La décision Dweck v. Nasser de la Chancery Court du Delaware rendue le 18 janvier 2012 réaffirme le devoir de loyauté et la responsabilité des dirigeants en cas d’usurpation d’opportunités d’affaires en contraste avec la solution retenue en droit français
Résumé : Dans sa décision Dweck v. Nasser, la Chancery Court a réaffirmé la responsabilité du dirigeant qui manque à son devoir de loyauté envers la société et les associés lorsqu’il usurpe une opportunité sociale à son profit. Le juge français a retenu une solution similaire et impose un devoir de loyauté exigeant au dirigeant, mais n’encadre pas spécifiquement la captation d’opportunités sociales dont la définition est beaucoup plus incertaine qu’en droit américain.
Mots-clés : duty of loyalty, corporate opportunity doctrine, devoir de loyauté, obligation de non-concurrence, opportunité d’affaires, opportunité sociale, dirigeant.
En droit américain, le dirigeant d’une société manque à son duty of loyalty lorsqu’il usurpe à son profit une opportunité d’affaires qui revient à la société. En omettant d’informer les associés de l’existence d’une telle opportunité sociale, le dirigeant commet une faute engageant sa responsabilité car il utilise alors ses pouvoirs pour faire valoir son intérêt personnel au détriment de l’intérêt de la société alors empêchée de bénéficier d’une telle opportunité (Steiner v. Meyerson, 1995 WL 441999, (Del. Ch. July 19, 1995)).
Le droit français a retenu une solution similaire. Ces opportunités d’affaires créent un conflit d’intérêts pour le dirigeant qui veut bénéficier d’une opportunité d’affaires destinée à la société. L’intérêt personnel du dirigeant et l’intérêt social s’opposent, et le devoir du dirigeant consiste alors à informer les associés de toute opportunité d’affaires dont il a connaissance dans le cadre de l’activité de la société et dont le dirigeant souhaite bénéficier (Cour de cassation, chambre commerciale, Sté DL finances, 15 nov. 2011, n° 10-15.049 (JCP E 2011, n° 50, p. 16, note A. Couret et B. Dondero)).
En l’espèce, la Chancery Court a jugé que le président et un des dirigeant de la société Kids International Corporation (« Kids ») avaient manqué à leur devoir de loyauté envers les autres associés et la société en ayant créé des sociétés concurrentes par lesquelles ils détournaient des opportunités d’affaires revenant à la société Kids. La Cour rappelle dans cet arrêt qu’en plus de l’obligation de transparence du dirigeant lorsqu’il souhaite bénéficier d’une opportunité sociale, le dirigeant est soumis à une obligation de non-concurrence déloyale à l’égard de la société qu’il dirige. Le cas des opportunités d’affaires se pose donc dans le contexte de la gouvernance d’entreprise appelant le juge à réaffirmer le devoir du dirigeant d’agir dans l’intérêt de la société qu’il dirige.
A l’instar du juge américain, le juge français a aussi retenu l’obligation de loyauté et de non-concurrence du dirigeant à l’encontre de sa société. Néanmoins, le droit français ne définit et n’encadre pas la captation d’opportunités sociales de manière certaine. En effet, si l’exigence de loyauté du dirigeant en cas d’opportunités d’affaires permet d’encadrer la responsabilité du dirigeant, le juge français reste imprécis quant à la définition d’opportunité sociale. Il s’agit donc de se demander, à la lumière du droit américain, quels sont les arguments justifiant un encadrement strict ou large de la captation d’opportunités sociales.
Il s’agira d’apprécier dans un premier temps l’influence du droit américain en droit français qui retient une exigence de loyauté similaire en cas d’opportunité d’affaires (I), puis d’étudier dans un second temps l’encadrement stricte ou large de la captation d’opportunités sociales par le dirigeant (II).
I. Le dirigeant soumis au devoir de loyauté en cas d’opportunités d’affaires, une solution commune justifiée par des conflits d’intérêts
Les intérêts opposés du dirigeant et de la société qu’il dirige en cas d’opportunité sociale dont le dirigeant souhaite bénéficier ont amené les droits américain et français à faire du devoir de loyauté l’élément clé pour déterminer la responsabilité du dirigeant en cas d’usurpation d’une telle opportunité (A), le devoir de non-concurrence complétant l’encadrement des actions du dirigeant en cas d’opportunité sociale (B).
A. Le devoir de loyauté, un devoir clé pour déterminer la responsabilité du dirigeant en cas d’usurpation d’une opportunité sociale
La jurisprudence américaine utilise le fiduciary duty of loyalty pour appliquer sa corporate opportunity doctrine. Le dirigeant d’une société est en effet tenu à un devoir de loyauté envers les associés et la société elle-même qui l’oblige à agir conformément à l’intérêt social dont il est garant, et non pour son propre compte. Le dirigeant manque donc à son devoir de loyauté lorsqu’il utilise ses pouvoirs afin de tirer profit d’une opportunité qui revient à la société. Le droit américain impose aux dirigeants de toujours agir de bonne foi et dans l’intérêt de la société (US W., Inc. v. Time Warner Inc., 1996 WL 307445, (Del. Ch. June 6, 1996)).
