La notion de « résidence habituelle » dans les affaires de divorce à l’épreuve des interprétations anglaise et française : une harmonisation en danger ? par Julie Thibault
La notion de résidence habituelle contenue dans le règlement (CE) n° 2201/2003, chef de compétence principal des tribunaux en matière de divorce, est comprise différemment en France et en Angleterre. Alors que les juges anglais distinguent clairement résidence habituelle et domicile et adoptent une approche fonctionnelle, les juges français ont une position opposée. Cela pose problème pour une bonne application du règlement. Une définition donnée par le droit communautaire serait souhaitable.
La Commission européenne et le Conseil ont présenté en 2006 une proposition de règlement (COM (2006) 399 final) visant à modifier le règlement (CE) n° 2201/2003 du 27 novembre 2003, dit « Bruxelles II bis », relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (JO L 338 du 23 décembre 2003). L’objectif principal est de remédier à l’insécurité juridique liée au système actuel, et due notamment à l’absence de droit matériel harmonisé en matière de divorce, mais aussi à la multiplicité des chefs de compétence des tribunaux des Etats membres, ces chefs n’étant pas hiérarchisés. La proposition de règlement reprend la notion centrale de résidence habituelle, critère de rattachement principal du litige au tribunal compétent, et énoncé à l’article 3 du règlement de 2003. La définition de la résidence habituelle s’est avérée épineuse. Elle est cependant essentielle à une application harmonisée du droit européen, en matière de compétence des tribunaux, mais aussi, si la proposition de 2006 venait à être adoptée, pour les questions de droit matériel portant sur les divorces. La Chambre des Lords a une approche concrète, pragmatique et fonctionnelle de cette notion. Elle a confirmé cette position à l’occasion de l’arrêt Mark v Mark du 30 juin 2005 (2005 UKHL 42), dans laquelle les juges anglais ont estimé qu’une épouse nigériane n’ayant pas l’autorisation de rester sur le territoire britannique pouvait cependant y avoir sa résidence habituelle. Aussi, l’irrégularité de sa situation ne l’empêchait pas de saisir les tribunaux anglais, et ces derniers étaient compétents pour statuer sur le divorce. Au contraire, la Cour de cassation française a adopté une position plus stricte dans son arrêt du 14 décembre 2005 (Bull. Civ. I, 2005, pp.425-426). Reprenant une définition donnée par la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), la Cour estime que la résidence habituelle implique une présence stable sur le territoire, accompagnée d’une volonté d’y fixer le centre habituel ou permanent de ses intérêts. Ces interprétations contradictoires soulèvent de nouveau une question posée tant par la doctrine anglaise que française : la résidence habituelle doit-elle répondre à une définition nationale ou communautaire, aux fins du règlement n° 2201/2003 ? Une question sous-jacente est celle de déterminer, dans un cas ou dans l’autre, la définition à retenir aux fins du règlement. Afin de répondre à ces questions, il faut examiner plus en profondeur l’ampleur de la contradiction entre la définition donnée par les juges anglais et celle des juges français, ainsi que leur impact respectif sur l’efficacité du règlement. Nous verrons que si la résidence habituelle est normalement opposée à la notion de domicile, comme il ressort clairement de la décision anglaise, cette opposition n’est pas si nette dans la définition de la Cour de cassation (I). De plus, le juge anglais semble plus enclin que le juge français à adopter une approche fonctionnelle de la notion (II). Ces différences nous feront finalement nous demander si une définition donnée par le droit communautaire est probable et désirable (III).
I. L’opposition entre résidence habituelle et domicile : acceptée en droit anglais, compromise en droit français.
La distinction opérée par les juges anglais.
