoir un lien continu avec la juridiction en question (résidence, activité principale). Ici, il était clair que la cour de Californie n’avait pas juridiction sur la LICRA et l’UEJF, ceux-ci n’ayant aucun lien continu avec l’Etat en question. Si la « personal jurisdiction » ne peut être établie, la Cour Suprême américaine a créé le test des contacts minimums selon lequel le litige doit avoir des liens suffisamment étroits avec le for. En la matière, la cour d’appel a, en 2004, désavoué la décision du premier juge, estimant qu’il n’y avait pas de contacts suffisants entre la LICRA et l’UEJF d’une part et le for de Californie d’autre part. En effet, la Cour estimait qu’il aurait fallu que la LICRA et l’UEJF demandent l’exequatur du jugement aux Etats-Unis pour que les juridictions américaines soient compétentes.
L’affaire s’est compliquée en 2006 lorsque la cour d’appel a de nouveau statué sur le litige, en assemblée plénière cette fois. Les juges étaient beaucoup plus divisés sur la question de la compétence. En effet, la majorité de la cour (3 juges se sont opposés) a cette fois décidé que la cour de Californie avait effectivement compétence pour connaitre du litige. La principale raison en est que l’ordonnance française avait ordonné à Yahoo! Inc. de prendre les mesures nécessaires en Californie, sous menace d’astreintes. Les juges avaient là considéré que le jugement français produisait un effet suffisant sur le territoire américain pour justifier de la compétence des juridictions américaines. Cette interprétation parait justifiée dans la mesure où le Tribunal français visait dans son ordonnance des sites hébergés aux Etats-Unis et que cela impliquait une action de Yahoo sur le territoire américain afin de se conformer au jugement français. Ce n’est donc pas sur le fondement de la compétence territoriale que la LICRA et l’UEJF ont eu gain de cause.
En droit américain, un litige ne peut être entendu devant une cour que s’il est arrivé à maturité (« ripe »). En d’autres termes, le plaignant doit être sous la menace d’un préjudice réel et immédiat. Certains juges ont ici estimé que même si Yahoo était en effet sous la menace d’une astreinte, celle-ci n’était que provisoire, ne serait certainement jamais liquidée aux Etats-Unis et ne constituait donc pas une menace suffisante. De même, avant de se porter devant les juridictions américaines, Yahoo aurait d’abord du épuiser tous les recours possibles en France afin que son préjudice réel soit établi. Enfin, le fait que les défendeurs français n’aient pas demandé l’exequatur de l’ordonnance aux Etats-Unis et que Yahoo ait volontairement pris certaines mesures afin de bloquer l’accès à certains sites plaide, selon les juges, en faveur de l’incompétence de la cour américaine. En effet, ces mesures prises par Yahoo, même si elles n’éliminent pas totalement l’accès à des sites faisant l’apologie du nazisme, ont été déclarées satisfaisantes à la fois par la LICRA, l’UEJF et le TGI. Il est donc peu probable aux yeux de la justice américaine que d’autres sanctions plus lourdes soient imposées à l’encontre de Yahoo! Inc. par la justice française, ce qui élimine presque entièrement l’éventualité d’un préjudice réel et immédiat pour Yahoo.
C’est en ajoutant le nombre de juges se prononçant en faveur de l’incompétence des juridictions américaines à ceux affirmant que le litige n’était pas assez « mûr » que la cour d’appel a décidé que les juridictions américaines n’avaient pas compétence en la matière. L’affaire reste donc irrésolue pour ce qui est du fond, c’est-à-dire pour ce qui est de savoir si la décision française serait recevable dans l’ordre juridique américain pour ce qui est de l’interprétation donnée par la juridiction française au principe de la liberté d’expression. La seule raison pour laquelle la LICRA et l’UEJF ont eu gain de cause tient au fait que les juges américains ont estimé qu’ils n’avaient pas compétence pour juger du litige et que ledit litige n’était pas assez avancé (ou mûr) pour pouvoir en connaitre.
Si Yahoo! Inc. ne s’était pas volontairement conformé à l’ordonnance française en prenant certaines mesures empêchant l’accès à des sites de vente d’objets nazis, et ce même sur le territoire américain, et si les recours en France avaient été épuisés, la solution aurait certainement été toute autre. En effet, le fait que Yahoo ait pris certaines mesures de son propre chef, se conformant ainsi en partie à l’injonction française, élimine la question de l’application du jugement français aux Etats-Unis et rend l’action de Yahoo devant les tribunaux américains inutile. La seule menace qui pèse potentiellement sur Yahoo est celle de l’astreinte qui pourrait être liquidée par le Tribunal français et c’est cela que Yahoo souhaitait empêcher. Mais puisque le Tribunal et la LICRA s’accordent à dire que Yahoo s’est conformé au jugement, cette menace devient quasiment inexistante.
Si Yahoo n’avait pas pris les mesures nécessaires, la LICRA et l’UEJF auraient certainement demandé l’exequatur aux Etats-Unis et la cour saisie aurait sans aucun doute rejeté cette demande. La menace constituée par l’astreinte aurait alors été réelle et le jugement ordonnant le retrait de l’accès aux sites de vente d’objets nazis aurait clairement obligé Yahoo à agir aux Etats-Unis, limitant de ce fait sa liberté d’expression. La compétence des juridictions américaines n’aurait alors pas pu être contestée. La violation du Premier Amendement qu’avance Yahoo vient ici en contradiction avec le fait que Yahoo se soit volontairement conformé au jugement français. Si Yahoo s’estimait vraiment lésé dans sa capacité à exercer cette liberté, la société ne se serait pas conformée au jugement français.
