Le phénomène de violence domestique et la Loi Le Domestic Violence Act de 2018 en Irlande et le Grenelle sur les violences conjugales de novembre 2019 en France

Le phénomène de violence domestique et la Loi

Le Domestic Violence Act de 2018 en Irlande et le Grenelle sur les violences conjugales de novembre 2019 en France

 

L’année 2019 aura vu naître une nouvelle étape des mouvements #metoo et #noustoutes dans le monde. La lutte contre les violences domestiques au sein de la société civile française semble prendre de plus en plus d’ampleur. En Irlande, le Domestic Violence Act 2018 s’inscrit également dans une atmosphère de prise de conscience et de prise de paroles des victimes. Dans la même lignée, un projet de loi sur les violences domestiques a été adopté le 30 janvier 2020 par l’Assemblée Nationale en France, suite au succès du Grenelle contre les violences conjugales de novembre 2019.  Comment le Domestic Violence Act 2018 et le Grenelle contre les violences conjugales reflètent-ils l’évolution du débat sur les violences domestiques de ces dernières années ? Quelles en sont les mesures phares ?

 

Caractéristiques des systèmes français et irlandais de répression des violences domestiques 

 

Le terme « violences conjugales »

« Violences conjugales », « violences domestiques », « violences sexistes » … Les termes s’entrecoupent dans les médias et les déclarations politiques. Les violences domestiques sont définies par le Sénat comme des violences commises au sein des couples mariés, pacsés ou en union libre. A son tour, l’article 3 de la Convention d’Istanbul de 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique[1] définit le terme « violence domestique » comme suit : « tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime ». 

 

L’évolution de la loi française et irlandaise sur les violences domestiques

Le XXème siècle aura vu s’épanouir deux courants de pensée et de comportements face aux violences domestiques en France. Jusque dans les années 1940, l’unité familiale est celle qui doit être protégée et non pas la femme victime de violences au sein de son couple. En 1910, la chambre criminelle de la Cour de Cassation rejette le pourvoi d’une femme victime de viol par son mari, au motif que « ce crime se caractérise obligatoirement par une conjonction illicite ». Ce n’est qu’en 1980 avec l’adoption de la loi n° 80-1039 que l’infraction de viol est clairement définie à l’article 222-22 du Code Pénal comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise ». De fait, l’incrimination du viol entre époux est adoptée. De 1980 à 1992, l’individu au sein du couple va bénéficier d’une protection nouvelle, loin de l’idée ancienne que le « devoir conjugal » de la femme est de fonder une famille et de se plier aux volontés de son mari. Le 11 juin 1992, la chambre criminelle de la Cour de Cassation[2] reconnaît officiellement le viol entre époux comme un crime. S’ensuivent les lois de 2004 sur le divorce incluant les violences conjugales en droit civil comme faute grave, puis la loi de 2006 qui introduit à l’article 132-80 du Code Pénal la circonstance aggravante du conjoint ou partenaire (ou ancien conjoint). La loi du 9 juillet 2010 renforce la portée des ordonnances générales de protection prises en urgence par le juge aux affaires familiales, retire la présomption de consentement aux relations sexuelles des époux, et enfin, elle introduit de façon révolutionnaire les violences psychologiques à l’article 222-14-3 du Code Pénal. Cette dernière notion se retrouve dans la loi du 3 aout 2018 sur les violences sexuelles et sexistes. La loi de 2018 est intrinsèquement liée au projet de loi proposé le 30 janvier 2020 devant l’Assemblée Nationale. Un texte réservé aux violences au sein du couple semble nécessaire pour beaucoup, alors que le nombre de féminicides de cette nouvelle année s’élève à quatorze pour les seules 6 premières semaines de 2020. 

En Irlande, le Domestic Violence Act 2018 est vu comme une véritable révolution. Au XIXème siècle, une femme pouvait obtenir le divorce si elle arrivait à prouver la « cruauté » de son conjoint. Cependant, la place de la femme dans la société et le triste constat que la violence domestique était vue comme une forme légitime de punition ont fait que cette législation est restée largement non-utilisée. En 1886, l’affaire Westropp’s Divorce Bill[3] introduit pour la première fois le droit pour une femme de fuir un mari excessivement violent et d’obtenir le divorce. Les violences domestiques ne sont présentes que dans les textes de droit de la famille jusqu’aux années 1990. Le Protection of Spouses and Children Act 1981 adopté par le Dáil Éireann en 1981 (Parlement irlandais) dispose que dans certains cas, l’arrestation immédiate du conjoint violent et la protection des victimes lors de l’attente du procès sont autorisées. Cependant, c’est au XXIème siècle que la protection des victimes de violence domestique va devenir une priorité pour le législateur irlandais.  

