Etat d'urgence, état d'exception et lutte contre le terrorisme au Royaume-Uni

Etat d'urgence, état d'exception et lutte contre le terrorisme au Royaume-Uni

 

“What characterizes an exception is principally unlimited authority, which means the suspension of the entire existing order[1]. Cette phrase, tirée de l’ouvrage Théologie Politique du philosophe et juriste allemand Carl Schmitt, grand théoricien de l’exception, souligne l’importance d’adopter, en temps d’urgence, des mesures supérieures ou dérogatoires à l’ordre commun. Mais qu’est-ce qu’une exception ? Pour citer encore Schmitt, l’exception est un « péril extrême, une menace à l’existence de l’Etat », que l’ordre juridique commun ne peut anticiper et appréhender.

L’état d’exception caractérise donc, dans un régime politico-juridique, la mise en œuvre par un gouvernement de mesures dérogatoires au droit commun – justifiées et rendues nécessaires par l’exception – afin que celui-ci puisse y répondre de manière rapide et décisive, et ainsi sauvegarder l’ordre public. Ces mesures consistent, dans la plupart des systèmes juridiques, en la levée de limitations pesant sur le pouvoir exécutif : par exemple, la facilitation des procédures judiciaires au moyen d’une restriction des libertés individuelles protégées par la loi et les traités.

Selon les pays, divers états régimes d’exception peuvent exister (état d’urgence, de siège, de guerre, etc.) avec des justifications vastes: terrorisme, crise économique, catastrophe naturelle, épidémie, guerre – plus généralement, tout trouble à la sécurité publique. Bien que les circonstances le rendent parfois nécessaire, l’état d’exception comporte un risque intrinsèque : que le gouvernement abuse de ce pouvoir, et profite de la levée de certaines contraintes qui pèsent habituellement sur lui pour agir de façon arbitraire – l’exception devenant alors un prétexte pour la prise de mesures liberticides et controversées.

Nous étudierons ici d’abord le régime de l’état d’exception au Royaume-Uni, sa source et ses limites (I). Nous nous attacherons ensuite à la législation anti-terroriste, à ses relations avec l’état d’exception, et à la mesure dans laquelle elle peut être soumise au contrôle judiciaire (II). Enfin, nous relaterons les affaires majeures dans lesquelles le gouvernement du Royaume-Uni a invoqué l’article 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et a ainsi suspendu son obligation de respect envers certains droits de l’Homme (III).

 

  1. L’état d’exception au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, les mesures d’exception sont à la disposition du gouvernement, sous la dénomination d’« emergency powers ». La base légale de tels pouvoirs ne se trouve pas dans la Constitution – tout comme en France où, malgré l’absence d’adoption du projet de constitutionnalisation en 2015, les seules références à un état d’exception restent à ce jour l’état de siège à l’art. 36 et l’art. 16, qui confère des pouvoirs exceptionnels au Président de la République. Le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » est en effet connu pour son absence de Constitution écrite, en tant qu’ensemble de textes fondamentaux régissant les pouvoirs, relations et institutions publics[2].

Historiquement, la plupart des pouvoirs d’urgence étaient liés à la « Prérogative royale ». Il est nécessaire avant d’aller plus loin de comprendre ce qu’est cette prérogative, ou plutôt cet ensemble de prérogatives, défini par Albert Venn Dicey comme le « résidu d’une autorité discrétionnaire ou arbitraire laissée légalement aux mains de la Couronne[3] ». Autrefois dévolu au Monarque, aujourd’hui à ses ministres, c’est une notion de Common Law floue : il n’existe pas de liste exhaustive ou juridiquement contraignante de prérogatives. Le Ministère de la Justice tenta néanmoins en 2009 d’en délimiter les contours. Il en ressortit que de nombreuses prérogatives royales étaient liées, parfois directement, à l’état d’urgence – par exemple, la protection diplomatique des ressortissants du Royaume-Uni à l’étranger, le choix et la révocation de ministres, la désignation du chef du gouvernement, le renvoi du gouvernement, ou encore l’interdiction de quitter le territoire.

Concrètement, le gouvernement peut exercer ses prérogatives royales par le biais des « Orders in Council », soit des pièces de législation élaborées par le Council, avec la seule approbation du monarque, qui deviennent du droit primaire – sortes d’ordonnance. De tels Orders étaient particulièrement utilisés en situation d’urgence, pour court-circuiter le processus législatif lent et fastidieux. Néanmoins, depuis le XIXe siècle, la tendance est à un retour du contrôle parlementaire (et aussi judiciaire) : soit en amont, en autorisant explicitement l’usage de la prérogative royale, soit en aval, en requérant l’approbation des Orders postérieurement à leur mise en œuvre. C’est le cas du Civil Contingencies Act de 2004, qui autorise et encadre les pouvoirs de la prérogative royale liés à l’état d’urgence.