En définitive, la solution en faveur de la LICRA et de l’UEJF ne s’explique que par le défaut de cohérence de Yahoo dans son action judiciaire et par le caractère complexe du principe de compétence lorsqu’il s’agit d’Internet.
Si les juridictions américaines s’étaient déclarées compétentes, alors la question de la liberté d’expression aurait été examinée en détail et il ne fait aucun doute que l’ordonnance française aurait été jugée non exécutoire sur le territoire américain pour violation du Premier Amendement. Le principe d’application des jugements étrangers aurait cédé face à une violation manifeste du principe fondamental qu’est la liberté d’expression aux Etats-Unis. Le jugement français aurait certainement été considéré comme heurtant l’ordre public américain, là où l’activité visée par le jugement serait en elle-même considérée comme contraire à l’ordre public en France. On voit ici les divergences d’interprétation entre les Etats-Unis et la France, divergences qui expliquent les difficultés concernant l’encadrement juridique des activités sur internet.
L’interprétation française du principe, qui prohibe entre autres l’apologie du nazisme, se serait heurtée à l’interprétation extensive qu’en font les américains. En effet, le droit américain adopte une conception bien plus libérale du principe, n’acceptant des limitations que là où les propos incriminés présentent un danger réel pour la société (pornographie enfantine, menaces terroristes). Même si la cour californienne a reconnu dans sa décision la compétence souveraine de la France pour réglementer la liberté d’expression sur son territoire et même si tous les juges s’accordent à affirmer que la propagande nazie à un caractère « profondément offensant » notamment en Europe, les juges se refusent à admettre l’application d’une telle interprétation du principe sur le territoire américain. Les propos négationnistes ou l’apologie du nazisme ne sont en effet pas prohibés aux Etats-Unis, tout au moins dans la mesure où ils n’incitent pas à la haine raciale et ne présentent pas de menace immédiate pour la société, et ne sont, selon la vision américaine, que l’expression d’une opinion politique.
La question se pose alors de savoir si un pays, par exemple les Etats-Unis, peut imposer sa vision presque absolue de la liberté d’expression à d’autres pays, comme la France, qui posent des restrictions plus grandes à cette liberté, en refusant l’exequatur à des jugements étrangers qui contreviendraient à la liberté d’expression telle que définie par le Premier Amendement. Un refus systématique d’accorder l’exequatur à de tels jugements reviendrait à imposer la vision américaine de la liberté d’expression sur Internet au reste du monde. L’inverse est également vrai. Si les juridictions américaines accordaient l’exequatur à des jugements tels que celui rendu par le TGI dans cette affaire, cela reviendrait à accepter une vision plus restrictive de la liberté d’expression sur Internet. Si la liberté d’expression est digne d’être protégée autant que faire se peut, le caractère international d’Internet invite à la prudence tant les dérives peuvent être grandes. Dans cette perspective, certaines limites doivent être posées quant au contenu accessible sur Internet mais cela nécessiterait sans doute une initiative internationale afin de prévenir tout conflit de juridiction sur la question.
Les juridictions américaines sont réticentes à affirmer l’application extraterritoriale du Premier Amendement lorsqu’il s’agit d’Internet. En revanche, lorsque le territoire américain est visé, il n’y a aucun doute possible quant à son application. Au contraire, la décision française illustre une tendance de la France à appliquer une conception universelle de sa compétence dès lors que les citoyens français sont touchés ou impliqués. D’autres Etats européens tels l’Italie ou l’Allemagne ont aussi rendu des décisions similaires à celle du TGI, laissant ainsi penser que leurs lois nationales, à l’instar de la France, pourraient s’appliquer de manière extraterritoriale lorsque des valeurs fondamentales sont en jeu.
Toutefois, le problème pourrait être résolu autrement. En effet, les fournisseurs d’accès à Internet possèdent aujourd’hui la technologie nécessaire pour censurer certains contenus offensants au regard de la législation de certains pays, tout en laissant libre accès à ces contenus aux internautes se situant dans des pays moins restrictifs de la liberté d’expression. Ainsi, le TGI de Paris aurait pu ordonner à Yahoo France, et non pas à Yahoo Inc., de bloquer tout accès aux sites d’enchères proposant des objets nazis à la vente, ce qui aurait éliminé tout problème de compétence juridictionnelle ou d’application extraterritoriale de la loi française à une entreprise et à des usagers américains. Yahoo France aurait ici, en vertu de la loi française, supprimé tout accès à ces sites pour les internautes français sans limiter la liberté des citoyens américains qui, eux, auraient conservé cet accès via yahoo.com. C’est le fait que l’ordonnance française ait prononcé une injonction à l’égard de la société américaine qui constitue le cœur du problème. En effet, si la compétence des juridictions françaises sur Yahoo France ne peut être contestée, sa compétence sur Yahoo Inc. est en revanche contestable.
Bibliographie
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