COMPANIES ACT, 2013 : INTRODUCTION D’UNE RESPONSABILITE SOCIALE DES ENTRE- PRISES OBLIGATOIRE EN INDE

Introduction

La responsabilité sociale des entreprises (Corporate social responsibility (CSR)) que la commis- sion européenne a définie comme « un concept qui désigne l’intégration volontaire, par les entre- prises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » est devenue une priorité pour la majeure partie des Etats occidentaux, de plus en plus soucieux de l’impact de l’économie sur la société.

En effet, le concept de responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises (RSE) a commencé à se développer dès les années soixante dans la doctrine. Face aux enjeux liés à l’influence des en- treprises multinationales au niveau international et aux multiples scandales révélant les con- séquences dramatiques d’une mauvaise gestion comme l’accident de Bhopal en 1984 ou l’affaire Enron en 2001, il est apparu de plus en plus évident que les entreprises ne pouvaient pas se per- mettre de faire du profit au détriment des sociétés dont elles utilisent les ressources et la main d’œuvre. Dans un monde régi par l’économie de marché, les entreprises sont devenues de vérita- bles institutions qui doivent participer à la modernisation sociale et économique de nombreux pays, en particulier dans les pays en voie de développement tels que l’Inde. Il faudra cependant attendre les années 1990 pour voir émerger les premières normes internationales de RSE, tel le pacte mondial (Global Compact) des Nations Unies, énonçant dix principes à valeur universelle qui doivent être défendus par les entreprises.

La RSE est en principe volontaire, faisant d’elle du droit «mou» (Soft Law). Cela signifie que les entreprises ne sont pas légalement tenues de promouvoir ces principes et encore moins d’œuvrer dans leur sens. Le gouvernement indien semble ne pas vouloir se satisfaire d’une RSE volontaris- te, il a ainsi consacré dans le Companies Act, 2013, une obligation pour les entreprises les plus prospères d’œuvrer en matière de RSE. Il fait ainsi figure de pionnier en la matière en adoptant une RSE obligatoire (Mandatory CSR), mais soulève en même temps énormément de questions.

Nous analyserons d’abord les obligations en terme de RSE qui incombent aux entreprises indien- nes en vertu du Companies Act, 2013, puis nous verrons quelles en sont les lacunes et enfin nous ferons état des questions soulevées par la RSE obligatoire.

I. L’obligation de responsabilité sociale des entreprises consacrée par le Companies Act, 2013 en droit indien.

Le gouvernement indien à travers le Companies Act, 2013 impose aux entreprises de participer à leur échelle au développement et à la modernisation du pays. Ce sont les articles 134 alinéa 3 (clause (o) of sub-section (3) of section 134) et 135 du Companies Act, 2013 qui consacrent cette obligation.

1. Article 135

L’article 135 met en place l’obligation de RSE qui incombera désormais aux entreprises indiennes.

En effet, celui-ci dispose que chaque société ayant un bénéfice net supérieur ou égal à 5 milliards de roupies indiennes (approximativement 75 millions d’euros) pendant une année comptable, est tenue de constituer un comité de responsabilité sociale des entreprises auprès du conseil d’administration (Corporate Social Responsibility Committee of the Board). Le comité doit être composé de trois directeurs ou plus, dont un doit être indépendant (sub-section (1) of section 135).

Le comité de RSE a pour mission de rédiger et de recommander au conseil d’administration une charte de RSE (CSR Policy) qui doit indiquer les actions que la société doit entreprendre en con- formité avec les principes énumérés dans l’Annexe VII (Schedule 7) du Companies Act, 2013 (clause (a) of sub-section (3) of section 134) .

Le comité de RSE recommande également le budget à consacrer aux actions entreprises et con- trôle régulièrement la charte de RSE de l’entreprise (clauses (a) and (b) of sub-section (3) of sec- tion 135).

Le conseil d’administration (the Board) est par ailleurs chargé de veiller à ce qu’au moins 2% du bénéfice net moyen de la société des trois années comptables précédentes soient investis en RSE, conformément à la charte de RSE établie (sub-section (5) of section 135). Il est précisé que l’entreprise doit privilégier les communautés locales pour ses actions.