Le Civil Contingencies Act de 2004[4] est la législation la plus récente en matière d’état d’exception. Il est divisé en deux parties majeures, la première établissant un cadre légal pour le rôle et la responsabilité des autorités locales en matière de protection civile, la seconde définissant les « emergency powers », et créant ainsi un cadre adapté pour l’adoption d’outils législatifs ou réglementaires particuliers qui s’avèreraient nécessaires en cas d’urgence. Cet état d’urgence est unique. Il vise à moderniser les différentes législations préexistantes – notamment l’Emergency Powers Act 1920, qui instaurait un état d’urgence en cas de perturbation de certains services ou besoins essentiels à la société civile, ou encore le Civil Defence Act 1948 (et 1950 pour l’Irlande du Nord) qui régissait la situation d’urgence en cas d’attaques étrangères hostiles. Avant l’adoption de cette loi, l’état d’urgence avait été utilisé plus d’une dizaine de fois, pour cinq raisons différentes : guerre, actions ouvrières industrielles, conflit nord-irlandais, catastrophes naturelles et terrorisme[5].

L’urgence peut désormais être liée à trois circonstances : un événement ou une situation menaçant sérieusement le bien-être des citoyens, un événement ou situation menaçant sérieusement l’environnement, ou bien une guerre ou des actes de terrorisme menaçant sérieusement la sécurité. Le Civil Contingencies Act de 2004 autorise le passage d’Orders in Council par le gouvernement – avec, nouveauté, la possibilité de le faire sans l’aval de la Reine – dans la mesure où celui-ci parvient à prouver que la menace non seulement est sérieuse, mais qu’une réponse publique urgente est nécessaire, et que les règlements d’urgence sont proportionnels à la menace elle-même ou à ses effets. Comme en France, cet état d’urgence peut être limité dans l’espace, et se concentrer sur une échelle régionale ou communale.

Différentes provisions de cette loi visent également à limiter les abus du gouvernement lors de l’usage des pouvoirs d’exceptions. Ainsi, certains droits de l’Homme bénéficient d’une protection particulière sous l’état d’exception : impossibilité d’interdire ou de faire interdire la participation à une grève ou une action industrielle, interdiction d’instaurer un service militaire, interdiction de modifier les procédures judiciaires, compatibilité avec le Human Rights Act et le droit de l’UE, possibilité de recours en justice. De plus, tous les règlements pris dans le cadre de l’état d’urgence doivent recevoir l’approbation du Parlement – qui peut les amender – sous sept jours, sous peine d’être nulles et sans effets. Enfin, tout état d’urgence dont la durée excède un an doit faire l’objet d’une enquête par l’un des conseillers privés, dont le rapport sera soumis aux deux chambres du Parlement.

Cette loi n’a subi aucune précision ou encadrement jurisprudentiel de la part des juridictions de Common Law : selon le principe de la souveraineté parlementaire, la législation primaire, votée par le Parlement, est l’expression de la volonté générale. Elle ne peut donc en elle-même être contrôlée mais seulement interprétée par le pouvoir judiciaire. Seule la législation secondaire – entre autres les règlements et autres actes du pouvoir exécutif, pris en application d’une loi - pourra faire l’objet d’un contrôle de légalité de la part des juges, par exemple à travers la doctrine d’ultra vires ou au regard de sa conformité avec la législation européenne ou la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Il est important de noter que la clause 25 du projet de loi prévoyait, à l’origine, l’obligation de considérer les actes de l’exécutif, passés en application de ladite loi, comme de la législation primaire. Ces actes exécutifs n’auraient donc pas été soumis au contrôle judiciaire – au même titre qu’un Acte du Parlement. Cette clause, qui fut abandonnée, aurait soulevé d’importants problèmes de conformité à l’Human Rights Act 1998 et aux différents traités internationaux protégeant les droits de l’homme.

 

  1. La lutte contre le terrorisme au Royaume-Uni

La lutte contre le terrorisme n’est pas nouvelle en Grande-Bretagne. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les autorités anglaises avaient déjà dû trouver des outils pour faire face aux attaques terroristes menées par l’IRA. Elle s’est néanmoins intensifiée, comme partout en Europe, depuis les années 2000, face à la monté du djihadisme, et suite aux attaques du 11 septembre 2001 à New-York et du 7 juillet 2005 à Londres.