 

Des initiatives législatives récentes  

Comme l’écrit la professeure Louise Crawley de l’Université de Cork, les violences domestiques sont en grand nombre commises au sein des foyers, dans des situations relevant du cercle privé, décourageant les femmes par la suite de porter plainte[4]. En France, il est rapporté que 270 000 femmes sont chaque années victimes de violences conjugales, quand 250 meurent chaque année sous les coups de leurs maris. En Irlande, l’association Women’s Aid confirme que six auteurs de violences domestiques sur dix voient leur condamnation suspendue par les tribunaux irlandais. Avec la prise de conscience grandissante des hommes et des femmes depuis le lancement du mouvement #metoo et les manifestations pour dénoncer l’inaction du gouvernement face au nombre croissant de féminicides, les systèmes légaux français et irlandais ont été poussés à se réformer. Les prises de paroles croissantes en France semblent avoir un impact pour briser le tabou. Depuis le meurtre de Marie Trintignant en 2003 par Bertrand Cantat[5], l’affaire Jacqueline Sauvage en 2012[6], et aujourd’hui les campagnes féministes dans les rues de Paris, des voix s’élèvent. Les plus pessimistes pensent que la modification du Code Pénal impactera peu la sévérité des condamnations. Pour beaucoup, le problème restera entier : les femmes continueront d’avoir peur de porter plainte. Ceci occulte considérablement le nombre réel de cas de violences domestiques en France. En Irlande, l’omniprésence de l’ Église  catholique dans les foyers semble avoir censuré la parole de femmes violentées depuis très longtemps. Mais depuis 1996 et la terrible révélation des Magdalene Laundries[7], selon laquelle des centaines de jeunes filles ont été internées pour avoir été « indécentes », la parole semble se libérer de plus en plus, surtout pour la jeune génération[8]. 

Lors de la ratification de la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe par l’Irlande, la Commission d’Irlande pour l’Égalité et les Droits de l’Homme a rédigé un rapport pour expliquer cette décision. Le cadre légal pénal en Irlande semblait jusqu’à lors trop léger concernant les violences domestiques. Des sondages récents par l’Agence Européenne des droits fondamentaux avait conclu que l’Irlande était le premier pays en matière de victimes de harcèlement sexuel, avec 32%[9] de femmes entre 18 et 34 ans déclarant avoir été harcelées sexuellement durant l’année précédant ce sondage. Le Domestic Violence Act de 2018 incorpore la majorité des mesures de la Convention d’Istanbul en droit irlandais (voir ci-dessous). Le gouvernement irlandais a plusieurs fois été appréhendé quant à l’inefficacité de la Garda locale (forces de police) pour enquêter sur les allégations de violence rapportées en commissariat. Dans le second rapport périodique sur l’Irlande du Comité contre la Torture de 2017, l’État Irlandais avait été rappelé à l’ordre également pour le manque d’enregistrement des plaintes et la lenteur des enquêtes pour actes de violence domestique.  

 

Le Domestic Violence Act de 2018 en Irlande et le Grenelle des violences conjugales en France 

 

Le Domestic Violence Act 2018

Le très attendu Domestic Violence Act 2018 a été adopté par le Parlement irlandais le 8 mai 2018. Cette loi abroge les deux lois du même nom de 1996 et 2002 et prévoit une version consolidée et renforcée de la législation irlandaise contre les violences conjugales. Les principaux changements apportés par cette loi sont d’abord l’intensification des jugements : le juge devra prendre en compte lors du procès la récidive, la consommation d’alcool et de drogues, la condition physique de la demanderesse/du demandeur et si elle ou il est dépendant économiquement de l’accusé. Les enfants sont acceptés lors de l’audience et entendus par la Cour. Les victimes seront encouragées à contacter des services d’information et de support spécialisés. L’obligation de cohabitation pour pouvoir bénéficier de mesures d’éloignement ou de protection est également retirée. Néanmoins, la mesure la plus importante aux yeux du public irlandais est l’introduction du crime de « coercive control »[10]  ou la violence psychologique accrue causant une détresse profonde à la victime. Le ministre de la justice Sir Flanagan s’est exprimé au sujet de cette infraction 2 février 2019 : "the new offence of coercive control recognises that the effect of non-violent control in an intimate relationship can be as harmful to victims as physical abuse because it is an abuse of the unique trust associated with an intimate relationship.”[11] Dans ce pays à majorité catholique où la parole est parfois dure à libérer, l’introduction de cette infraction semble être un grand pas vers la protection supplémentaire des victimes.