L’obligation consacrée ici est unique en son genre, puisqu’elle rend la RSE obligatoire pour les en- treprises concernées. Le droit français ne connait aucune norme similaire. Seul le droit saoudien semble avoir une disposition comparable, celle-ci prévoit que les entreprises doivent verser 2,5% de leurs bénéfices au gouvernement qui se charge ensuite de les redistribuer aux nécessiteux. Cette solution s’en rapproche mais l’obligation de l’article 135 reste originale en ce que ce sont les entreprises qui doivent mettre en oeuvre une politique de RSE.

2. Article 134 alinéa 3 (o)

L’article 134 alinéa 3 (o) du Companies Act, 2013 vient quant à lui créer une obligation de reporting dans le rapport annuel de l’entreprise.

En effet, celui-ci dispose que le rapport annuel du conseil d’administration doit détailler les mesu- res développées et mises en œuvre par l’entreprise en terme d’initiatives de responsabilité sociale des entreprises durant l’année.

Cette deuxième obligation incombant aux entreprises est tout à fait comparable à l’obligation de reporting extra-financier qui existe en droit français depuis 2001 et désormais en droit communau- taire depuis l’adoption de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 sur la publication d’informa- tions extra-financières et sur la diversité par les grandes entreprises et groupes. La directive de- vant être transposée avant le 6 décembre 2016 par les Etats membres, elle ne prendra effet qu’en 2017.

Contrairement à l’obligation de reporting française, qui trouve sa source actuelle dans l’article L. 225-102-1 du code de commerce, le droit indien ne donne aucune information sur la teneur des informations que doit contenir le rapport. On peut cependant supposer que les informations doi- vent être relatives aux objectifs contenus dans l’Annexe VII du Companies Act, 2013, et l’article 135 prévoit que le rapport annuel doit indiquer la composition du comité de RSE (sub-section (2) of section 135.

On remarque donc que le législateur indien affirme ici le rôle actif à jouer des grandes entreprises dans la promotion de la RSE, il laisse cependant beaucoup de questions ouvertes, notamment ce qu’il faut comprendre par RSE en droit indien.

II. Les lacunes des dispositions du Companies Act, 2013

L’obligation de RSE consacrée dans le Companies Act, 2013 est imprécise à la première lecture. Outre l’absence de définition légale de la notion de RSE, il est possible de ne pas se soumettre à cette obligation avec la règle du « comply or explain » et il n’est prévu aucune sanction pour le manquement à cette obligation. Enfin, de nombreuses sociétés à profit y échappent.

1. Absence de définition de la RSE

Il n’existe de définition de la RSE ni dans le Companies Act, 2013, ni dans aucune autre norme. Seul le renvoi à l’Annexe VII du Companies Act, 2013 dans l’article 135 permet de déduire qu’il s’agirait de ce que le législateur a voulu qualifier de RSE.

L’Annexe VII énonce que les entreprises doivent inclure dans leur charte de RSE des actions rela- tives à :

-  l’éradication de la famine et de la pauvreté,

-  la promotion de l’éducation,

-  l’égalité homme-femme,

-  la réduction de la mortalité infantile ainsi que l’amélioration de la santé des femmes enceintes,

-  la lutte contre les maladies,

-  la protection de l’environnement,

-  la formation des salariés,

-  la contribution au fonds d’aide national du premier Ministre (Prime Minister’s National Relief

Fund) ou tout autre fonds établi par le gouvernement central ou local pour le développement so- cio-économique ou aides et fonds pour le « bien-être » des castes et tribus inférieures, des femmes et autres minorités, et,

-  tout autre domaine qui pourrait être prescrit.

Cette liste reste très vague et ne donne aucune définition claire et précise de la RSE. Le législa- teur s’est vraisemblablement contenté d’énumérer les domaines dans lesquels il est le plus urgent d’agir. Le droit français ne donne pas non plus de définition franco-française de la RSE, on trouve seulement une simplification de la définition de la commission européenne (c.f. introduction) qui énonce que la RSE « est la déclinaison pour les entreprises du développement durable ».

