A propos de la décision HAMDAN v. RUMSFELD, COUR SUPREME DES ETATS-UNIS, 29 JUIN 2006, par Jérôme Marty
Hamdan v. Rumsfeld constitue une des décisions les plus importantes jamais rendues par la Cour Suprême en matière de droit international et de répartition des pouvoirs en temps de guerre. En infligeant un revers à la politique menée par l’administration Bush depuis le 11 Septembre, la Cour décide que l’article 3 des Conventions de Genève 1949 s’applique aux membres d’Al Qaïda faits prisonniers dans le cadre de la guerre contre le terrorisme qui doivent bénéficier des protections qu’il offre.
La décision de la Cour Suprême des Etats-Unis Hamdan v. Rumsfeld du 29 juin 2006 est considérée par certains juristes américains comme la décision la plus importante ayant jamais été rendue par la plus haute instance judiciaire américaine en matière de droit international et de répartition des pouvoirs en temps de guerre dans le système américain S. Solomon and D. Kaye, The Interna.... Dans cet arrêt, Hamdan, chauffeur et garde du corps d’Oussama Ben Laden capturé par les forces américaines lors de la guerre en Afghanistan et détenu à la base militaire de Guantanamo, conteste la validité des commissions militaires créées par le Président Bush pour juger les membres d’Al Qaïda en arguant notamment qu’elles sont contraires aux protections garanties par les Conventions de Genève de 1949. De son côté, l’administration américaine avait dès le début de la guerre contre le terrorisme annoncé que, si elles s’appliquaient aux membres des forces armées afghanes des talibans, les Conventions de Genève ne s’appliqueraient en revanche pas aux terroristes d’Al Qaïda et que, en tant que Commandant-en-chef des armées, le Président était libre de créer des tribunaux spéciaux pour juger ces prisonniers. Après avoir été débouté par la Cour d’Appel du District de Columbia, Hamdan introduit un recours devant la Cour Suprême. En examinant la légalité des commissions militaires, la Cour Suprême soulève le problème du statut juridique des membres d’Al Qaïda faits prisonniers dans le cadre de la guerre contre le terrorisme et de l’application ou non à ce conflit des Conventions de Genève de 1949 et des protections qui y sont attachées. En concluant à l’application, dans une certaine mesure, de ces conventions, la Cour inflige un revers cinglant à l’administration Bush et cette décision marque d’ores et déjà un tournant dans la conduite de la guerre contre le terrorisme. En outre, cet arrêt illustre parfaitement le rapport entre les droits américain et international et la façon dont la Cour Suprême prend en compte et interprète celui-ci. Enfin, la France étant elle aussi engagée aux côtés des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme international, il est intéressant d’examiner les moyens dont elle dispose pour appréhender un problème similaire et la réponse qu’elle y apporterait.
L’applicabilité des Conventions de Genève
Le premier problème auquel la Cour se trouve confrontée dans cet arrêt concerne l’applicabilité des Conventions de Genève de 1949. Cette question comprend en réalité deux parts : ces conventions sont-elles invocables devant les juridictions américaines de manière générale et couvrent-elles la guerre contre le terrorisme en particulier ? La Cour d’Appel avait répondu de manière négative à ces deux questions. Concernant la première, la Cour Suprême renverse la décision de la Cour d’Appel et conclut à l’invocabilité des Conventions de Genève devant les juridictions américaines. Toutefois, elle refuse de se prononcer sur le caractère direct ou indirect de ces Conventions. Tout au long de cette décision, la Cour montrera en effet une forte réticence à interpréter directement les normes de droit international, préférant toujours utiliser des instruments domestiques, y compris quand leur force juridique est inférieure à celle d’un traité. Ainsi, la Cour considère que les Conventions de Genève font partie du droit américain non pas parce qu’elles seraient d’effet direct, mais en se fondant sur l’article 21 du Uniform Code of Military Justice (UCMJ) qui les intègre au droit américain au même titre que le droit international coutumier des conflits armés. La Cour conclut donc à l’applicabilité des Conventions de Genève en droit américain sans avoir à se prononcer sur la question de leur effet direct ou indirect, question qui en France ne se poserait pas, les Conventions ayant été intégrées au système juridique français par un décret de 1952 et leurs dispositions étant reconnues comme d’effet direct. Concernant la deuxième branche de la question, la Cour Suprême a conclu que la situation de la