Plus d’une dizaine de lois votées par le Parlement depuis 2000 ont donc trait au terrorisme – la dernière étant le Counter-Terrorism and Security Act 2015. La plupart de ces lois, en plus de définir le terme terrorisme, listent des organisations terroristes et de criminalisent divers actes, donnant à la police des pouvoirs spéciaux et leur autorisant des procédures spéciales. Ces pouvoirs sont vastes : par exemple, le Criminal Justice Act 2003 permet la détention d’une personne suspectée de terrorisme jusqu’à 14 jours (étendu à 28 jours par le Terrorism Act 2006) ; le Terrorist Asset-Freezing (Temporary Provisions) Act 2010 applique une résolution de l’ONU, et autorise le département du Trésor à geler les avoirs financiers de personnes suspectées de terrorisme. Toutes ces lois ont étendu la compétence des tribunaux anglais en matière de terrorisme, et facilité les procédures policières pour permettre une meilleure prévention et gestion des risques terroristes.

Cette législation anti-terroriste est néanmoins indépendante de l’état d’urgence défini dans le Civil Contingencies Act 2004. Et la mise en œuvre des pouvoirs policiers étendus par les Terrorism Acts ne nécessite pas une pré-qualification de situation d’urgence selon le Civil Contingencies Act. En effet les Terrorism Acts tendent seulement à faciliter la procédure criminelle et à augmenter, dans une certaine mesure, les pouvoirs policiers, dès lors qu’une personne est suspectée de terrorisme. Le Civil Contingencies Act, quant à lui, vise plutôt à organiser la réponse générale des collectivités et de l’Etat face à une menace quelconque. Il offre une vaste marge de manœuvre au pouvoir exécutif grâce à la possibilité de légiférer par ordonnances. Tout comme en France, l’état d’urgence semble donc être seulement un moyen parmi d’autres dans la lutte contre le terrorisme.

Les mesures prises dans le cadre des régimes d’exception peuvent, comme la plupart des actes exécutifs, être soumises à un contrôle judiciaire. Ainsi, dans Secretary of State v. Rehman 2001, et à la suite du 11 septembre, la Chambre des Lords – ici organe judiciaire et non législatif – confirma la décision du Secrétaire d’Etat d’expulser un Imam d’origine pakistanaise soupçonné d’être impliqué dans des activités terroristes en Inde.[6]

Cette même Chambre des Lords jugea en 2004, dans A. v. Secretary of State (ou affaire Belmarsh), que la possibilité de détenir pour une durée indéterminée des personnes non-ressortissantes du Royaume-Uni et suspectées de terrorisme était incompatible avec le Human Rights Act 1998. Le Gouvernement du Royaume-Uni, dans l’impossibilité d’expulser ces personnes vers leur pays d’origine en raison des risques de mauvais traitements qui y existaient, avait d’ailleurs demandé l’application de l’art. 15 CEDH pour déroger aux arts. 5 et 14 de cette même Convention. Les Lords reconnurent à la majorité l’existence d’une situation d’urgence, mais les mesures adoptées en application du Anti-Terrorism, Crim and Security Act 2001, Part IV, furent jugées disproportionnées et discriminatoires, car ne visant que les citoyens étrangers vivant sur le territoire britannique. La Chambre des Lords n’avait pas le pouvoir d’annuler la loi et se contenta donc de la déclarer incompatible avec le Human Rights Act 1998. Mais cela suffit pour que le gouvernement de Tony Blair abroge les dispositions jugées illégales et les remplace par une nouvelle législation compatible avec la protection des droits de l’Homme – en l’occurrence le Prevention of Terrorism Act 2005. A travers cette décision, le rôle et la portée des décisions du pouvoir judiciaire sont donc clairement établis : un contrôle de légalité des actes exécutifs, même passés en application d’une loi anti-terroriste, ou même pris dans le cadre d’Emergency Powers, est possible. Le motif de la situation d’urgence ne sera souvent pas contrôlé, car résultant d’une « décision politique ». Cependant la proportionnalité et les différentes façons de répondre à cette situation d’urgence peuvent bien, elles, faire l’objet d’un contrôle.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme confirma en 2009, dans A. and Others v. United-Kingdom – cf. infra -  en appel la décision de la Chambre des Lords, à savoir que l’invocation de l’art. 15 était valide car il y avait une situation d’urgence, mais que les mesures étaient disproportionnées. 