Les droits indien et français se rejoignent en ce qu’ils semblent peu enclins à donner une défini- tion précise de la notion de RSE.

2. Une obligation peu contraignante avec la règle du « comply or explain » et l’absence de sanction

L’article 135 alinéa (5) du Companies Act, 2013 prévoit que si une entreprise manque à son obliga- tion de verser les 2% des bénéfices prévus par le même article, le conseil d’administration doit en spécifier les raisons dans le rapport annuel.

Avec cette disposition, le législateur offre aux entreprises la possibilité de ne pas se soumettre à l’obligation de RSE. Le « comply or explain » (soumettre ou justifier) n’est pas nouveau en matière de RSE. En effet, le reporting extra-financier français ménage aussi la possibilité aux entreprises de ne pas donner d’informations dans certains domaines dans leur rapport, sous réserve de le jus- tifier, explications vérifiées ensuite par un organisme tiers indépendant. De plus, il n’est fait nulle part état de la teneur des raisons qui pourraient justifier cette omission. Selon la doctrine, cette la- cune ouvrirait la porte à la corruption.

Dans le projet de loi pourtant, il avait été proposé d’obliger les entreprises à obtenir un certificat de respect de RSE (certificate of compliance of CSR) auprès du jurisdictional Registrar of Companies (équivalent du greffe du tribunal de commerce en France), du tribunal ou autre autorité. Le minis- tère en charge a cependant rejeté cette proposition en avançant que le rapport sera soumis au conseil d’administration.

En cas de manquement à l’obligation de RSE prévu à l’article 135, et si celle-ci n’est pas justifiée dans le rapport annuel, il n’existe absolument aucune sanction dans le texte. Par ailleurs, aucun mécanisme de contrôle ou de régulation de l’application de la charte de RSE instaurée par les en- treprises n’a été prévu.

3. Les entreprises échappant à l’obligation de RSE

Le Companies Act, 2013 ne s’applique pas à un certain nombre de sociétés qui sont absentes de ce texte. En effet, l’article 2 du Companies Act, 2013 précise que seules les sociétés incorporées dans cette loi, ou toute autre loi sur les sociétés antérieures, sont des sociétés. Sont donc exoné- rées de nombreuses sociétés à profits :

-  Les sociétés détentrices d’une Licence de commerce international (Global Business Licence (GBL)) de catégorie 1 au sens du Financial Service Act,

-  Les revenus des banques dérivés de transactions avec des sociétés étrangères et les sociétés détentrices d’une GBL,

-  Les sociétés du Indian Register of Shipping,

-  Les sociétés étrangères et trusts,

-  Les partenariats à responsabilité limitée (Limited Liability Partnership) et Partenariats (Part-

nership).

Cette autre lacune montre encore une fois les limites de cette obligation. Le droit français a d’abord également rigoureusement limité les entreprises concernées par l’obligation de reporting extra-financier, mais il a rapidement étendu le champ d’application.

Face à toutes ces lacunes, les auteurs et les acteurs économiques ne manquent pas d’arguments pour remettre en cause l’opportunité de cette obligation de RSE et le bien-fondé de la RSE en gé- néral.

III. Le débat créé par le Companies Act, 2013

1. Sur l’obligation de RSE issue du Companies Act, 2013

Ces dispositions du Companies Act, 2013 ont immédiatement fait débat, les auteurs, praticiens du droit et acteurs économiques sont unanimes pour remettre en cause l’opportunité d’une obligation de RSE en droit indien, en particulier sous cette forme.

D’abord, ils dénoncent la RSE obligatoire (Mandatory CSR) qui reviendrait à priver les actionnaires de leur droit. En effet, en prélevant une partie des bénéfices de la société, en plus de restreindre le pouvoir de décision des actionnaires, cette somme ne pourra ni leur être redistribuée sous forme de dividendes, ni être réinvestie au profit de l’entreprise.

