Uber: service de la société de l’information ou service dans le domaine des transports? L’efficience économique face à la qualification juridique

Le 20 décembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt décisif concernant la réglementation des plateformes électroniques comme Uber. En effet, la Cour a dû se prononcer sur la qualification juridique de la société américaine Uber, et plus particulièrement du service UberPop, qui met en relation des chauffeurs non professionnels avec des particuliers. L’importance de cet arrêt est double: il permet, d’une part, de répondre aux questions préjudicielles posées par la tribunal de commerce de Barcelone qui souhaitait savoir si les pratiques d’Uber étaient déloyales envers les taxis, mais il apporte également un début de réponse quant à la régulation de ce type de plateformes au sein de l’Union européenne. Afin de répondre à la question posée par le tribunal de commerce de Barcelone, il s’agissait de savoir si Uber relevait du domaine du service de la société de l’information ou du service dans le domaine des transports. En jugeant qu’UberPop relève d’un service dans le domaine des transports, la Cour remet-elle en cause le modèle économique d’Uber et freine-t-elle l’entrée sur le marché de nouvelles sociétés technologiques souhaitant concurrencer des modèles économiques plus traditionnels? 

 

Introduction

En France, le terme « Ubérisation » est presque devenu familier. Si la définition exacte reste encore assez mal délimitée, on peut tout de même estimer que ce terme désigne le fait, pour une start-up du domaine de l’économie digitale, de remettre en cause un ancien modèle économique, plus traditionnel. Il a été utilisé par analogie suite à la controverse qui a touché la société américaine Uber Technologies, accusée de concurrence déloyale par les taxis. Pendant longtemps, du fait du manque de concurrents, les taxis ont joui d’une quasi exclusivité des parts de marché. Ce n’est qu’avec l’apparition des sociétés de voiture de transport avec chauffeur (VTC) que les taxis ont du faire face à une plus forte concurrence, et donc à une retombée économique. Avec l’apparition d’Uber, et plus particulièrement d’UberPop [1], qui met en relation des chauffeurs non professionnels avec des particuliers, les chauffeurs de taxis, ainsi que les chauffeurs de VTC, ont dénoncé « un véritable appel d'air aux taxis clandestins » [2]. En France, la principale revendication des associations de taxis reposait sur le fait que la loi les oblige à acheter leur licence, avoisinant généralement les 230.000 euros, tandis que les chauffeurs du service UberPop n’ont pas besoin de licence. De même, le statut des VTC a évolué en 2015 avec l’entrée en vigueur de la loi Thévenoud [3], puisqu’ils ont été rattaché au secteur du transport [4]. En 2018, la loi Grandguillaume est venu consolider le statut des VTC mais également des LOTI, statut réservé au transport collectif (minimum deux personnes) et qu’Uber avait détourné pour faire marcher son application [5]. Par ailleurs, la société Uber a joui d’un énorme succès auprès des français, du fait, entre autre, des tarifs moins élevés que ceux pratiqués par les chauffeurs de taxis et de la rapidité à pouvoir les commander. C’est d’ailleurs à l’occasion du salon « LeWeb » à Paris que, ne trouvant pas de taxis, l’idée d’Uber est venue à ses [6]. La société américaine a également réussi à s’implanter dans cinq villes allemandes (contre dix en France), mais ce chiffre a vite reculé du fait, là encore, de la forte contestation des taxis. En effet, en Allemagne, son succès a été moindre: il n’y a pas eu de réelle volonté de préserver Uber. Le prix des taxis en Allemagne est pourtant plus élevé qu’en France [7]. Cependant, il est beaucoup plus aisé de commander et d’obtenir un taxi en Allemagne qu’en France, et les licences de taxi sont très peu chères, voire gratuites. Très vite, les taxis allemands se sont adaptés aux nouvelles formes de moyens de transport, notamment en créant une application pour smartphone, système également utilisé par les VTC. Cependant, il n’y a pas qu’en France et en Allemagne qu’Uber a du faire face à la justice, mais aussi dans un grand nombre d’autres pays européens comme l’Angleterre ou l’Espagne. En Espagne, dès 2014, une association professionnelle de chauffeurs de taxi de la ville de Barcelone a formé un recours devant le tribunal de commerce de Barcelone (Juzgado de lo Mercantil n°3 de Barcelona) contre la société Uber Systems Spain, société liée à Uber Technologies, afin de faire constater que les activités de celle-ci constituaient des pratiques trompeuses et des actes de concurrence déloyale. Les chauffeurs de taxi soutenaient qu’Uber, avec son service UberPop, agissait en tant que service dans le domaine des transports et qu’elle devait, par conséquent, être en possession d’une autorisation administrative préalable. Le tribunal a estimé que si le service en cause relevait de la directive 2006/123 [8] ou de la directive 98/34/CE relative aux normes et réglementations techniques [9], qui excluent les services de transports de leur champ d’application, les pratiques d’Uber ne sauraient être considérées comme étant déloyales. En effet, en tant que service de la société de l’information, Uber ne pourrait être en concurrence avec les taxis, qui ont une activité de transport. Il s’agirait de deux marchés différents. Si l’on considère que leur activité et que leur finalité n’est pas la même, on ne peut pas non plus considérer qu’ils se font concurrence. Le tribunal de commerce de Barcelone a préféré surseoir à statuer et a posé quatre questions préjudicielles à la CJUE. La question dont la réponse était la plus attendue, également par de nombreux pays européens, car déterminante à la fois pour les sociétés de taxis mais aussi pour la société Uber, était de savoir si Uber relevait de la qualification de service de la société de l’information, conformément à la directive 98/34, d’un service mixte, ou d’un service dans le domaine des transports. Le 20 décembre 2017, la CJUE a donné raison aux chauffeurs de taxis en qualifiant Uber de service dans le domaine des transports [10]. Si dans cette affaire il était reproché à Uber de violer les règles de concurrence espagnoles, la CJUE s’est en fait prononcée sur l’étendue de l’application du droit européen à cette société. Mais alors, doit-on considérer que cette décision est un frein à l’entrée sur le marché de nouvelles entreprises technologiques qui souhaitent renverser les modèles plus traditionnels ou doit-on, au contraire, y voir une tentative d’Uber de détourner les règles existantes? Il s’agira, dans un premier temps, de s’attacher à la difficulté de la qualification juridique d’Uber dans cette affaire (I) puis de s’intéresser à la régulation du modèle économique de celle-ci (II). 

