A propos de l’immunité de juridiction des Etats en droit social: analyse comparée des tribunaux américains et français, par Celine Tran

 

Résumé de Présentation

Du fait des nombreuses activités patronales des Etats, les immunités de juridiction sont fréquemment invoquées dans les litiges de droit social impliquant un Etat étranger. Dans ces situations, la question est de savoir si l’acte litigieux en question (licenciement ou toute autre rupture du contrat de travail) se rapporte aux actes « commerciaux » de l’Etat ou au contraire à ses actes de puissance publique. Il ressort de la jurisprudence tant française qu’américaine qu’un Etat sera fondé à se prévaloir de son immunité de juridiction si et seulement si l’employé exerçait des fonctions participant à l’exercice de la souveraineté de l’Etat. Toutefois, le juge américain semble privilégier une approche plus stricte que le juge français aux fins de cette détermination puisque le premier ne prendra en compte que la nature des fonctions de l’employé, alors que le second prendra en compte la finalité de l’emploi et les motivations de l’Etat employeur.

 

Introduction

Les immunités de juridiction constituent le domaine de droit international le plus couramment invoqué devant les juridictions nationales (Janis, Mark W. etNoyes, John E., International Law, Cases and Commentaries, 4ème ed., p. 346, WEST, 1997). Par conséquent, ce sujet est particulièrement pertinent dans l’examen des rapports entre droit interne et droit international. En particulier, les immunités de juridiction génèrent un contentieux extrêmement vaste en droit social. Les allégations de licenciement abusif ou autres ruptures du contrat de travail sont en effet nombreuses devant les juridictions internes du fait des activités patronales de l’Etat.

Selon un principe de droit international coutumier bien établi, les tribunaux d’un Etat ne peuvent connaître des litiges dans lesquels un Etat étranger est partie. Le principe d’immunité de juridiction des Etats découle des principes concomitants d’égalité souveraine des Etats, d’indépendance, de réciprocité et de courtoisie internationale. L’idée d’attraire un gouvernement étranger devant ses tribunaux paraissait non seulement injurieux d’un point de vue diplomatique et attentatoire à la « dignité des Etats souverains » (Currie, John H., Public International Law, 2nd ed., p. 365, Irwin Law, 2008), mais aussi incompatible avec le principe de non ingérence dans les affaires d’un autre Etat. Ces considérations expliquent pourquoi l’immunité de juridiction était considérée pendant longtemps comme absolue.

En France, la théorie absolue de l’immunité de juridiction a perduré jusqu’au XXème siècle. Face à la participation croissante des Etats dans les domaines économique et commercial, la France, à l’image d’autres pays, a adopté une théorie dite restrictive de l’immunité de juridiction. La théorie restrictive permet au juge de limiter l’immunité de juridiction d’un Etat étranger aux seuls actes accomplis dans l’exercice de sa puissance publique (jure imperii). A l’inverse, lorsque l’Etat accomplit des actes purement privés ou commerciaux (jure gestionis), l’immunité de juridiction peut lui être refusée. Les Etats-Unis ont connu une évolution similaire. En 1952, le conseiller juridique du Secrétaire d’Etat américain, Jack B. Tate, informa le Ministère de la Justice de la nouvelle position du pouvoir exécutif vis à vis de l’immunité de juridiction des Etats. La fameuse « Tate Letter », et la théorie restrictive qu’elle endossa, fut plus tard codifiée dans la Foreign Sovereign Immunities Act de 1976. En France, l’application de l’immunité de juridiction résulte du droit coutumier et n’a encore jamais été codifiée.

L’application de la théorie restrictive soulève des questions intéressantes en droit social puisqu’elle conduit le juge à déterminer dans quels cas un Etat employeur agit comme une personne privée et dans quels cas il agit en tant que souverain, or en droit du travail, cette distinction est difficile à discerner. Le droit social est le domaine juridique où le juge est le plus réticent à octroyer l’immunité aux Etats. (De Gouttes (R.), L’actualité de l’immunité de juridiction des Etats étrangers, Recueil Dalloz 2006 p. 606). L’immunité de juridiction étant au confluent de la souveraineté des Etats et du droit d’accès au juge, le juge doit trouver un équilibre entre ces deux principes fondamentaux, et cet équilibre se fait de plus en plus en faveur de l’employé. Cet article a pour objet de comparer la manière dont les tribunaux américains et français appliquent l’immunité de juridiction en droit social. Pour se faire, cet article commentera l’arrêt El-hadad v. United Arab Emirates, rendu par la Cour d’appel du District de Columbia en l’an 2000 (El-hadad v. United Arab Emirates, 216 F.3d 29 (D.C. Cir. 2000)) et le comparera à l’arrêt Mme Soliman c/ École saoudienne de Paris et a . (Cass. ch. mixte, 20 juin 2003 ; Mme Soliman c/ École saoudienne de Paris et a. : Arrêt n° 220 P, JCP éd. E 2003, n°27 act. 195).

