Affaire Schatschaschwili c. Allemagne

ARRÊT SCHATSCHASCHWILI c. ALLEMAGNE – 15/12/15

 

 

                Dans son arrêt de Grande Chambre Schatschaschwili c. Allemagne, rendu le 15 décembre 2015, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a sanctionné l’Allemagne en raison d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d), qui exige le droit à un procès équitable et l’interrogation  des témoins à charge.

 

                Cette affaire concernait la condamnation par le tribunal régional de Göttingen en avril 2008 du requérant – M. Schatschaschwili – pour vol aggravé et extorsion de fonds. En l’espèce, le verdict rendu avait été influencé de façon déterminante par les dépositions des victimes O. et P., uniques témoins directs de cette infraction. Or le requérant se plaignait de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable en ce que ni lui ni son avocat n’avaient eu, à aucun stade de la procédure pénale dirigée contre lui, la possibilité d’interroger les victimes. Ces dernières, d’origine Lettone et craignant des représailles, avaient regagné leur pays d’origine sitôt après leurs dépositions faites au juge d’instruction. M. Schatschaschwili ayant été exclu de l’audition sans avoir pu désigner d’avocat pour le représenter, s’est trouvé dans l’impossibilité d’interroger ou de faire interroger à son tour les victimes et uniques témoins à charge.

Les deux victimes refusèrent en effet de témoigner au procès, indiquant qu’elles avaient été traumatisées par l’infraction. Par la suite, le tribunal du fond tenta par de multiples moyens de les amener à comparaître devant lui. En vain : ni l’assurance qu’elles bénéficieraient d’une protection en Allemagne, ni ses diverses demande d’entraide judiciaire auprès des autorités lettonnes ne se révélèrent fructueuses. En conséquence, le tribunal estima qu’il existait des obstacles insurmontables l’empêchant d’entendre les deux femmes, et ordonna que leurs déclarations faites auprès des policiers et du juge d’instruction soient lues à voix haute au procès. Outre les retranscriptions des dépositions des deux victimes, le tribunal disposait d’autres témoignages par ouï-dire ainsi que de preuves circonstancielles à charge, corroborant les affirmations de O. et P. Toutefois, au regard de l’importance que revêtaient ces déclarations, les Juges de Strasbourg ont estimé que les mesures compensatrices prises furent insuffisantes pour permettre au procès de revêtir un caractère équitable, le requérant n’ayant pu à aucun moment de la procédure faire usage de son droit de confrontation.

 

                Cet arrêt pose la question de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions les déclarations d’un témoin anonyme ou absent peuvent-elles emporter la reconnaissance de culpabilité d’un défendeur, sans pour autant violer son droit à un procès équitable. Avant de nous arrêter sur les réponses françaises et allemandes à cette problématique (II), nous nous intéresserons à la jurisprudence de la CEDH en la matière, et étudierons l’apport de l’arrêt étudié (I).   

               

I. Une jurisprudence européenne en évolution

 

                En 1988, dans son arrêt Schenk c. Suisse (CEDH, gde.ch., 12/07/88, n° 10862/84), la Cour déclarait que « la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne ». Malgré cette liberté de principe laissée aux Etats parties à la Convention, les juges de Strasbourg n’hésitent pas à considérer certaines preuves comme irrecevables, dès lors qu’elles heurtent les droits et libertés protégés par la Convention. L’arrêt de 1993 Saïdi c. France (CEDH, gde ch., 20/09/93, n° 14647/89), affirmant que l’absence de toute confrontation du requérant avec un témoin à charge déterminant le privait d’un procès équitable, en est une belle illustration. Ce principe strict a été appliqué pendant une vingtaine d’années et fut notamment retranscrit dans la législation française, à l’article 706-62 du Code de procédure pénale (infra). Toutefois, les arrêts Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni (CEDH, gde ch., 15/12/11, n° 26766/05 et 22228/06) ainsi que Schatschaschwili c. Allemagne (CEDH, gde ch., 15/12/15, n° 9154/10) sont venus adoucir et préciser ce principe.         

