CJUE : Saveur et propriété intellectuelle : Une question de goût.
Le 13 novembre 2018, La Cour de justice de l’Union Européenne rendait en grande chambre un arrêt portant sur la clarification, au sens de la directive 29/2001 du Parlement et du Conseil Européen, prise sur le fondement des article 53(2) et 114 du TFUE, de la notion d’« œuvre » au sens du droit d’auteur. En effet, un fabriquant néerlandais avait obtenu les « droits de propriété intellectuelle » (expression utilisée par la Cour) sur un fromage frais appelé « Heksenkaas » auprès de son « inventeur ». Un brevet est obtenu en 2012, portant sur une méthode de fabrication de celui-ci. En Janvier 2014, un autre fabriquant se met à commercialiser un fromage identique, à la saveur similaire, qu’il nomme « Witte Wievenkaas ». Le premier fabriquant engage alors des poursuites devant les juridictions néerlandaises : il avance qu’il s’agit d’une reproduction, portant atteinte à ses droits d’auteur. Il prétend ainsi que le « Heksenkaas » est une œuvre au sens du droit d’auteur néerlandais et que le juge des Pays Bas doit faire droit à sa demande de voir la reproduction de cette œuvre sans son consentement cesser. La juridiction d’appel néerlandaise a considéré qu’il en allait de l’interprétation du droit communautaire et a effectué un renvoi préjudiciel.
La réponse apportée alors par la Cour de Justice de l’Union Européenne a le potentiel de bouleverser le système d’attribution de la propriété intellectuelle et d’emporter des conséquences économiques considérables. En effet, la consécration d’une saveur comme œuvre protégeable par le droit d’auteur européen entrainerait sans aucun doute une ruée des industriels de l’alimentation vers une telle protection dans tout l’espace communautaire, sans oublier les sociétés extra-communautaires souhaitant alors se voir conférer les mêmes droits.
La Question de la fixation et la preuve de l’œuvre :
Qualifier l’œuvre protégée signifie souligner les traits qui la composent en tant que telle et qui justifient donc l’application du droit d’auteur. Tous les systèmes juridiques ne traitent pas la question de la forme donnée à l’œuvre de la même manière. Par exemple, il n’existe pas en droit français d’obligation que l’œuvre soit « fixée » (dans un moyen tangible d’expression), simplement que la forme sous laquelle elle est communiquée soit perceptible par les sens (Cass. Civ. I, 8 novembre 1983). Il y eu en France un débat doctrinal et jurisprudentiel sur l’élargissement du droit d’auteur à la fragrance (le parfum subtil, agréable). Depuis un arrêt du 10 décembre 2013, la Cour de cassation refuse de considérer une « fragrance » comme un œuvre de l’esprit, car celle-ci ne disposerait pas du caractère identifiable qui définit la « forme sensible » de l’œuvre. En d’autres termes, la Cour de Cassation avait jugé la fragrance trop imprécise (ou trop subjective) et ainsi incapable d’être communiquée de manière effective à une audience. La Cour avait ainsi écarté du champ du droit d’auteur toute œuvre communiquée par l’odorat. Un raisonnement intéressant mais difficile à justifier. En fait, le code de propriété intellectuelle stipule (article L 111-2) que c’est la réalisation de l’œuvre, même celle demeurant inachevée qui consacre sa « création » au sens du droit et non l’expression des idées de l’auteur sur un support matériel. Le code précise également que la liste d’œuvres de l’esprit de l’article L 112-2 n’est pas exhaustive. A l’échelon communautaire, en revanche, cette solution est loin de faire l’unanimité. Mais alors que la Cour Européenne de Justice n’a jamais eu l’occasion de se prononcer sur l’admissibilité d’une fragrance dans le royaume de l’œuvre de l’esprit, il paraît vraisemblable que la décision de la CJUE du 13 novembre 2018 est applicable aux fragrances, et uniformise ainsi le droit européen en la matière. La Cour rappelle dans son arrêt que l’expression de l’œuvre doit la rendre « indentifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité quand bien même cette expression ne serait pas permanente » (point 40). Les juges sont clairs sur la nécessité d’identifier l’objet protégé par le droit d’auteur non seulement pour une question de preuve mais aussi pour que la contrefaçon soit évitable (point 41). La Cour a donc rejoint la vision développée par la jurisprudence de la Cour de Cassation en matière de communication de l’œuvre. La communication peut être éphémère, mais elle doit être suffisamment perceptible pour que l’œuvre soit identifiée avec précision.