Lorsque le dirigeant manifeste un intérêt personnel envers une opportunité sociale, celui-ci est soumis à un devoir de transparence qui requiert d’informer la société de toute opportunité d’affaire qui lui revient et dont le dirigeant souhaite bénéficier. L’opportunité doit alors être présentée aux associés qui peuvent décider de prendre ou de rejeter l’opportunité concernée. Afin de permettre à la société de prendre une décision éclairée, le dirigeant doit présenter toute information pertinente (Delaware General Corporation Law (DGCL) §144).
C’est par un arrêt récent rendu en 2012 que la chambre commerciale de la Cour de cassation a réaffirmé le devoir de loyauté du dirigeant en étendant celui-ci au cas des opportunités d’affaires (Cour de cassation, chambre commerciale, 18 déc. 2012, n°11-24305). Si le droit français imposait déjà au dirigeant un devoir de loyauté, l’introduction du devoir de loyauté dans le cas des opportunités sociales a été beaucoup plus tardive. Pour marquer le lien entre le devoir de loyauté du dirigeant et le cas des opportunités d’affaires, la Cour de cassation a invoqué les Articles L227-8 et L225-251 du Code commerce applicables en l’espèce et non les Articles du Code civil, faisant alors du devoir de loyauté un devoir intrinsèque à la fonction du dirigeant.
Le juge français a ainsi étendu l’application du devoir de loyauté, qui était précédemment limité à l’obligation d’information des associés en cas de cession de droits sociaux et à l’obligation de non-concurrence, au cas de captation d’opportunités d’affaires revenant à la société. La Cour de cassation a par cette même occasion redéfinit les obligations du dirigeant en cas d’opportunité sociale dont il souhaite bénéficier.
B. Le devoir de loyauté complété par le devoir de non-concurrence du dirigeant a l’égard de la société en cas d’opportunité d’affaires
Le dirigeant a un devoir de non-concurrence envers la société qu’il dirige. En l’espèce, les faits caractérisaient une situation dans laquelle les dirigeants mis en cause avaient activement participé à la formation de sociétés concurrentes et usurpaient les opportunités d’affaires revenant à la société Kids au profit des sociétés concurrentes qu’ils détenaient à 100%. La Chancery Court a réaffirmé le devoir de non-concurrence déloyale des dirigeants, confirmant aussi par-là même l’extension de la corporate opportunity doctrine aux situations de concurrences (D. D. Prentice, J. Payne, The corporate opportunity doctrine, Law Quaterly Review 2004. 198).
A l’instar de la solution retenue en droit américain, le juge français utilise le devoir de loyauté pour encadrer les cas des opportunités d’affaires par l’obligation de non-concurrence et de transparence. D’une part, le devoir de loyauté et de fidélité du dirigeant lui interdit de créer une société concurrente de la société qu’il dirige ou de négocier pour le compte d’une autre société dans le même domaine d’activité (Cour de cassation, chambre commerciale, 12 fév. 2002, n°00-11602). D’autre part, le dirigeant est soumis à un devoir de transparence et d’information lorsqu’il souhaite bénéficier d’une opportunité sociale à son seul profit.
Si le développement récent de la jurisprudence française permet d’opérer un rapprochement significatif des solutions adoptées par les droits français et américain concernant les obligations du dirigeant en cas de captation d’opportunités sociales, le droit français reste encore hésitant à définir les opportunités sociales elles-mêmes, contrairement au droit américain qui fournit un cadre juridique beaucoup plus spécifique en la matière.
II. La captation d’opportunités sociales, une doctrine strictement définie en droit américain, en opposition à la solution retenue en droit français
La corporate opportunity doctrine a été strictement définie par le juge américain dans une jurisprudence détaillée et constante mais peu développée par le juge français (A), la captation d’opportunités sociales étant néanmoins facilement contournée en droit américain et source d’insécurité juridique en droit française (B).
A. La définition des opportunités sociales, des critères différents pour encadrer la captation d’opportunités sociales par le dirigeant
Par une série d’arrêts et précisément en l’espèce, la Chancery Court a fournit une définition très claire et stricte des opportunités d’affaires qui doivent revenir à la société et que le dirigeant ne peut usurper à des fins personnelles. Les contours de la corporate opportunity doctrine ont été dessinés très tôt par le juge américain (Guth v. Loft, 5 A.2d 503 (Del. 1939)), qui a ensuite affiné la définition de ces opportunités. Le dirigeant ne doit pas usurper une opportunité d’affaires à son seul profit si (1) la société a la capacité financière d’assumer une telle opportunité, (2) l’opportunité d’affaires intervient dans le même domaine d’activité que celui de la société, (3) la société manifeste un intérêt pour l’opportunité, et (4) en usurpant l’opportunité sociale concernée, le dirigeant manque à son duty of care and loyalty envers les associés et la société (Broz v. Cellular Info. Sys., 673 A.2d 148 (Del. 1996)). Cette définition limite donc les opportunités sociales aux opportunités d’affaires directement liées à la société par le domaine duquel elles émanent et l’intérêt que la société leur porte.