L’affaire Mark v Mark jugée par la Chambre des Lords le 30 juin 2005 opposait deux époux de nationalité nigériane à l’occasion d’une instance de divorce. L’épouse avait introduit en juillet 2000 une demande de divorce devant les tribunaux anglais, alors qu’elle n’avait plus l’autorisation de rester sur le territoire britannique, Elle s’était fondée sur l’article 5§2 du Domicile and Matrimonial Proceedings Act 1973 (loi portant sur les affaires matrimoniales), qui reprend l’article 3 du règlement 2201/2003 et qui prévoit que les tribunaux anglais sont compétents pour connaître des affaires de divorce lorsque le demandeur a sa résidence habituelle sur le territoire depuis au moins un an. L’époux a soulevé la question de la compétence des tribunaux anglais, en contestant l’idée que l’épouse avait son lieu de résidence habituelle en Angleterre du fait de l’irrégularité de sa situation. La Chambre des Lords a considéré dans sa décision de 2005 que l’irrégularité de la présence de l’épouse sur le territoire britannique ne l’empêchait pas d’y avoir sa résidence habituelle. A cette occasion, les Lords anglais ont précisé la distinction opérée entre la notion de résidence habituelle et celle de domicile. Au paragraphe 33 de la décision, la Baronne Hale of Richmond rappelle que la résidence habituelle est assimilée à la notion de « résidence ordinaire » utilisée en droit anglais, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence Ikimi v Ikimi (2001 EWCA Civ 873), et qui implique la présence volontaire d’une personne sur un territoire, à des fins déterminées, et pour qu’elle y vive pendant une période plus ou moins longue. Il découle de la jurisprudence Kapur v Kapur (1985 15 Fam Law 22), dans la lignée de laquelle la décision de 2005 s’inscrit, que la présence sur le territoire pour y suivre un cursus éducatif est une fin déterminée, permettant de qualifier une résidence habituelle. Au contraire, la notion de domicile implique, en plus de la résidence, une intention de s’installer sur ce lieu de résidence de manière permanente ou indéfinie (§ 39 de la décision). Ainsi, en plus de la présence sur le territoire, il faut un élément intentionnel, appelé animus manendi (§46 de la décision).
La confusion des juges français.
Au contraire du juge anglais, la Cour de cassation française a considéré, dans son arrêt du 14 décembre 2005, qu’une épouse vivant temporairement en France pour permettre à sa fille de suivre sa scolarité n’y avait pas sa résidence habituelle aux fins du règlement (CE) n° 1347/2000, précédant le règlement n° 2201/2003. Les tribunaux français n’étaient donc pas compétents pour connaître du divorce. L’époux, demandeur, s’est pourvu en cassation contre l’arrêt d’appel qui avait rejeté la compétence des juges français. Dans la deuxième branche de son premier moyen, il a soulevé qu’à l’inverse de la notion de domicile, la notion de résidence habituelle au sens du règlement n° 1347/2000, n’impliquait qu’une « volonté de conférer à l’installation un caractère stable pendant la durée prévue mais non l’intention d’y demeurer définitivement et sans esprit de retour ». Alors que le juge anglais s’était référé à sa jurisprudence nationale pour qualifier la résidence habituelle, la Cour de cassation a rejeté cet argument, en reprenant la définition donnée par la CJCE dans d’autres contextes : la résidence habituelle est « le lieu où l’intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts ». Aussi, la résidence habituelle implique plus qu’une présence sur le territoire : il faut également une volonté de s’installer sur le territoire de manière permanente ou habituelle. On retrouve ici l’élément intentionnel dégagé par les juges anglais mais pour qualifier le domicile. L’article 102 du Code civil dispose que le domicile est le lieu où l’intéressé « a son principal établissement ». Le droit français n’exige pas la présence de l’intéressé sur ledit lieu pour qualifier le domicile, au contraire du droit anglais (A. Richez-Pons, JDI 2005 p.804). Mais la définition de la résidence habituelle donnée par le juge français se rapproche de l’idée de « principal établissement » contenue dans la notion de domicile.
L’impact de ces interprétations sur l’efficacité du règlement 2201/2003.
L’interprétation de la résidence habituelle donnée par la Cour de cassation a été très critiquée en doctrine. Il a notamment été suggéré que cette interprétation était trop stricte au vu des objectifs du règlement « Bruxelles II bis » (A. Richez-Pons, précité, p.813). En effet, la résidence habituelle semble exrpimer, pour reprendre les termes de cet auteur, « une proximité immédiate, géographique et matérielle entre le for et le litige », et ce critère « répond seulement à l’objectif de prévoir un chef de compétence supplémentaire offert aux parties ». Il importe donc de ne pas comprendre cette notion de manière trop restrictive. La référence à l’élément intentionnel de la résidence par la Cour de cassation, et au caractère permanent du centre des intérêts semble compromettre cet objectif du règlement. Au contraire, une version plus souple de la résidence habituelle, à l’image de celle adoptée par la Chambre des Lords, paraît plus compatible avec cet objectif.