 

La promesse de changements systémiques en France 

219 000 femmes sont victimes chaque année de violence conjugale en France (1% de la population) et 94 000 femmes sont victimes de viol (dans près de la moitié des cas, l'auteur est le conjoint ou l'ex-conjoint) : une femme est violée toutes les 7 minutes en France[12]. Le 20 novembre 2019, la Secrétaire d’État chargée de l’égalité hommes-femmes Marlène Schappia a assuré que des « changements auraient lieu »[13] en matière de protection des femmes battues, menacées, victimes de violences par leurs conjoints. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, organe principal de contrôle de l’application de la Convention d’Istanbul de 2011 (GREVIO), a salué fin 2019 la mise en œuvre par les autorités françaises des mesures de la Convention notamment sur l’accueil et l’écoute des victimes. Cependant, le Conseil de l’Europe, sur recommandation du GREVIO, enjoint la France à mettre en place davantage de moyens pour la formation des policiers et gendarmes et à réécrire les articles relatifs aux agressions sexuelles. Cette étude semble intensifier le besoin d’une nouvelle loi. Le Grenelle des violences conjugales, lancé le 3 septembre 2019, est une réponse directe au rapport du GREVIO. Le projet de loi sur les violences domestiques, adopté le 30 janvier 2020 par l’Assemblée Nationale, en est le fruit. 

La comparaison entre la France et l’Irlande fait sens dans le contexte des mouvements #metoo, de la révélation des Magdalene Laudries, de la prise de parole croissante de personnalités publiques contre ce fléau. Si la France n’a pas de texte de lois propre aux violences au sein du couple, le Grenelle des violences conjugales du 3 septembre au 25 novembre 2019 semble en annoncer la couleur. Les associations, groupes de travail gouvernementaux et juridiques, sont arrivés à un total de 66 mesures phares à prendre pour « un changement systémique »[14]. Celles-ci incluent entre autres la mise en place d’un bracelet anti-rapprochement pour l’auteur des violences, la formation à l’accueil des femmes victimes de violences conjugales dispensée aux policiers et gendarmes ; la possibilité pour les professionnels de santé de lever le secret médical en cas de danger immédiat pour la victime et enfin l’inscription de la notion d’emprise dans le Code Pénal et dans le Code Civil. 

 

L’« emprise » consacrée par la Loi

La notion d’emprise, ou « coercive control » en anglais, est un point commun essentiel entre la loi irlandaise de 2018 et ces mesures gouvernementales à mettre en place en France. On peut être sceptique au vu de ce Grenelle car, tant qu’il n’y a pas de réforme du Code Pénal spécifiquement en matière de violences domestiques, il se peut que le « changement systémique » soit ralenti. C’est pourquoi l’on pourrait penser que la proposition de loi qui prévoit entre autres la suspension du droit de visite et d'hébergement de l'enfant mineur au parent violent ainsi que l’exclusion de la procédure de médiation en matière pénale et en matière civile en cas de violences sera davantage efficace, comme en Irlande. Le projet prévoit également des peines de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende dans les cas où le harcèlement moral au sein du couple conduit au suicide (ou à sa tentative). La nouvelle loi permettrait également la levée du secret médical lorsque les violences mettent la vie de la victime en danger immédiat et lorsqu’il y a une forte emprise psychologique, exactement comme le prévoyait le gouvernement dans le Grenelle des violences conjugales. 

 

Perspectives futures et actualité 

Très récemment, le 26 février 2020, la Cour Suprême d’Irlande a réinstauré la condamnation d’un homme coupable d’avoir violé sa femme en 2014[15]. Suivant le jugement de la Cour d’Appel qui avait prononcé une peine de huit ans pour attaque au marteau et viol, les juges suprêmes ont estimé cette condamnation trop légère. En parallèle, les manifestations contre les féminicides continuent à Paris et les slogans sur les murs sont de plus en plus nombreux. Ce climat de révolte donne un éclairage particulier à la seconde lecture en Assemblée qui devait avoir lieu dans les prochaines semaines. Du fait de la crise du coronavirus devant laquelle nous nous trouvons, la deuxième lecture en Assemblée a été suspendue. En ces temps de confinement, les femmes victimes de violences se trouvent d’autant plus vulnérables au sein de leur foyer. Le numéro d’appel d’urgence n’a cependant pas été suspendu et les pharmacies françaises ont mis en place un système d’alerte lorsque la victime n’est pas libre d’appeler à l’aide. Les associations appellent à la vigilance en ces temps incertains, pour éviter une montée exponentielle du nombre de victimes. 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Doctrine :