Ensuite, il est reproché au Gouvernement de se décharger de ses obligations constitutionnelles au détriment des entreprises. Il est de son ressort d’établir des normes permettant de garantir le res- pect des principes constitutionnels. C’est dans la poursuite de cet objectif que l’Etat prélève des impôts et des taxes. L’Etat ne parviendrait donc pas à exécuter ses obligations constitutionnelles. Contraindre les entreprises à agir à la place des autorités les détourne de leur fonction première en les confrontant à des problèmes sociaux qu’elles ne sont pas capables de gérer.

La RSE obligatoire encouragerait aussi, selon certains, les entreprises à baisser les salaires, falsi- fier leur bilan et à tolérer les injustices. Les entreprises se serviraient davantage de la RSE pour en tirer un avantage fiscal plutôt que dans le but d’agir dans l’intérêt des parties prenantes.

Enfin, que doit-il advenir des efforts déjà mis en œuvre par certaines entreprises sur leur propre initiative, surtout quand ceux-ci ne rentrent pas dans les critères établis par l’Annexe VII du Com- panies Act, 2013 ?

2. Sur la RSE en général

Le concept de RSE ne fait pas l’unanimité depuis son apparition. En effet, certains auteurs con- sidèrent que la RSE n’est pas compatible avec la fonction de dirigeant d’une société, qui n’est res- ponsable qu’envers les actionnaires. Agir pour d’autres intérêts constituerait selon eux un man- quement à ses obligations. Par ailleurs, les dirigeants n’étant pas des professionnels du secteur social, ils ne seraient absolument pas qualifiés pour connaitre ces questions.

La RSE est une notion en constante évolution en Inde. L’entrée en vigueur de cette loi ne parvien- dra pas à ses fins dans la mesure où la RSE n’en est qu’à l’état embryonnaire.

Les grandes entreprises indiennes ont par ailleurs déjà conscience des enjeux. C’est l’exemple de Tata qui a adopté près de 3000 villages du Jamshedpur, y construisant des écoles et des cliniques, offrant des services sanitaires aux femmes enceintes et aux enfants, un planning familial, ou en- core en améliorant les conditions d’hygiène. De la même manière, Naveen Jindal et Ambanis ont « adopté » des villages du Karnataka et du Gujarat.

Conclusion

Avec le Companies Act, 2013, le législateur indien donne un signal fort au monde entier en affir- mant le rôle des entreprises dans le développement et la modernisation de la société. Cependant l’obligation de RSE qu’il consacre, ne semble pas en mesure de répondre efficacement aux pro- blèmes de développement et notamment de résoudre celui des immenses inégalités sociales dont souffre l’Inde à l’heure actuelle. En se déchargeant de ses responsabilités au détriment des entre- prises, l’Etat risque un sérieux revers. Il n’existe à l’heure actuelle aucune jurisprudence permet- tant de mesurer l’étendue du contentieux que vont générer ces nouvelles dispositions. Afin de con- tinuer sa démarche de responsabilisation des entreprises, le gouvernement indien pourrait peut- être encourager davantage les « Creating Shared Value » qui ont l’avantage d’être directement profitables aux entreprises.

Bibliographie

Ouvrages :

Company Law, Avtar Singh, Sixteenth Edition, Eastern Book Company 2015 Corporate Social Responsibility: A New Perspective, The Company Lawyer, 1997 CSR Initiatives of Indian Companies - A Study, Dr. VVSK Prasad 2009

The Link between Competitive Advantage and CSR, Michael E. Porter et Mark R. Kramer, Harvard Business Review, 2006

The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, Friedman, 1970

Textes légaux :

Code de commerce Companies Act, 2013

Décret n° 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en ma- tière sociale et environnementale

Internet :

http://www.csrfootprint.wordpress.com
http://www.diplomatie.gouv.fr
http://www.developpement-durable.gouv.fr
http://www.ec.europa.eu
http://www.justmeans.com
http://www.nextbillion.net
http://www.moneycontrol.com http://socialissuesindia.files.wordpress.com/2012/12/mandatorycsrinindia...

Articles :

India CSR : 2% Spend No Longer Mandatory, Government Rules, 25 Mars 2013 Gates, Buffet Meet Indian Billionaires, India Inc Against Mandatory CSR, 27 Mars 2013