 

Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni, l’inflexion d’une jurisprudence constante stricte. Dans cet arrêt de 2011, la Cour a validé la condamnation du requérant par la justice britannique, bien que prononcée sans confrontation aucune entre le défenseur et l’unique témoin à charge. Les Juges, considérant pourtant bien la déposition litigieuse de la victime comme « déterminante » au sens de la jurisprudence Saïdi c. France, c’est-à-dire susceptible d’emporter la décision sur l’affaire, ont affirmé que cette absence de confrontation avait été compensée par les déclarations concordantes d’autres témoins ainsi que par les recommandations de circonspection faites par le juge aux jurés. Ce faisant, la Cour a opéré un adoucissement considérable de sa jurisprudence, en déclarant que quand bien même elle aurait constitué l’élément à charge unique ou déterminant, l’admission de la déposition d’un témoin absent à titre de preuve n’entraîne pas automatiquement violation de l’art 6 § 1.

                Pour justifier une telle prise de position, les Juges ont dans un premier temps rappelé un principe posé, inter alia, dans l’arrêt Taxquet  c. Belgique de 2010 (CEDH, gde ch., 16 /11/10, n°926/05) : lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, elle « doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable ». Puis, la Cour ajoute que, à l’instar des autres garanties procédurales, le droit à la confrontation ne va pas sans exceptions. Partant, elle en conclut que le critère de la preuve unique ou déterminante ne doit pas être appliquée « de manière rigide ou en ignorant totalement les spécificités de l’ordre juridique concerné ». Afin d’éviter une automaticité de la violation de l’art 6 § 1 en pareil cas, la Cour met en place un système en trois étapes, permettant d’examiner si la procédure dans son ensemble a revêtu un caractère équitable. La cour doit donc rechercher :

  1. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition ; puis
  2. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation ; et enfin
  3. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble.

La possibilité de prendre en compte l’existence de mesures compensatoires n’est pas nouvelle, puisque la Cour l’autorisait déjà pour les preuves par ouï-dire, lorsque celles-ci ne sont pas uniques ou déterminantes (CEDH, gde ch., Doorson c. Pays-Bas, 26/03/96, n° 20524/92).  Toutefois, en l’acceptant également pour des éléments de preuves revêtant une force probante majeure, il semble que les juges ont, par cet arrêt, réduit les droits de la défense. C’est d’ailleurs l’avis émis par les juges Sajo et Karakas dans leur opinion partiellement dissidente. Selon eux, Al-Khawaja et Tahery consacrerait la possibilité d’une atteinte au droit de confrontation, « dernier rempart du droit de se défendre, au nom d’un examen dans son ensemble de l’équité du procès ».  

 

Le « critère Schatschaschwili ».  Dans l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne, les juges ont repris le système en trois étapes de la jurisprudence Al-Khawaja et Tahery  c. Royaume-Uni pour l’appliquer aux faits de l’espèce, et ont apporté quelques précisions quant aux modalités de son application.

Respectant l’ordre prescrit par l’arrêt Al-Khawaja, la Cour a dans un premier temps recherché si l’absence au procès des témoins O. et P. se justifiait par un motif sérieux. Les nombreux efforts du tribunal régional de Göttingen pour organiser une audition des deux victimes s’étant révélés vains, ce dernier avait estimé qu’il existait des obstacles insurmontables l’empêchant de les entendre dans un avenir proche. La Cour, procédant à une analyse détaillée des mesures entreprises par le tribunal pour permettre la confrontation des témoins et du requérant a également estimé que « le tribunal régional a déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui dans le cadre juridique existant ». Sur la foi de quoi, elle en conclut qu’il existait bien un motif sérieux justifiant la non-comparution des témoins.