On a vu que c’est l’absence de condition de fixation de l’œuvre de l’esprit qui a permis de faire émerger l’idée d’une admissibilité des œuvres qui consisteraient en une odeur ou un gout. Le système de droit d’auteur américain dispose d’une telle condition donnée en ces termes: “Copyright protection subsists, in accordance with this title, in original works of authorship fixed in any tangible medium of expression…” Section 102(a) du Copyrights Act de 1976). Une telle condition sert un objectif tout à fait naturel : celui de la nécessité de disposer d’une preuve de l’existence de l’œuvre. Le même texte stipule: “A work is “fixed” in a tangible medium of expression when its embodiment in a copy or phonorecord, by or under the authority of the author, is sufficiently permanent or stable to permit it to be perceived, reproduced, or otherwise communicated for a period of more than transitory duration”. Sans l’existence d’une première “copie” de l’œuvre, il n’y a donc pas de protection par le droit d’auteur. Ajoutez à cela la distinction entre idée et expression et vous voilà devant les fondements du droit d’auteur américain. Si l’œuvre n’est pas fixée et si elle se révèle trop éphémère pour être perçue, l’œuvre ne sera pas protégée. Cela explique la différence de traitement entre le droit continental européen et le droit américain en matière d’œuvre à durée de vie courte. La position du droit américain en matière de saveur en revanche n’a jamais été explicitée par une juridiction tant la solution parait évidente. Le Copyrights Act est d’ailleurs bien plus rigide que le code de propriété intellectuelle en ce qui concerne le type d’œuvre qui peut être protégé. La section 102 du Copyrights Act indique expressément quelles œuvres sont sujette à la protection par le droit d’auteur. Cela est dû aux limites imposées par la Constitution des Etats-Unis. En effet, l’« Intellectual Property Clause », Article I, Section 8, Clause 8 est le fondement constitutionnel de tout droit de propriété intellectuel aux Etats-Unis et ayant été rédigé il y a plus de 200 ans, il n’évoque que les œuvres littéraires, les arts et la sciences. Du point de vue du Copyright US, la saveur pose un problème de preuve, de matérialité, présente un statut hautement éphémère et souffre d’un déficit d’objectivité. Nos deux systèmes de droit convergent en tout état de cause sur ce dernier point. En outre, avant l’entrée des Etats-Unis dans la Convention de Berne, il aurait été impossible de satisfaire la condition d’octroi définitif des copyrights : le dépôt d’un exemplaire de l’œuvre, utile autant pour des questions de preuve lors d’un litige que pour agrandir la bibliothèque du Congrès, est naturellement impossible à remplir ici.
L’enjeu de la qualification de l’œuvre protégée :
En refusant l’extension de la notion d’œuvre protégée par le droit d’auteur à la saveur et à la fragrance, la Cour européenne de justice s’assure que le droit d’auteur européen reste crédible. En effet, le droit d’auteur en Europe, qui confère le monopole de l’exploitation d’une création de l’esprit, repose en grande partie sur l’idée qu’il est nécessaire de protéger le lien unissant l’auteur à l’expression de son esprit, de sa personnalité. La notion d’œuvre ne tombe pas du ciel, elle fait référence à un auteur, qu’on ne se représente généralement pas comme un industriel ou un cuisinier. Or, il parait très difficile de prouver qu’une saveur soit originale, tant l’obstacle de la perception est important. Si l’œuvre n’a besoin que d’être perceptible par les sens, alors l’odorat ou le goût devraient être suffisant pour dresser un portrait réflectif de celle-ci. La Convention de Berne, qui lie la France ainsi que la plus haute juridiction de l’ordre communautaire vise quant à elle « tout mode ou forme d’expression » (Convention de Berne article 2 paragraphe 1). Pourtant la saveur n’est pas une expression sûre de l’œuvre, c’est la logique retenue par la CJUE. En effet la saveur dépend du goût, qui varie d’un individu à l’autre (point 42). Concrètement, plusieurs personnes peuvent goûter un vin et le trouver à leur goût, mais certaines y trouverons des arômes de fruits rouges tandis que d’autres y verront une pointe de châtaigne. Le même problème ne se posera pas pour une sculpture ou même pour une œuvre éphémère. Si on ne peut pas décrire l’œuvre elle-même sans pêcher par subjectivité, alors que peut-on attribuer à l’auteur ? C’est parce qu’on ne peut être certain du lien entre une telle œuvre et son auteur qu’on refuse la qualification d’œuvre de l’esprit à la saveur ou à la fragrance, et ceci sans se poser la question de la fixation ou de la communication. En ce faisant, la Cour rejette l’exploitation commerciale du droit d’auteur mais elle fonde sa décision sur des considérations techniques, alors que le droit d’auteur ne contient pas d’exclusion expresse de la saveur en tant que mode de communication de l’œuvre. Ce qui est rappelé par la Cour (points 39 et 40). Le principe de sécurité juridique est également invoqué par la CJUE, menacé selon elle par la subjectivité extrême de l’œuvre gustative (point 41).