guerre contre le terrorisme était couverte par les Conventions de Genève de 1949. Le problème résidait ici dans la nature même du conflit en cours. En effet, celui-ci n’était pas assimilable à une guerre civile de par sa dimension internationale mais se distinguait aussi des conflits internationaux classiques en ce qu’il n’opposait pas deux Etats mais un Etat et une organisation terroriste dépourvue de personnalité juridique internationale. La position de l’administration américaine était que ce conflit était d’un nouveau type, non couvert par les Conventions de 1949. La Cour adopta cependant une position contraire en interprétant directement les dispositions des Conventions et notamment leurs articles communs 2 et 3 pour conclure que la position du Gouvernement ne respectait pas la « logique fondamentale » des Conventions. En effet, l’article 2 prévoit que les Conventions s’appliqueront en cas de « conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes » tandis que l’article 3 prévoit leur application « en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international ». Contrairement au Gouvernement, la Cour note que « la portée de l’article 3 doit être aussi large que possible » et privilégie une interprétation littérale de cette disposition, ne se limitant pas aux seuls cas de conflits internes, mais incluant tout type de conflit n’opposant pas deux Nations. L’article 3 s’applique ainsi à la guerre contre le terrorisme qui oppose un Etat à une entité non-étatique et n’est donc pas de « caractère international » au sens des Conventions de Genève. La France n’a pas eu à notre connaissance à se positionner sur cette question. Cependant, cette interprétation par la Cour Suprême est conforme à celle généralement retenue par le droit international qui considère que l’article 3 s’applique « dans tous les conflits, pas seulement les conflits armés internes » Nicaragua c/ Etats-Unis, CIJ, 1986 indifféremment à la nature du conflit Procureur c/ Tadic, TPIY, 1995, aussi la France devrait retenir une solution similaire si cette question se présentait à elle.
Statut des terroristes et protections assorties
Après avoir déterminé que les Conventions de Genève étaient applicables devant les juridictions américaines traitant du cas de personnes faites prisonniers dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, la Cour devait se pencher sur les protections dont ces détenus devaient bénéficier selon ces Conventions. Le statut des membres du réseau Al Qaïda était déterminant pour apprécier la nature et l’étendue des protections prévues par les Conventions de Genève dont bénéficierait Hamdan. Le Gouvernement américain qualifie les combattants appartenant à Al Qaïda qui s’opposent aux troupes américaines d’enemy combatants. Cependant, un tel terme est introuvable dans le texte des Conventions de Genève, aussi la Cour dû-t-elle déterminer si les combattants d’Al Qaïda faits prisonniers par l’armée américaine faisaient partie des personnes protégées aux termes des Conventions. La Troisième Convention de Genève prévoit un certain nombre de protections pour les prisonniers de guerre. Cependant, la Cour Suprême, tout comme le Gouvernement, considère que les terroristes du réseau Al Qaïda ne répondent pas à la définition de prisonniers de guerre selon les termes de l’article 4 de la Convention et sont donc assimilables à des civils. La Quatrième Convention prévoit une protection pour les personnes civiles victimes de conflits armés, néanmoins, la Cour note que cette protection cesse de jouer lorsque ces personnes participent aux hostilités. Ainsi, les membres d’Al Qaïda sont des combattants illégaux ne bénéficiant d’aucune des protections spécifiques prévues par les Conventions de 1949 mais seulement des protections minimales « reconnues indispensables par les peuples civilisés » prévues par l’article 3 commun. La situation pourrait, sur ce point, être quelque peu différente pour la France. En effet, contrairement aux Etats-Unis, la France est, depuis 2001, partie au Premier Protocole Additionnel aux Conventions de Genève (Protocole I) qui prévoit un certain nombre de protections pour des personnes n’étant pas protégées par les Conventions initiales et auxquelles pourraient se rattacher les membres du réseau Al Qaïda. Ainsi, la Section II de ce Protocole crée un statut spécifique de combattant qui complète celui de prisonnier de guerre prévu par la Troisième Convention et qui englobe toutes les forces armées participant aux hostilités même celles « non reconnues par une Partie adverse » (article 43.1). L’article 44 du Protocole I stipule que tout combattant tombant aux mains de l’ennemi