Un motif sérieux ayant été reconnu, les dépositions faites par les victimes absentes ont donc pu être admises à titre de preuve. La deuxième étape du système Al-Khawaja consiste ensuite à déterminer si ces dernières ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant. A cette fin, la Cour relève que le tribunal régional de Göttingen a lui-même qualifié O. et P. de maßgeblichen Belastungzeuginnen, ce qui peut être traduit par « témoins à charge essentiels », mais aussi « importants », « significatifs », ou « déterminants » : le terme n’est donc pas dénué d’ambiguïté. Par ailleurs, les juges ont relevé que le tribunal n’a pas considéré les dépositions des victimes comme éléments à charge uniques, puisque d’autres témoignages d’importance moindre sont venus corroborer la version des victimes. Toutefois, constatant que O. et P. étaient les seuls témoins oculaires de l’incident en question, la Cour a estimé que les dépositions des victimes ont bien été « déterminantes ».

Enfin, les Juges ayant effectués les deux premières étapes de la jurisprudence Al-Khawaja, ils ont pour finir déterminé s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense. Dans un premier temps, ils ont analysé la façon dont le tribunal du fond a abordé les preuves non vérifiées, et ont conclu qu’il s’était livré à « un examen méticuleux de la crédibilité des témoins absents et de la fiabilité de leurs dépositions ». Ensuite, la Cour a observé que le tribunal régional a disposé d’autres témoignages par ouï-dire ou de preuves circonstancielles à charge, venant à l’appui des dépositions des victimes. Enfin, elle s’est penchée sur les mesures procédurales destinées à compenser l’impossibilité de contre-interroger directement les témoins au procès. Les juges ont constaté que les autorités de poursuite n’ont pas fait application des §§ 141 III et 140 I StPO, prévoyant la désignation d’un avocat pour représenter le requérant, qui aurait été en droit d’assister à l’audition des témoins devant le juge d’instruction (§ 168 c. II et V StPO). Estimant qu’il était parfaitement clair pour les autorités de poursuite qu’il risquait de ne pas être possible d’entendre les témoins lors d’un procès ultérieur, et constatant qu’elles n’ont malgré tout pas donné au requérant la possibilité de faire interroger O. et P., la Cour a considéré qu’une importante garantie procédurale avait été violée.

  Ainsi, déclarant la procédure inéquitable dans son ensemble en raison du fait que le requérant n’ait pu à aucun stade de la procédure interroger ou faire interroger les témoins à charge, la Cour a conclu a une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Ce faisant, elle confirme l’importance qu’elle accorde au stade de l’enquête pour la préparation de la procédure pénale, déjà affirmé dans l’arrêt Salduz c. Turquie de 2008 (CEDH, gde ch., 27/11 /08, n°36391/02). C’est d’ailleurs ce qui fait craindre aux juges Spielmann, Karakas, Sajo et Keller que la « clarification apportée par la Cour en l’espèce, à laquelle on se référera à l’avenir comme le « critère Schatschaschwili », ne puisse se résumer en une seule question, celle de savoir si la procédure était ou non équitable dans son ensemble ». A leur sens, pareil critère ne va pas dans la direction du renforcement des droits garantis par la Convention.

 

                Ainsi, après avoir longtemps considéré que l’absence de toute confrontation du requérant avec un témoin à charge déterminant était incompatible avec les règles du procès équitable, il apparaît que la Cour EDH s’est résolue à une solution moins stricte, et souffrant quelques aménagements. On retrouve cette différence de conception quant à l’admission d’une telle preuve entre la France et l’Allemagne. 

 

II. La problématique du témoin absent ou anonyme en Allemagne et en France  

 

                En France comme en Allemagne, les dispositions législatives relatives à la protection des témoins n’ont été que récemment introduites dans leurs Codes de procédure pénale respectifs : par la loi du 15 novembre 2001 en France et par deux lois des 30 avril 1998 et 11 décembre 2001 pour l’Allemagne. C’est particulièrement en cas d’application de ces règles que le défendeur risque de se retrouver dans l’incapacité de confronter un témoin à charge. Or, si l’on trouve de nombreuses similarités en ce qui concerne l’anonymat et la protection du témoin, la valeur de leurs dépositions ne revêt toutefois pas la même force probante dans les deux systèmes.   

