L'application du régime spécial de détention en Italie confrontée aux exigences de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme

Dès son introduction, le régime spécial de détention prévu par l’article 41 bis de la loi pénitentiaire italienne de 1975 a été beaucoup critiqué et continue à faire débat encore aujourd’hui. Ce qui pose problème en particulier c’est la durée d’application de ce régime très rigide qui limite grandement les droits fondamentaux du détenu mais également les nombreuses restrictions prévues qui isolent complètement le détenu du monde intérieur et extérieur de la prison. Dans l’affaire „Provenzano”, la Cour EDH ne remet aucunement en cause ce régime. La Haute juridiction condamne l’Italie pour avoir renouvelé ce régime de manière automatique sans appréciation concrète de l’état de santé du détenu. L’Italie proclame le caractère préventif de ce régime de détention mais lorsqu’il est appliqué de manière automatique ne comporte-il pas une finalité punitive ? Pour éviter tout risque d’abus ou d’arbitraire, la Cour EDH tout comme la Cour de cassation italienne affirment que le décret de prolongation du régime spécial de détention doit prendre en compte l’état de santé du détenu en vérifiant si son caractère dangereux persiste au moment du renouvellement. Grâce à une motivation concrète et précise, un certain équilibre entre la prévention et le respect de la dignité humaine peut être trouvé.

       Par une récente décision [1], la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) a condamné l’Italie pour la violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales (Convention EDH). Dans l’affaire Provenzano c. Italie, la Cour EDH a dû vérifier si la détention de M. Provenzano était compatible avec son état de santé et si la prorogation du régime spécial de détention était justifiée. Il est important de préciser qui est le requérant: il s’agit de l’un des plus grands parrains de la mafia sicilienne Cosa Nostra, condamné à plusieurs peines de réclusion à perpétuité, entre autres, pour de multiples meurtres, participation à une association de type mafieux, trafic de stupéfiants (§7 de la décision). Il a été arrêté en 2006 après avoir passé plus de 40 ans en cavale. Après son arrestation, il a été soumis au régime spécial de détention, prévu par l’article 41 bis de la loi pénitentiaire italienne de 1975 [2], prorogé jusqu’en 2016 (année durant laquelle il est décédé). Ce régime spécial de détention a été introduit en 1992 [3] à la suite des deux attaques meurtrières menées par la mafia sicilienne contre les juges anti-mafia G. Falcone et P. Borsellino. L’article 41 bis représente un instrument de lutte contre la criminalité organisée car il prévoit de nombreuses restrictions et interdictions dans le but d’éviter tout contact du détenu avec l’organisation criminelle d’appartenance. La justification d’un tel régime doit donc être fondée sur des raisons d’ordre public et de sécurité. 
La question est de savoir jusqu’à quel point la préservation de l’ordre public et de la sûreté peut restreindre les droits fondamentaux des détenus sans violer l’article 3 de la Convention EDH qui prévoit l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. 
En l'espèce, le requérant se plaint de la violation de l’article 3 pour deux raisons: la première est que selon lui la détention n’était pas compatible avec son état de santé et les soins médicaux reçus n’étaient pas appropriés (I). Le deuxième argument avancé est celui de la prorogation du régime spécial de détention qui selon le requérant n’était pas justifiée au vu de l’aggravation de son état de santé et en particulier de ses fonctions cognitives (II).

 

I. La nécessité du respect de la dignité humaine dans les modalités d’exécution de la mesure privative de liberté 

Dans l’affaire Provenzano c. Italie, la Cour EDH réaffirme que l’article 3 de la Convention EDH „interdit de manière absolue la torture ou les peines et traitements inhumains ou dégradants, indépendamment des circonstances et du comportement de la victime” (§126). Chaque personne doit donc être traitée avec dignité et cela représente „une des valeurs fondamentales d’une société démocratique”. Comme retenu dans une précédente affaire [4], les exigences pratiques de la détention doivent être proportionnées afin de garantir le bien-être et la santé du détenu. En ce qui concerne la détention de personnes malades, le critère utilisé pour vérifier s’il y a ou non la violation de l’article 3 est l’adéquation des soins médicaux reçus en prison (§127). La Cour rappelle que la maltraitance doit atteindre un seuil minimal de gravité et que l’appréciation de ce seuil doit se faire au cas par cas (§126). Dans le paragraphe 128, la Cour précise que la visite d’un médecin et l’apport de soins ne peut conduire automatiquement à retenir l’adéquation de l’assistance médicale. En effet, les autorités doivent s’assurer, entre autres, que le contrôle médical est régulier et systématique et qu’il concerne une stratégie thérapeutique globale dans le but de soigner adéquatement les problèmes de santé des détenus lorsque leur état de santé l’exige. 