bénéficiera du statut de prisonnier de guerre et des protections qui y sont attachées. L’article 44.4 prévoit en outre que s’il ne se distingue pas de la population civile, le combattant tombé aux mains de l’ennemi ne pourra bénéficier du statut de prisonnier de guerre mais continuera à jouir de son statut de combattant et de protections en tous points similaires à celles accordées aux prisonniers de guerre par la Troisième Convention de Genève et le Protocole I. Ainsi, le statut des membres d’Al Qaïda prenant part aux hostilités dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ne sera pas le même selon que ceux-ci tombent aux mains de la France ou des Etats-Unis du fait que la France est partie au Protocole I tandis que les Etats-Unis ne sont liés que par la Troisième Convention. Cette différence de statut a des répercussions sur la nature et l’étendue des protections accordées aux membres d’Al Qaïda faits prisonniers. Ceux-ci ne relevant pas d’une catégorie de personnes protégées au titre des Conventions de 1949 ne bénéficient aux Etats-Unis que des protections minimales offertes par l’article 3 commun à ces Conventions. La Cour considère cependant que ce standard minimum est suffisant pour rendre illégales les commissions militaires créées par le Président Bush aux fins de juger les membres d’Al Qaïda. En effet, l’article 3 protège les détenus contre « les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés » (article 3.1d)). Or, les commissions militaires américaines présentaient certains caractères incompatibles avec cette provision : elles pouvaient par exemple baser leur décision sur des preuves dont la défense n’avait pas connaissance si le juge déterminait unilatéralement que le contenu de ces preuves revêtait un caractère confidentiel ou présentait un intérêt de sécurité nationale. En conséquence, le défendant pouvait être – et avait d’ailleurs déjà été – exclu de son propre procès. En outre, la Cour note que les règles de procédures des commissions militaires autorisaient celles-ci à recevoir « n’importe quelle preuve qui … ‘présenterait un caractère probant pour une personne raisonnable’ », notant qu’une telle disposition rendait admissibles non seulement les preuves par ouï-dire (hearsay) mais aussi celles obtenues par coercition après avoir soumis l’accusé à la torture violant ainsi une seconde protection garantie par l’article 3 contre la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants (article 3.1a) et c)). Enfin, outre l’inexpérience des juges des commissions, la Cour notait que la défense ne disposait pas de véritable droit de recours et que les commissions n’étaient pas véritablement indépendantes, la décision finale revenant au Président. La Cour reconnaît la grande flexibilité des conditions posées par l’article 3 mais insiste sur le fait qu’elles « n’en sont pas moins des conditions » et conclut que « les commissions que le Président a créées ne respectent pas ces conditions ». Curieusement, la Cour se réfère aussi à l’article 75 du Protocole I pour arriver à cette conclusion alors même que les Etats-Unis n’en sont pas partie. En effet, la Cour considère que les dispositions de cet article relèvent du droit international coutumier en matière de conflit armé lorsqu’une personne tombe entre les mains d’un ennemi Taft, The Law of Armed Conflict Aft... et intégré au droit américain par l’article 21 du UCMJ au même titre que les Conventions de Genève de 1949 comme vu précédemment. Parmi ces dispositions, se trouvent explicitement mentionnés, outre les garanties déjà prévues par l’article 3, les droits pour un accusé d’être jugé en sa présence et de bénéficier de recours judiciaires auxquels sont contraires les règles de procédures des commissions militaires. Dans une hypothèse similaire en France, les mêmes protections s’appliqueraient sans qu’il soit nécessaire, en ce qui concerne l’article 75 du Protocole I, de s’interroger sur le caractère coutumier de ses dispositions, la France étant, contrairement aux Etats-Unis, partie à ce Protocole. En outre, comme nous l’avons vu, les membres d’Al Qaïda prenant part aux hostilités bénéficieraient du statut de combattant prévu par les articles 43 et 44 du Protocole I et jouiraient à ce titre, non seulement des protections minimales offertes par l’article 3, mais aussi de l’intégralité des protections offertes aux prisonniers de guerre par la Troisième Convention de Genève. La protection offerte dans un tel cas par la France engloberait donc toutes les protections reconnues par la Cour Suprême dans cet arrêt auxquelles viendraient s’ajouter le reste des protections prévues par la Troisième Convention.