 

                Une convergence quant à la protection à apporter au témoin. Des deux côtés du Rhin, un arsenal législatif similaire a été développé, afin de répondre au mieux au besoin de protection parfois nécessaire du témoin. Il s’agit d’un régime de protection générale, s’appliquant à tous les témoins et veillant à prévenir les pressions, menaces ou risques de représailles. En droit français, celui-ci est prévu au titre XXI du Code de procédure pénale, comportant les articles 706-57 à 706-63. En droit allemand, les divers paragraphes prévus à cette fin sont disséminés à travers le Strafprozess Ordnung (StPO).   

Ainsi, on retrouve dans les deux systèmes le droit pour le témoin de garder l’anonymat ; de déclarer une  adresse différente du lieu d’habitation (Art 706-57 CPP et § 68 StPO), ou pour l’Allemagne de ne déclarer que son nom (§ 200 I 3 & 4) ; ou encore la possibilité de procéder à une audition par visioconférence, avec si besoin un brouillage des voix (Art 706-61 CPP et § 247a StPO). En France, le défendeur peut contester cette procédure dans les 10 jours suivant la prise de connaissance du contenu de la décision, et demander à être confronté au témoin (Art 706-60).

Plus spécifiquement à l’Allemagne, et d’un intérêt certain pour l’arrêt étudié, il est prévu aux §§ 141 III en combinaison avec le § 140 I StPO, que l’autorité de poursuite puisse désigner un avocat pour représenter le requérant lors de l’audition d’un témoin susceptible de disparaître ou souhaitant garder l’anonymat. Toutefois, en vertu du § 168 c. II StPO, l’accusé peut être exclu si sa présence devait compromettre l’issue ou le but de l’audition, en particulier si l’on peut raisonnablement craindre qu’un témoin ne dirait pas la vérité en présence de l’accusé. Cela étant, s’il est exclu, son avocat est quant à lui en droit d’être présent.

 

Une divergence quant à la valeur accordée au témoignage sans confrontation. Les deux pays ont une approche différente de la question, correspondant peu ou prou aux deux conceptions s’étant succédé dans la jurisprudence de la Cour EDH.

En effet, la législation Française est restée conforme à l’arrêt Saïd c. France, et ne permet en conséquence aucune condamnation sur le seul fondement de la déclaration anonyme (art 706-62 CPC). Une petite distorsion entre le droit Français et l’ancien principe européen en vigueur apparaît toutefois : en effet, le « seul » fondement paraît être une exigence moindre que le fondement « déterminant ». La chambre criminelle de la Cour de Cassation, dans son arrêt du 10 mai 2006 (Cass. Crim, 10/06/10, n°05-82.826), a remédié à cela en imposant qu’une déclaration de culpabilité ne repose pas exclusivement sur des dépositions faites par des témoins non confrontés. Ainsi, le droit interne se révèle désormais plus protecteur que les exigences conventionnelles.

En Allemagne, le c’est le concept « salvateur » de vorsichtige Beweiswürdigung, c’est-à-dire d’appréciation prudente de la preuve par le juge, qui guide la réception du témoignage anonyme. Selon la jurisprudence développée par la Bundesgerichtshof (équivalent de la Cour de Cassation), et à l’instar de la législation française, une condamnation ne peut par principe se fonder, uniquement ou dans une mesure déterminante, sur les dépositions d’un témoin que ni au stade de l’instruction, ni pendant les débats, l’accusé n’a eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger. Toutefois, et comme on l’a vu dans l’arrêt étudié, elle admet que le juge se fonde sur la déposition du témoin dès lors qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour permettre la contradiction. Ainsi, la preuve sera tout de même admise au procès, à la condition que le juge l’apprécie « avec prudence et retenue ». Ce faisant, le juge viendra compenser les atteintes faites au droit lors de la procédure (BGH NJW 2003, 74, 75 ; BGHSt 31, 148, 154).

 

Avec l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne, la jurisprudence européenne concernant le témoignage à charge sans possibilité de confrontation pour le défenseur a donc une nouvelle fois évolué. Mais au regard de la très courte majorité obtenue au sein de la Grande Chambre (neuf voix contre huit), et des disparités existant parmi les différents Etats parties à la Convention, on ne peut que douter de la pérennité de cette solution.