Les critères de la jurisprudence américaine tels qu’énoncés dans l’arrêt El-hadad v. United Arab Emirates 

Mohamed Salem El-hadad, ressortissant égyptien, était employé par l’ambassade des Emirats Arabes Unis (EAU) à Washington en tant que comptable. L’ambassade licencia M. El-hadad et celui-ci intenta une action contre l’ambassade et l’Etat accréditant devant les juridictions américaines pour licenciement abusif. Les EAU opposèrent au demandeur l’immunité de juridiction prévue par le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA). Les juges du fond rejetèrent l’immunité des EAU, arguant que la relation de travail entre le demandeur et l’Etat était couverte par l’exception commerciale (FSIA § 1605(a)(2)) du simple fait de la nationalité tierce de l’employé. La Cour d’appel infirma ce jugement pour insuffisance de motivation, considérant que le tribunal aurait du examiner la relation de travail plus en détail avant de déterminer si l’exception commerciale s’appliquait. Se faisant, la Cour énonça plusieurs critères que les juges du fond doivent appliquer pour décider d’octroyer ou non l’immunité à un Etat employeur.

Le critère de la fonction publique

En premier lieu, la Cour rappelle que l’emploi de personnel par un Etat étranger n’est pas en soi une activité commerciale. Ainsi, l’immunité de juridiction a vocation à s’appliquer y compris en droit du travail. Alors que le FSIA ne définit pas le terme « commercial », les débats parlementaires précédant l’adoption de la loi mentionnent que les emplois du corps diplomatique, de la fonction publique et du personnel militaire sont des emplois gouvernementaux ou publics et donc non commerciaux. Ainsi, le premier indice est lié à la nature ou au régime de la relation de travail. Si M. El-hadad fait partie de la fonction publique des EAU, la rupture de son contrat de travail sera qualifiée d’acte de puissance publique et donc couverte par l’immunité.

Pour déterminer si un employé fait partie de la fonction publique, la Cour d’appel propose un faisceau d’indices prenant en compte : la définition de « fonction publique » dans le droit de l’Etat défendeur, le régime auquel est soumis le contrat de travail, les fonctions de l’employé, et l’incidence de sa nationalité tierce. Considérant ces indices successivement, la Cour conclut que M. El-hadad n’est pas un fonctionnaire des EAU.

Le critère de l’activité commerciale, entendu comme activité pouvant être exercée par une personne privée

Toutefois, la Cour admet qu’un employé non fonctionnaire peut tout de même exercer des fonctions gouvernementales. Ainsi, le raisonnement de la Cour doit se poursuivre sur le terrain de  la nature des activités exercées par l’employé.  En d’autres termes, la Cour doit déterminer si M. El-hadad exerçait une activité commerciale ou gouvernementale. La notion « d’activité commerciale » implique l’exercice de « pouvoirs pouvant être exercés par des personnes privées, à l’inverse des pouvoirs réservés aux souverains » (Saudi Arabia v. Nelson, 507 U.S. 349, 360 (U.S. 1993)). D’autre part, la nature commerciale d’une activité est déterminée par la nature des fonctions en cause et non par leur finalité (FSIA § 1603(d)). Ce raisonnement limite considérablement la portée de la définition « d’activité commerciale ». Il contraint le juge à déterminer uniquement si les fonctions d’un employé sont susceptibles d’être exercées par un particulier, sans prendre en compte les motivations de l’Etat. D’après les juges du fond, les fonctions de M. El-hadad étaient sans rapport avec l’exercice de la souveraineté des EAU et l’employé n’avait aucune fonction politique. Ses tâches étaient purement exécutoires et non discrétionnaires. Il effectuait un travail de comptabilité que tout autre comptable dans une entité privée pouvait effectuer. Par conséquent, M. El-hadad exerçait bien une activité commerciale, et les EAU ne peuvent se prévaloir de l’immunité de juridiction.

Les critères de la jurisprudence française tels qu’énoncés dans l’arrêt Mme Soliman c/ Ecole Saoudienne de Paris

L’approche du juge français est relativement similaire à celui du juge américain dans la mesure où les fonctions de l’employé occupent également une place prépondérante dans le raisonnement juridique. Un arrêt important de la chambre mixte de la Cour de cassation datant de 2003 illustre les critères appliqués par le juge français.