Le rôle du Congrès
Cependant, en dépit de leur violation du droit international, les commissions militaires auraient pu être légales au niveau interne si le Congrès était intervenu dans leur création. En effet, le Président ne disposait que d’une compétence limitée pour instaurer ces commissions et devait le faire en accord avec le droit applicable aux Etats-Unis, dont le droit international intégré par l’article 21 du UCMJ. Néanmoins, des commissions strictement similaires auraient été légales si le Congrès, et non le Président, les avait créées. En effet, selon l’article 6 de la Constitution Américaine, le droit international n’a qu’une valeur équivalente à celle des lois, contrairement à la France qui lui reconnaît une valeur normative supérieure à celle des lois (art. 55 de la Constitution). Ainsi, aucun contrôle de conventionalité n’est prévu en droit américain au cas où une disposition législative serait contraire au droit international préexistant et les commissions militaires auraient pu être rendues valides bien qu’elles violassent le droit international si elles avaient été mises en place par une loi votée par le Congrès. Cependant, si le Congrès intervint en adoptant le Military Commissions Act 2006, il corrigea dans cet instrument la plupart des problèmes dénoncés par la Cour dans Hamdan.
Bibliographie sélective :
Ouvrages spécialisés :
- Comité International de la Croix-Rouge, Commentaires des Conventions de Genève, ICRC Publications, 1952.
- International Institute for Humanitarian Law, Declaration on the Rules of International Humanitarian Law Governing the Conduct of Hostilities in Non-international Armed Conflicts, International Review of the Red Cross, Septembre-Octobre 1990.
- Jennifer Elsea, Treatment of « Battlefield Detainees » in the War on Terrorism, Novinka Books, 2003.
- James P. Sterba, Terrorism and International Justice, Oxford University Press, 2003.
Articles :
- Jason Binimow, Designation as Unlawful or Enemy Combatant, American Law Report (185 A.L.R. Fed. 475), 2003.
- Ida L. Bostian, One Step Forward, Two Steps Backward: Hamdan v. Rumsfeld and the Military Commissions Act of 2006, Santa Clara Journal of International Law, 2006.
- Steven Solomon and David Kaye, The International Law of Hamdan v. Rumsfeld, 2007 Yearbook of International Humanitarian Law, 2007 (à paraître).
- Peter J. Spiro, Hamdan v. Rumsfeld, American Journal of International Law, Octobre 2006.
- Différents auteurs, Agora: Military Commissions Act of 2006, American Journal of International Law, Avril 2007.
Textes officiels :
- Constitution Américaine du 17 septembre 1787
- Constitution Française du 4 octobre 1958
- Conventions de Genève III et IV de 1949
- Protocole I additionnel aux Conventions de Genève de 1949 de 1977
- Uniform Code of Military Justice
- Detainee Treatment Act of 2005
- Military Commissions Act of 2006
Décisions :
- Hamdi v. Rumsfeld, Cour Suprême des Etats-Unis, 2004 (542 U.S. 507, 124 S.Ct. 2633).
- Rasul v. Bush, Cour Suprême des Etats-Unis, 2004 (542 U.S. 466, 124 S.Ct. 2686).
- Boumediene v. Bush, Cour Suprême des Etats-Unis, 2007 (127 S.Ct. 1478).