Le requérant était atteint de diverses maladies mais également d’un progressif déclin des fonctions cognitives. De plus, fin 2013 il était définitivement alité. 
Pour la période de détention à Parme entre 2011 et 2013, la Cour relève qu’un registre complet a été tenu concernant l’état de santé du requérant et des soins qui lui ont été apportés. De plus, il a bénéficié de nombreuses consultations spécifiques pour ses maladies et il a été transféré dans un hôpital civil lorsque cela était nécessaire (§133-134). Pour la période de détention à Milan entre 2014 et 2016, la Cour retient qu’au vu du matériel présenté il n’y a pas à douter de l’adéquation des soins reçus car le requérant était soigné dans un très bon centre hospitalier et son état de santé était régulièrement contrôlé (§137). 

Pour conclure à la violation ou non de l’article 3, la Cour prend également en compte les ordonnances et les arrêts rendus par les juridictions internes à la suite des recours formés par le requérant (§49-55). Il avait demandé, à plusieurs reprises, la suspension de la peine de détention pour des raisons de santé en se fondant sur les articles 146 et 147 du code pénal italien. Les deux articles prévoient le renvoi de l’exécution de la peine, pour le premier obligatoire et pour le second facultatif. 
Les diverses juridictions ont toutes rejeté les demandes du requérant au motif qu’il ne se trouvait pas dans une phase de la maladie avancée au point de ne plus pouvoir être traitée par les soins reçus en prison (condition d’applicabilité de l’article 146). Les juridictions nationales n’ont pas non plus accordé le renvoi facultatif. En se fondant sur des documents médicaux et sur un rapport établi par des experts judiciaires, elles ont jugé que le requérant recevait des soins médicaux appropriés à la prison de Parme et à l’hôpital de Milan. Dans la dernière ordonnance du 11 juillet 2016, le tribunal de l’application des peines (TAP) de Milan a précisé que la détention hospitalière du requérant ne s’opposait pas au „sens commun d’humanité”. 
La Cour EDH conclut que les conditions de détention du requérant étaient compatibles avec son état de santé et que par conséquent il n’y a pas de violation de l’article 3 de la Convention EDH: le seuil minimal de gravité n’a pas été atteint. 

 

II. Le déclin des fonctions cognitives du détenu, un critère à prendre en compte lors du renouvellement du régime spécial de détention

L’affaire Provenzano c. Italie ne traite pas de la comptabilité du régime spécial de détention prévu par l’article 41 bis avec la Convention EDH mais de la justification de son renouvellement en raison de l’aggravation des fonctions cognitives du requérant. En effet, le régime spécial prévu par le droit italien a déjà été examiné par la Cour EDH à l’occasion de précédentes affaires [5] dans lesquelles elle avait affirmé la légitimité de ce régime même lorsqu’il était appliqué pour de longues périodes (§147). 
Dans ses observations, le Gouvernement italien rappelle que le régime spécial de détention constitue une mesure de prévention, dépourvue de finalité punitive, dont le but principal est celui d’empêcher les détenus de rester en contact avec des membres de leur organisation criminelle à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison (§143). En l’espèce, les restrictions et interdictions qui ont été mises en place sont les suivantes: interdiction de l’usage du téléphone, interdiction des visites autres que celles de la famille, restrictions concernant les visites de la famille (pas plus d’une visite mensuelle d’une heure), contrôle de la correspondance. Il s’agit de limitations très sévères qui trouvent leur justification dans la préservation de l’ordre public et de la sûreté. 

Il reste qu’un tel régime de détention est discutable et a été critiqué à plusieurs reprises, notamment par le Comité européen pour la prévention de la torture (rapports de 2013 et de 2017 à ce sujet). La Commission extraordinaire pour la protection et la promotion des droits humaines italienne a rédigé en avril 2016 un rapport sur le régime spécial de détention et a retenu que ce dernier „comporte de graves limitations des droits fondamentaux des détenus et qu’il devrait être appliqué seulement exceptionnellement et pour des périodes de temps limitées” [6]. La commission a donc recommandé une révision de l’article 41 bis et une appréciation plus approfondie en ce qui concerne le renouvellement de l’application du régime de détention spécial.  

Dans un arrêt „Riina” rendu en 2017 [7], la Cour de cassation italienne avait en ce sens affirmé l’existence du droit de mourir dans la dignité devant être garanti au détenu. Les faits de l’affaire „Riina” sont semblables à ceux de l’affaire „Provenzano”. En l’espèce, il s’agissait d’un grand chef de la mafia sicilienne qui avait été arrêté et incarcéré sous le régime de l’article 41 bis. La Cour de cassation a annulé l’ordonnance de rejet du TAP de Bologne concernant le renvoi facultatif de l’exécution de la peine en raison de la dégradation de l’état de santé du requérant. La Cour de cassation a retenu que le TAP n’avait pas motivé sa décision sous l’angle de la persistance de la dangerosité du détenu. La Cour n’a pas remis en question le caractère dangereux du requérant, lié aux crimes commis, mais l’ordonnance du TAP n’expliquait pas comment ce caractère dangereux pouvait être considéré comme actuel en raison „de la survenue instabilité des conditions de santé”. 