Le système américain, qui s’est réformé à contre-cœur lorsque le pays a rejoint définitivement la Convention de Berne en 1989, a toujours eu une conception plus utilitariste du droit d’auteur, moins hostile aux considérations d’ordre économique. Cette conception s’illustre facilement dans le terme « copyright », qui signifie littéralement droit de reproduction. Le copyright est voulu comme une récompense pour l’effort consenti par l’auteur, pour l’inciter à créer davantage. L’intérêt suprême se cachant derrière une telle protection est donc celui de la société et non des individus privés. Le droit moral est bien moins important aux Etats-Unis qu’il peut l’être en Europe continentale. Dans une affaire de 1991 (Feist Publications Inc v Rural Telephone Service Co., 499 U.S. 340) la Cour Supreme des Etats-Unis a pourtant rejeté la théorie dite « sweat of the brow » ou sueur du front. En somme le copyright étatsunien ne confère pas sa protection à l’effort consenti, mais bien à une œuvre issue d’un processus au moins « minimalement créatif. Pour qu’il y ait une œuvre « work of authorship », il doit exister une originalité qui découle du lien entre l’auteur et son œuvre mais aussi d’une « étincelle de créativité ». Cette décision prise trois ans après la ratification de la Convention de Berne par les Etats-Unis illustre la volonté de la Cour Supreme d’enterrer une vision commerciale du droit d’auteur, ou la quantité d’argent dépensé seule suffirait à justifier l’octroi d’une protection du « copyright ». Ce critère de créativité n’existe pas en tant que tel en droit d’auteur français. En revanche, la Cour de Cassation a établi qu’on ne pouvait protéger les œuvres banales, car elles font partie du « bien commun » et la Cour de justice dans son arrêt « Painer » a décrété que le critère de l’originalité était rempli lorsque l’auteur avait pu exprimer ses capacités créatives … en effectuant des choix libres et créatifs » afin de constituer une « création intellectuelle » (arrêt Infopaq). Il est toujours autant nécessaire de pouvoir attribuer l’œuvre à son auteur et a cet égard, le droit américain ne semble pas pouvoir apporter une réponse différente de celle de la Cour de justice tant le problème de l’identification de l’œuvre et de son aspect original paraît insurmontable. On peut s’interroger sur la réalité d’une convergence entre le juge européen et la doctrine célébrée par la Cour Supreme dans Feist. En effet, dans l’arrêt Painer, les juges de la CJUE parlent d’une « touche personnelle » de l’auteur, notion qui semble particulièrement proche, de celle d’une étincelle de créativité.
Une protection possible sous d’autres régimes ?