Mme Soliman, ressortissante égyptienne, était employée par l’Ecole Saoudienne de Paris, émanation du Royaume d’Arabie Saoudite, en tant que professeur de langue arabe. Suite au refus de l’Ecole de l’affilier au régime de sécurité sociale française, Mme Soliman intenta une action contre l’Ecole et l’Etat saoudien devant le conseil des prud’hommes. L’Arabie Saoudite opposa à Mme Soliman son immunité de juridiction, que le conseil des prud’hommes accepta. Les juges du fond fondèrent leur décision sur l’existence de deux clauses exorbitantes du droit commun insérées dans le contrat de travail de la demanderesse, adoptant ainsi un critère formaliste. Les prud’hommes considérèrent que la présence de clauses exorbitantes du droit commun suggérait que l’employée participait à un service public de l’Etat étranger – celui de l’enseignement – et donc que l’exception commerciale des immunités de juridiction ne pouvait jouer. Néanmoins, la Cour de cassation censura cette décision au motif que « les Etats étrangers ne bénéficient de l’immunité de juridiction qu’autant que l’acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces Etats et n’est donc pas un acte de gestion. » L’existence de clauses exorbitantes du droit commun était donc inopérante ; l’attendu de principe affirmant que seul la caractérisation de l’acte litigieux compte. L’intérêt de l’arrêt est triple: d’une part, la Cour rejette le critère formaliste; d’autre part, la Cour consacre avec force le critère de « la participation à l’exercice de la souveraineté » mais appliqué à l’acte litigieux et non à la relation de travail ; et enfin, la caractérisation de l’acte litigieux peut se faire en référence soit à sa nature ou à sa finalité.

En réalité, si le raisonnement de la Cour semble simple dans la mesure où seule la nature ou la finalité de l’acte litigieux est examiné, il ressort des commentaires de cet arrêt que la Cour continue toujours d’examiner la relation de travail et les fonctions de l’employé, à l’instar du juge américain.

Le critère de l’acte litigieux

Dans l’arrêt Mme Soliman, la Cour de cassation a considéré que l’acte litigieux – qui consistait à refuser l’affiliation de la demanderesse aux organismes de sécurité sociale – était un « acte de gestion administrative. »  S’il n’est pas contestable que le refus d’affilier une employée à la sécurité sociale française constitue un acte purement privé ou de jure gestionis, le critère de l’acte litigieux en lui-même prête en revanche à discussion. En effet, un acte litigieux en droit du travail – que ce soit le refus d’affiliation à la sécurité sociale, un licenciement ou toute autre mesure relative au contrat de travail – se rapporte d’avantage à un acte de gestion car il est généralement pris dans un but administratif et non dans un but de souveraineté de l’Etat. En adoptant ce critère, le juge français aura donc peu l’occasion d’accorder l’immunité à l’Etat employeur. 

Toutefois, lorsque l’acte litigieux concerne le licenciement d’un employé, il peut dans certains cas être qualifié d’acte de puissance publique lorsque l’employé exerce des fonctions participant à la souveraineté de l’Etat, notamment des fonctions politiques. En effet, il est parfaitement compréhensible qu’un Etat licencie un conseiller politique pour des raisons liées à sa souveraineté. A contrario, lorsque l’employé exerce des tâches administratives, techniques ou autrement sans rapport avec la souveraineté de l’Etat, son licenciement pourra difficilement être qualifié d’acte d’autorité. En l’espèce, ce n’était pas le licenciement de Mme Soliman qui était en cause, de sorte que la caractérisation de ses fonctions n’était pas nécessaire. Mais si cela avait été le cas, alors le juge aurait dû replacer l’acte litigieux dans le contexte plus vaste de la relation de travail afin de voir si le licenciement était motivé par les intérêts souverains de l’Etat. En l’espèce, l’employeur affirmait que l’enseignement de l’arabe conférait à l’employée une responsabilité particulière dans l’exercice d’un service publique en raison de la forte composante culturelle et religieuse attachée à la langue arabe. Cependant, et comme l’a conclu l’avocat général dans cette affaire, prendre en compte les particularités culturelles et religieuses d’un Etat pour déterminer s’il peut bénéficier de l’immunité serait un examen difficile et même déconseillé (De Gouttes (R.), L’évolution de l’immunité de juridiction des Etats étrangers, Etudes diverses, Rapport 2003 de la Cour de cassation).