II. L’approche fonctionnelle de la notion de résidence habituelle.
Une approche adoptée par les juges anglais.
Une des oppositions caractéristiques mises en avant par la décision Mark v Mark entre la résidence habituelle et le domicile consiste en ce que la première répond à une approche fonctionnelle, au contraire du deuxième. Il découle des termes mêmes de cette décision que la résidence habituelle est simplement une expression utilisée dans divers textes à des fins diverses, et peut donc avoir un sens différent selon l’objectif poursuivi. Au contraire, le domicile doit avoir une seule et unique signification, peu importe le contexte dans lequel il est étudié (§37 de la décision). Cette approche est clairement fonctionnelle, dans la mesure où la notion de résidence habituelle est « appréciée avec une intensité variable selon la finalité de la règle de droit qui la prend en compte » (Ph. Guez, Gaz. Pal. 2006 n° 56, p.14).
Une approche ignorée par les juges français.
La Cour de cassation a préféré se référer à une définition de la notion de résidence habituelle donnée par la CJCE dans d’autres contextes que celui des litiges en matière matrimoniale. Le juge français a considéré que la résidence habituelle était une notion autonome du droit communautaire. Par son approche, la Cour a privilégié une cohérence de la notion, peu importe le contexte dans lequel elle intervient. Elle ne s’est donc pas attardée sur les objectifs poursuivis par le règlement 2201/2003 pour y adapter la définition de la résidence habituelle. Il est possible que la Cour française ait également repris la définition communautaire dans un souci d’application uniforme de la notion de résidence habituelle dans les juridictions des Etats membres. Il n’en reste pas moins que le juge français n’a pas pris en compte les exigences propres au règlement « Bruxelles II bis » dans son appréciation de la question, et qu’il n’a pas jugé bon de s’adresser à la CJCE par le biais d’une question préjudicielle pour qu’une définition uniforme adaptée au règlement soit dégagée. Cette approche de la Cour a été critiquée par la doctrine française, comme allant à l’encontre d’une efficacité dudit règlement.
L’importance de l’approche fonctionnelle pour l’efficacité du règlement « Bruxelles II bis ».
Philippe Guez, dans sa note sous l’arrêt de la Cour de cassation (précitée), a souligné que « la définition de la résidence habituelle à laquelle se réfère la Cour n’a pas été conçue pour être appliquée à la compétence juridictionnelle » (p.14). En effet, le règlement 2201/2003 a pour objectif de fournir aux époux souhaitant divorcer un éventail de chefs de compétence, pour que les parties aient le choix du tribunal à saisir. La définition employée par la Cour de cassation semble trop rigide pour répondre à cet objectif (A. Richez-Pons, précité, p.813). Le reproche est donc fait à la Cour de cassation de ne pas avoir cherché à adapter la définition de la notion de résidence habituelle aux objectifs du règlement pour permettre la pleine efficacité de ce règlement. L’approche fonctionnelle des juges anglais semble plus appropriée.
III. Une définition communautaire de la résidence habituelle ?
Une définition souhaitée par la doctrine anglaise et française.
Au vu de la contradiction entre les différentes interprétations données de la résidence habituelle, la doctrine tant anglaise que française a exprimé le souhait que le droit communautaire en éclaircisse la définition. En effet, une interprétation différenciée conduit à une application variable du règlement 2201/2003 selon les Etats membres, et à une insécurité juridique quant à la compétence des tribunaux saisis. De plus, alors que la Cour de cassation a retenu une définition communautaire de la résidence habituelle, désignée comme « notion autonome », la Chambre des Lords a semblé retenir une acception nationale de cette notion. Suite à la décision rendue par la Cour de cassation en décembre 2005, qui a suscité les critiques de la doctrine, les auteurs ont formulé le souhait que la CJCE se prononce dans un futur relativement proche sur le sens à donner à la résidence habituelle, tout en espérant que la Cour de Justice adopte une approche fonctionnelle (Ph. Guez, précité, p.15). Même si une approche fonctionnelle fait craindre un éclatement de la notion et un manque de cohérence dans sa définition, elle permettra de consacrer une définition adaptée au but poursuivi par le règlement (A. Richez-Pons, précité, p.811). La Cour de cassation a notamment été critiquée pour avoir manqué l’occasion de poser une question préjudicielle à la CJCE à ce sujet (ibid.). Les auteurs anglais s’interrogent de la même manière, posant la question de savoir si la notion de résidence habituelle doit répondre à une définition nationale ou communautaire, et dans le deuxième cas de figure si la définition communautaire doit être propre à la matière matrimoniale ou si une transposition de la définition donnée dans d’autres matières est possible (R. Bailey-Harris, Fam. Law 2005, 35 (Nov), p.859). Il semble cependant que le législateur communautaire se soit toujours refusé à définir la notion en matière matrimoniale. La CJCE n’a quant à elle pas eu l’occasion de se prononcer à ce sujet, aucune question préjudicielle ne lui ayant été posée.