 

  1. Situations d’exceptions et art. 15 de la CEDH

L’article 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme autorise les gouvernements parties à la Convention, en cas de circonstances exceptionnelles, à déroger de manière temporaire, limitée, et contrôlée à leur obligation de garantir certains droits et libertés protégés par la Convention. Ce droit de dérogation ne peut être invoqué qu’en temps de guerre, ou en cas « d’autre danger public menaçant la vie de la nation » - situation pour laquelle l’état d’exception existe justement. Le principe de proportionnalité s’applique : les Etats ne doivent pas déroger à ces droits au-delà de ce que la situation exige, et les « autres obligations découlant du droit international » doivent être respectées. De même, certains droits protégés par la Convention sont indérogeables, quelles que soient les circonstances : droit à la vie (sauf actes de guerre), prohibition de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, prohibition de l’esclavage, et principe de légalité des délits et des peines.

L’intention officielle du Civil Contingencies Act 2004 était d’éviter les recours à l’art. 15 de la CEDH[7] ; néanmoins, bien souvent la conformité à l’art. 15 des règlements pris sur le fondement de cette loi dépendront de la portée et de l’intensité de ces règlements. Ainsi, à ce jour, aucune dérogation de l’art. 15 n’a été demandée quant à l’application du Civil Contingencies Act.  Il n’en est pas de même concernant les pouvoirs exceptionnels mis en œuvre dans la législation anti-terroriste.

Suite aux nombreux attentats terroristes survenus dans le conflit anglo-irlandais au début des années 1970, le gouvernement nord-irlandais dut prendre des mesures d’exceptions en termes d’arrestation, de gardes à vue préventives et de détention. Le Royaume-Uni invoqua 6 fois l’art. 15 devant le secrétaire du Conseil de l’Europe entre août 1971 et Décembre 1975. La Cour Européenne des Droits de l’Homme débouta l’Irlande en 1978, en reconnaissant l’existence d’une situation d’exception, et en permettant donc au Royaume-Uni l’exercice de ces pouvoirs exceptionnels (Ireland v. the United-Kingdom 18 January 1978 ECHR)[8]. Pareillement, dans Brannigan and McBride v. the United-Kingdom 26 May 1993 ECHR, la CEDH exclut tout doute quant à l’existence d’une urgence publique menaçant la vie de la nation, d’autant plus que le gouvernement du Royaume-Uni ayant précédemment demandé une dérogation à l’art. 15 CEDH. L’affaire concernait la garde à vue prolongée de deux personnes suspectées d’appartenir à l’IRA.

De nombreuses autres affaires liées au conflit irlandais ont été portées devant la CEDH, telles que Brogan and Others v. The United-Kingdom 1988¸ou encore Mc Cann and Others v. the United-Kingdom 1995 : la Cour trouva dans la première affaire une violation par le Royaume-Uni de l’art. 5§3 CEDH sur la présence du juge judiciaire lors de la procédure de garde à vue, et ce malgré le moyen du Royaume-Uni relatif aux circonstances difficiles et au terrorisme organisé ; dans la seconde affaire, une violation de l’art. 2 sur le droit à la vie (situation d’urgence mais en temps de paix).

Une autre dérogation fut déposée par le Royaume-Uni en 2001, suite aux attentats du 11 septembre à New-York. Craignant la présence de certains ressortissants étrangers sur son territoire, et dans l’impossibilité de les expulser (risques de mauvais traitements dans leur pays d’origine, art. 3 CEDH), le gouvernement britannique notifia une dérogation suivant l’art. 15, afin de mettre en place un régime de détention poussé, et potentiellement incompatible avec l’art. 5 relatif au droit à la liberté et à la sûreté. La Cour reconnut l’existence d’un danger public menaçant la nation, et ce alors même qu’aucun attentat n’avait encore frappé le Royaume-Uni. Toutefois, les mesures dérogatoires mises en place furent jugées disproportionnées (cf. supra : A. and Others v. the United-Kingdom 19 February 2009, ECHR).

 


[1] Carl Schmitt (1922), Political Theology: Four Chapters on the Concept of Sovereignty, The University Of Chicago Press, p.12

[2] Andrew Blick (2014), Emergency powers and the withering of the Royal Prerogative, The International Journal of Human Rights, p.196

[3] Ibid.

[5] Keith Ewing (2008), The political constitution of emergency powers: a comment, Cambridge University press, p.313

[6] Kent Roach, Judicial Review of the State’s Anti-Terrorism Activites: The Post 9/11 Experience and Normative Justifications for Judicial Review

[7] Walker and Broderick, The Civil Contingencies Act 2004, Oxford UP, 2006, p.227

[8] ECHR, Derogation in Times of Emergency, Factsheet (http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Derogation_ENG.pdf