S’inscrivant dans une tendance opposée à la solution retenue par le droit américain, la définition d’opportunité sociale est large et incertaine en droit français. En effet, elle favorise à la fois l’application stricte du devoir de loyauté et de fidélité du dirigeant tout en protégeant la société de l’action d’un dirigeant malintentionné. Pour ce faire, le juge évoque l’obligation de transparence du dirigeant à l’égard de l’ensemble des opportunités d’affaires dont le dirigeant aurait connaissance et dont il souhaiterait bénéficier (Cour de cassation, chambre commerciale, 18 déc. 2012, n°11-24305).
B. La captation d’opportunités sociales facilement contournée en droit américain, et source d’insécurité juridique en droit français
Le droit du Delaware prévoit l’option pour une société de renoncer a priori à poursuivre un ou plusieurs dirigeants en cas d’usurpation d’une opportunité d’affaires qui doit revenir à la société (DGCL §122(17)). Les sociétés peuvent dont explicitement renoncer à bénéficier de la corporate opportunity doctrine. Si le juge américain s’est efforcé de définir les obligations des dirigeants en cas d’opportunités d’affaires et les contours de ces opportunités devant revenir à la société, les sociétés peuvent refuser le bénéfice de cette doctrine.
En droit français, la prise en compte de l’activité de la société dans l’appréciation des cas d’usurpation d’opportunités sociales apparaît dans certains arrêts de la Cour de cassation lorsqu’elle cite le devoir de non-concurrence déloyale du dirigeant envers sa société. Néanmoins, force est de constater, à la lumière du droit américain, que cet élément ne permet pas de définir de façon certaine la teneur du lien entre l’opportunité d’affaires et la société elle-même. Cette situation créer donc une insécurité juridique très favorable à l’intérêt des sociétés au détriment des dirigeants, et appelle à la vigilance. Certains auteurs ont justifié la sévérité de la jurisprudence à l’égard du dirigeant par « un contexte économique de crise, laquelle a pu servir de révélateur aux mauvais comportements de certains dirigeants » (V. Magnier, Qu’est-ce qu’un administrateur « prudent et diligent » ?, Bull. Joly Sociétés 2012).
Le cas des opportunités d’affaires, même s’il est spécifiquement traité par le droit et la jurisprudence américaine, reste un sujet globalement peu développé. Il pose en effet des questions difficiles mettant en lumière des conflits d’intérêts inhérents à la fonction même de dirigeant. Certains auteurs présentent les opportunités d’affaires comme l’« épreuve » des dirigeants (G. Helleringer, « Le dirigeant à l’épreuve des opportunités d’affaires », D. 2012. 1560) et suggèrent la considération des solutions adoptées par le droit anglo-saxon afin de pallier le retard du droit français en la matière (B. Dondero, La captation des opportunités d'affaires : regards vers l'étranger, Gaz. Pal. 11 févr. 2012. 13, spéc. n° 22).
Bibliographie
Ouvrages
- D. Schmidt, Les conflits d'intérêts dans la société anonyme, Joly éditions, 2e éd., 2004
- V. Magnier, Droit des sociétés, éd. 6, Dalloz, 2013
Revues
- D. D. Prentice, J. Payne, The corporate opportunity doctrine, Law Quaterly Review 2004. 198
- V. Magnier, Qu’est-ce qu’un administrateur « prudent et diligent » ?, Bull. Joly Sociétés 2012
- G. Helleringer, « Le dirigeant à l’épreuve des opportunités d’affaires », D. 2012. 1560
- B. Dondero, La captation des opportunités d'affaires : regards vers l'étranger, Gaz. Pal. 11 févr. 2012. 13, spéc. n° 22
Jurisprudence
- Steiner v. Meyerson, 1995 WL 441999, (Del. Ch. July 19, 1995)
- Cour de cassation, chambre commerciale, Sté DL finances, 15 nov. 2011, n° 10-15.049 (JCP E 2011, n° 50, p. 16, note A. Couret et B. Dondero)
- US W., Inc. v. Time Warner Inc., 1996 WL 307445, (Del. Ch. June 6, 1996)
- Cour de cassation, chambre commerciale, 18 déc. 2012, n°11-24305
- Cour de cassation, chambre commerciale, 12 fév. 2002, n°00-11602
- Guth v. Loft, 5 A.2d 503 (Del. 1939)
- Broz v. Cellular Info. Sys., 673 A.2d 148 (Del. 1996)