Le refus du législateur communautaire de définir la notion.
Anne Richez-Pons a souligné dans son commentaire de l’arrêt d’appel qui a précédé l’arrêt de 2005 à l’étude ici que « par principe, la résidence, simple ou qualifiée d’habituelle, n’est pas définie par les textes internationaux qui l’utilisent » (précité, p.806). De fait, la quasi-totalité des textes communautaires qui se réfèrent à la résidence habituelle ne définissent pas cette notion, ou seulement de manière laconique (précité, p.807). Il ressort des motifs de la proposition de règlement du Conseil relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière de responsabilité parentale (JOCE n° C 332 E, 27 nov. 2001, p.269), ainsi que du Guide pratique pour l’application du nouveau règlement Bruxelles II, que plutôt que de définir la notion de résidence habituelle, le législateur communautaire a préféré laisser le juge l’interpréter au cas par cas conformément aux objectifs et aux buts du règlement. La question de savoir précisément quel juge doit définir le terme reste ouverte. On peut cependant supposer qu’il revient au juge communautaire d’apporter cette définition, dans un souci d’application uniforme du règlement. De même, le Livre Vert sur le droit applicable et la compétence en matière de divorce publié en 2005 par la Commission européenne (COM (2005) 82 final), et la Proposition de règlement qui l’a suivi en 2006, présentée par le Conseil (précitée), font référence à la résidence habituelle comme chef principal de compétence des tribunaux en matière de divorce, sans cependant définir la notion. Une solution apportée par la CJCE ? Les auteurs anglais et français semblent se tourner vers la Cour européenne pour obtenir une définition harmonisée de la notion de résidence habituelle. En effet, si le législateur communautaire refuse de définir la notion, le juge européen pourrait le faire. Cette définition apparaît souhaitable au vu de la contradiction actuelle entre les approches des juges nationaux. Elle n’a cependant pas encore été apportée. En attendant, l’approche retenue par le juge anglais semble plus appropriée que celle du juge français pour répondre aux objectifs du règlement 2201/2003.
Bibliographie
Ouvrages
BLACK DBE J., BRIDGE J. et al.: A Practical Approach to Family Law, Oxford University Press, 8e éd., 2007, pp.84-89. BROMLEY P. M.: Bromley’s Family Law, Oxford, Oxford University Press, 10e éd., 2007, pp.32-35, pp.265-266. HAMILTON C., PERRY A.: Family Law in Europe, LexisNexis Butterworths, 2e éd., 2002, p.101. MAYER P., HEUZE V.: Droit international privé, Paris, Monchrestien, 8e éd., 2004, pp.426-435. NIBOYET M.-L., DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE G. : Droit international privé, Paris, L.G.D.J., 2007, pp.325-331.
Articles
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Textes
Règlement (CE) n° 2201/2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, 27 novembre 2003, JO L 338 du 23 décembre 2003. Livre Vert sur le droit applicable et la compétence en matière de divorce, 14 mars 2005, COM (2005) 82 final. Proposition de règlement du Conseil, modifiant le règlement (CE) n° 2201/2003 en ce qui concerne la compétence et instituant des règles relatives à la loi applicable en matière matrimoniale, 17 juillet 2006, COM(2006) 399 final, 2006/0135 (CNS). Domicile and Matrimonial Proceedings Act 1973, s.5(2).
Décisions
House of Lords, 30 juin 2005, Mark v Mark, No. 2005 UKHL 42. CASS. Civ. 1e, 14 décembre 2005, affaire n° 05-10951, Bulletin 2005 I N° 506 p. 425.