Il ressort de ces considérations que le licenciement et le refus d’affilier un employé à la sécurité sociale sont finalement des actes différents puisque le premier peut être motivé par des considérations de politique souveraine, tandis que l’autre ne le peut pas. C’est parce que la Cour a de suite reconnu que le refus d’affiliation ne pouvait impliquer une quelconque politique de l’Etat qu’elle a considéré comme inopérant des considérations qui auraient été autrement pertinentes dans le cas d’un licenciement, tel que les clauses exorbitantes du droit commun et surtout la nature et finalité des fonctions de l’employée. En d’autres termes, si l’arrêt de la chambre mixte semble contredire l’approche du juge américain, c’est uniquement en raison des faits particuliers de l’espèce et de l’acte litigieux en question. Si la chambre mixte avait du statuer sur le licenciement de Mme Soliman, elle aurait sans nul doute utilisé des critères similaires à ceux énoncés dans l’arrêt El-hadad, en recherchant par exemple si Mme Soliman faisait partie de la fonction publique ou si elle exerçait des fonctions gouvernementales. Un arrêt récent de la chambre social confirme cette assertion (Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-45.618, FS P+B, L. c/ Etat fédéral des Etats Unis d’Amérique). Une différence cependant persiste entre la jurisprudence française et américaine : alors que le juge américain s’attache strictement à la nature des activités de l’employé, le juge français semble plus enclin à examiner la finalité de l’emploi.

Vers un strict cantonnement des immunités en droit du travail

Les approches américaines et françaises illustrent un mouvement tant jurisprudentiel que doctrinal tendant à restreindre le domaine des immunités de juridiction des Etats en droit social. A titre d’exemple, le critère de « responsabilité particulière dans l’exercice de la souveraineté de l’Etat », consacré en droit français et implicitement présent en droit américain est proche du critère retenu dans le projet d’articles de la Commission du Droit International sur les immunités de juridiction des Etats (voir Article 11(2)(a)). Du fait de la vulnérabilité de l’employé dans la relation de travail, les juges sont réticents à octroyer une « impunité » aux Etats lorsqu’ils agissent en employeur privé (Gachi (K.), L’immunité de juridiction, Revue de droit du travail 2010, p. 218). Il ressort des ces constatations que le droit interne n’hésite pas à circonscrire des principes de droit international par des principes concurrents de droit interne. En France, certains principes fondamentaux du droit du travail participent à l’ordre public social, justifiant ainsi la limitation de la souveraineté des Etats étrangers et la prééminence du droit interne sur le droit international. Autrefois perçues comme absolues, les immunités de juridiction des Etats ne sont plus à l’abri des régulations nationales, notamment économiques et sociales.

 

Bibliographie

I. Ouvrages generaux

  • Brownlie, Ian, Principles of Public International Law, 6ème ed., Oxford University Press, 2003, 742 p.
  • Currie, John H., Public International Law, 2nd ed., Irwin Law, 2008, 619 p.
  • Janis, Mark W. etNoyes, John E., International Law, Cases and Commentaries, 4ème ed., WEST, 1997, 821 p.

II. Articles et Commentaires

  • Gachi (K.), L’immunité de juridiction, Revue de droit du travail 2010 p. 218.
  • De Gouttes (R.), L’évolution de l’immunité de juridiction des Etats étrangers, Etudes diverses, Rapport 2003 de la Cour de Cassation.
  • De Gouttes (R.), L’actualité de l’immunité de juridiction des Etats étrangers, Recueil Dalloz 2006 p. 606.
  • Susan Kaufmann Nash, Recent Decisions of the United States Court of Appeals for the District of Columbia Circuit : Foreign Soveriegn Immunity, 69 Geo. Wash. L. Rev. 664 2000-2001.
  • Mahinga (J-G.), L’immunité de juridiction des Etats étrangers, La Semaine Juridique Edition Générale n°4, 21 janvier 2004, II 10010.
  • Mélin (F.), Conditions dans lesquelles un Etat étranger peut invoquer devant les tribunauxfrançais son immunitéde juridiction dans le cadre d'un licenciement, La Semaine juridique, édit. générale, n° 22, 27 mai 2009, Jurisprudence, n° 10097, p. 34 à 36, à propos de Soc. - 31 mars 2009.
  • Muir Watt (H.) Immunité de juridiction et acte de gestion, Revue critique de droit international privé 2003, p. 647.

III. Documents des organisations internationales intergouvernementales

  • Commission du Droit International, Projet d’Articles sur les Immunités Juridictionnelles des Etats et de leurs Biens, 1991.