Afin de rester le plus complet possible, il est nécessaire de rappeler que le droit de la propriété intellectuelle n’exclut pas totalement la protection d’une saveur. Un brevet délivré pour une méthode de fabrication d’un produit alimentaire peut tout à fait protéger indirectement la saveur du produit. Si la dite méthode de fabrication est intrinsèquement liée à la saveur du produit et que la méthode revendiquée satisfait les exigence du droit de la propriété industrielle. Il peut ainsi exister une protection, quoi qu’indirecte et limitée dans les faits. Le droit américain est également ouvert à cette possibilité. Le droit des marques offre l’éventail de protection le plus intéressant pour celui qui souhaiterait obtenir de tels droits. Le Lanham Act de 1946 affirme qu’il est possible de déposer des marques olfactives, auditives et également « gustatives » (Lanham Act of 1946 §2(f)). Dans l’affaire In Re Clarke, le TTAB (Trademark Trial and Appeal Board) a pour la première fois conféré un enregistrement pour une marque olfactive, tout en précisant que si une odeur était « fonctionnelle », c’est-à-dire qu’elle disposait d’une fonction autre que celle d’identifier le fabriquant du produit, alors aucun enregistrement n’est possible. En pratique enregistrer des marques olfactives est donc très compliqué puisqu’il est impossible d’enregistrer l’odeur d’un parfum car ce serait « le produit en lui-même » ainsi que l’odeur des produits ménagers pour la même raison. En France, il n’est pas possible d’enregistrer une marque qui consiste en une odeur ou un goût, car aucune représentation graphique n’est possible en l’état de la technologie. En revanche cela est possible pour les marques sonores. Le droit commun des contrats, en Europe ou aux Etats Unis, permet également de protéger un secret de fabrication ou « savoir-faire » et ce par une clause de confidentialité aux pénalités plus que dissuasives. En revanche, la qualification d’œuvre faisant défaut, cette protection potentiellement perpétuelle ne repose que sur la bonne foi du co-contractant. Dans les faits il est donc tout à fait possible de protéger le goût d’un produit alimentaire (ou donc son odeur) par le biais du secret industriel et commercial. Cela fonctionne même plutôt bien puisque de nombreuses recettes ou méthodes de fabrication relativement anciennes restent confidentielles à ce jour et cela sans aucun droit de propriété. Les accords ADPIC ou TRIPPS de l’OMC, qui avaient comme principal objectif d’étendre les règles de protection de la propriété intellectuelle des pays développés aux pays dits « en voie de développement », ne font en termes de droit d’auteur que suivre la Convention de Berne. Ils ne sont donc pas en mesure de précipiter une évolution du droit en direction d’une reconnaissance d’un tel droit de propriété intellectuelle.
Pour conclure:
Le droit d’auteur à l’échelle de l’UE et le copyright américains sont donc hostiles à une quelconque ouverture de la notion d’œuvre protégée à la saveur ou bien à la fragrance mais pour des raisons différentes. Le droit d’auteur de tradition européenne, d’inspiration française est hostile, peut-être par romantisme, à tout ce qui sonne comme une « exploration commerciale » du droit d’auteur, qui pourrait ne contenter que quelques industriels, ne rien apporter aux artistes et représenter un défi juridique et technique impressionnant. Le copyright américain, de conception utilitariste (les Etats unis n’étant pas une grande puissance culturelle au moment de l’indépendance : « Science and useful arts») et plus matérialiste y est quant à lui hostile pour des raisons techniques évidentes, soulevées également par le juge européen (le goût et l’odorat sont des sens chimiques, mal compris) et aussi car l’utilité pour la société et les consommateurs américains d’une telle reconnaissance reste à démontrer. De manière plus générale, sans même se poser la question du droit d’auteur, il est difficile d’imaginer que l’on puisse conférer à un individu la propriété d’une chose qui n’est pas tangible, que l’on ne peut ni percevoir avec certitude ni représenter par le trait d’un crayon ou par une méthode scientifique reconnue. Il ne faut néanmoins pas totalement écarter la possibilité qu’un élargissement de la notion d’auteur se fasse sous la pression des évolutions, notamment technologiques, de l’économie nouvelle, au détriment d’une conception traditionnelle comme on peut l’imaginer d’ores et déjà dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Bibliographie :
Directive 29/2001 CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information.
Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 8 novembre 1983, 82-13.547, Publié au bulletin
Nicolas Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 4eme édition, LGDJ, (2016).
Lanham Act of 1946, amended, article 15 of the US Code, United States Congress.
Copyrights Act of 1976, amended, article 17 of the US Code, United States Congress.
Constitution of the United States, Article I, Section 8, Clause 8; “Copyright Clause”.
Convention de Berne sur la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886.
United States Supreme Court, Feist Publications Inc v Rural Telephone Service Co., 499 U.S. 340
In Re Clarke, Trademark Trial and Appeal Board (1990) 17 U.S.P.Q.2d 1238
Code de la propriété intellectuelle
www.inpi.fr ; FAQ ; Peut-on déposer une odeur ou un goût en tant que marque ? https://www.inpi.fr/fr/faq/peut-deposer-une-odeur-ou-un-gout-en-tant-que...
Arrêt « Infopaq » de la CJUE, quatrième chambre, du 16 Juillet 2009.
Arrêt « Painer » de la CJUE, troisième chambre, du 1er Décembre 2011.
Russ Pearlman: Recognizing Artificial Intelligence (AI) as Authors and Inventors Under U.S. Intellectual PropertyLaw, 24 RICH. J. L. & TECH. no. 2, 2018