-Mathias Couturier, Les évolutions du droit français face aux violences conjugales - De la préservation de l'institution familiale à la protection des membres de la famille 2011

-Louise Crowley, Domestic Violence Perpetrator Programmes in Ireland - Intervention required 18 septembre 2017 

-Maeve O’Rourke: The Justice for Magdalenes compaign - Implementing International Human Rights: Perspectives from Ireland (Bloomsbury 2016)

-Marcela Iacub, Par le trou de la serrure : Une histoire de la pudeur publique, xixe – xxie siècle, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2008

Sources légales et officielles : 

-LOI n°2018-703 du 3 août 2018 - art. 13

-Rapport officiel du Comité contre la Torture Aout 2017

-The Domestic Violence Act 2018

-Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et les violences domestiques, Conseil de l'Europe 2011

-GREVIO, Rapport d’évaluation de référence : France https://rm.coe.int/grevio-inf-2019-16/168098c619

-Rapport d’évaluation intermédiaire du 5e plan interministériel du HCE, publié en novembre 2018 

-Rapport de référence : Commentaires soumis par la France sur le rapport final du GREVIO sur la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique  (Réceptionnés par le GREVIO le 14 novembre 2019) 

Sources jurisprudentielles : 

- Westropp’s Divorce Bill (1886) 11 App. Cas. 297

- Cour Européenne des Droits de l’Homme, arrêt Opuz c.Turquie, 9 juin 2009

- Cour Européenne des Droits de l’Homme, DED c.Roumanie, 2017

Articles de Presse : 

-Orla Ryan, TheJournal.ie, He did not do one day': Six in 10 domestic violence offenders get suspended sentence https://www.thejournal.ie/domestic-violence-sentences-ireland-4825273-Se...

- RTE.ie New offence of coercive control in domestic violence law, , 2 janvier 2019 https://www.rte.ie/news/2019/0102/1019886-domestic-violence/
-  Thomas Coustet, Dalloz Actualité : Violences conjugales : « 66 propositions pour un changement systémique » 30 octobre 2019 https://www.dalloz-actualite.fr/flash/violences-conjugales-66-propositio...

- Orla O’Donnell, RTE.ie Supreme Court restores ten-year sentence for man who raped his wife 26 février 2020 https://www.rte.ie/news/courts/2020/0226/1117718-supreme-court-rape-sent...

- Le Point : Mort de Marie Trintignant : l’audition de Bertrand Cantat diffusée 22 novembre 2019 https://www.lepoint.fr/justice/mort-de-marie-trintignant-l-audition-de-b...

- Francetvinfo.fr : De la condamnation à la grâce – l’affaire Jacqueline Sauvage en six actes 28 décembre 2016 

- Irish Times, Feminism has played a vital role, 19 mars 2020  https://www.irishtimes.com/opinion/letters/feminism-has-played-a-vital-r...

 

[1] Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe signée le 11 mai 2011

[2] Cour de Cassation chambre criminelle, Audience publique du jeudi 11 juin 1992 N° de pourvoi: 91-86346 

[3] Westropp’s Divorce Bill (1886) 11 App. Cas. 297

[4] Louise Crowley, Domestic Violence Perpetrator Programmes in Ireland – Intervention Required!  18 september 2017

[5] https://www.lepoint.fr/justice/mort-de-marie-trintignant-l-audition-de-b...

[6] https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/justice-proces/affaire-jacqueli...

[7] Maeve O’Rourke: The Justice for Magdalenes compaign - Implementing International Human Rights: Perspectives from Ireland (Bloomsbury 2016)

[8] https://www.irishtimes.com/opinion/letters/feminism-has-played-a-vital-r...

[9] European Union Agency for Fundamental Rights, Violence Against Women: An EU Wide Survey April 2014.

[11] https://www.rte.ie/news/2019/0102/1019886-domestic-violence/

[12] Rapport d’évaluation intermédiaire du 5e plan interministériel du HCE, publié en novembre 2018

[13] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/violences-conjugales-66-propositio...

[14] Cf note de bas de page n°12

[15] https://www.rte.ie/news/courts/2020/0226/1117718-supreme-court-rape-sent...