La Cour EDH dans l’affaire „Provenzano” adopte un raisonnement similaire à celui de la Cour de cassation italienne. L’article 41 bis alinéa 2 autorise le renouvellement du régime spécial de détention lorsque la capacité du détenu à rester en contact avec son organisation criminelle subsiste. Cet alinéa énonce des facteurs à prendre en compte pour évaluer cette capacité: le profil criminel du détenu, la position qu’il occupe au sein de l’organisation, les résultats du traitement pénitentiaire (collaboration du détenu ou non), etc. En l’espèce, le requérant était un sujet extrêmement dangereux puisqu’il s’agissait du chef d’une des plus grandes organisations criminelles existantes (§150). Mais la Cour souligne que de tels facteurs, dans cette affaire, ne peuvent à eux seuls justifier le renouvellement du régime de détention spécial. En effet, l’état de santé du requérant doit également être pris en compte: celui-ci était caractérisé par un important déclin des fonctions cognitives qui se sont aggravées au fil du temps. Au paragraphe 152, la Cour retient que le fait de „soumettre un individu à une série de restrictions additionnelles (…) sans fournir de motifs suffisants et pertinents fondés sur une appréciation personnalisée de la nécessité, compromet sa dignité humaine et comporte la violation de l’article 3” de la Convention EDH.
En ce qui concerne le décret de prolongation du régime en date du 23 mars 2016, la Cour retient que celui-ci n’a pas tenu compte de l’évolution du déclin cognitif du requérant. Le renouvellement n’était donc pas justifié puisque le requérant, au regard de son état de santé, ne pouvait plus communiquer avec son organisation criminelle: en 2016, le caractère dangereux du requérant n’était plus actuel. La Cour EDH conclut à la violation de l’article 3 de la Convention EDH mais seulement pour l’application du régime spécial de détention à compter du 23 mars 2016. 

 

NOTES DE BAS DE PAGE

[1] CEDH, section I, Provenzano c. Italie, 25/10/2018, n. 55080/13
[2] Legge sull’Ordinamento penitenziario 26/07/1975, n. 354, modifiée en 1992 et en 2009
[3] Nota breve, Servizio Studi del Senato, n. 152, 02/2017, p. 1
[4] CEDH, GC, Kudła c. Pologne, 26/10/2000, n. 30210/96, §94
[5] CEDH, GC, Enea c. Italie, 17/09/2009, n. 74912/01; CEDH, section IV, Paolello c. Italie, 24/09/2015, n. 37648/02
[6] Commissione straordinaria per la tutela e la promozione dei diritti umani, XVII Legislatura, „Rapporto sul regime detentivo speciale: indagine conoscitiva sul 41-bis”, 04/2016, p. 61
[7] Corte suprema di Cassazione, prima sezione penale, „caso Riina”, 22/03/2017, depositato il 05/07/2017, n.27766

 

BIBLIOGRAPHIE

  • Décisions de justice:

CEDH, section I, Provenzano c. Italie, 25/10/2018, n. 55080/13
Corte suprema di Cassazione, prima sezione penale, 22/03/2017, dep. il 05/07/2017, n.27766

  • Textes et documents officiels: 

Article 41 bis de la loi pénitentiaire italienne du 26/07/1975, n. 354 
Articles 146 et 147 du code pénal italien
Nota breve, Servizio Studi del Senato, n. 152, 02/2017 
Commissione straordinaria per la tutela e la promozione dei diritti umani, XVII Legislatura, „Rapporto sul regime detentivo speciale: indagine conoscitiva sul 41-bis”, 04/2016
CPT, rapport de 2013 sur les visites effectuées dans les prisons italiennes entre le 13 et le 25 mai 2012

  • Articles: 

Giulia Alberti, „Caso Provenzano: la Corte EDU riconosce una violazione dell’art. 3 CEDU con riferimento all’ultimo decreto di proroga del 41-bis”, Diritto penale contemporaneo, 29/10/2018, https://www.penalecontemporaneo.it/d/6301-caso-provenzano-la-corte-edu-r...
Salvatore Battaglia, „Sul diritto del detenuto di morire dignitosamente. Il caso Riina”, Altalex, 19/06/2017, https://www.altalex.com/documents/news/2017/06/16/toto-riina