 

I. L’avancée technologique face à la difficulté de la qualification juridique 

Afin de savoir si, comme le réclament les sociétés de Taxis de Barcelone, Uber a besoin d’une autorisation préalable pour exercer son activité et si les différentes décisions des États membres interdisant UberPop sont conformes au droit européen, il convient de qualifier le service en question. Il peut s’agir d’un service de la société de l’information (A), d’un service mixte, ou d’un service dans le domaine des transports (B). 

 

A. De la qualification de service de la société de l’information

La nécessité d’une autorisation administrative est conditionnée par la qualification juridique conférée à l’entreprise. À Barcelone, tandis qu’un service relevant de la société de l’information n’a pas d’obligation quand à la détention d’une telle autorisation [11], il en va autrement lorsqu’il s’agit d’un service dans le domaine des transports [12]. Il est par ailleurs important de rappeler qu’au delà de la question de l’autorisation administrative, de nombreux pays de l’Union européenne étaient dans l’attente de cette décision afin de savoir si leurs décisions condamnant UberPop étaient conformes au droit européen, ce qu’a essayé de contester Uber. À titre d’exemple, en 2014, le tribunal de grande instance de Lille avait condamné Uber pour pratique commerciale trompeuse [13]. Dans cette affaire, un chauffeur de taxi reprochait à Uber que les chauffeurs d’UberPop ne payaient pas les mêmes charges que les taxis et qu'ils empiétaient sur un domaine réglementé. S’agissant d’un autre chef d’accusation, celui d’organisation illégale d’un système de mise en relation de clients avec des conducteurs non professionnels, le tribunal de Lille s’était posé la question de savoir si Uber relevait bien d'un service de la société de l’information, ce que soutenait Uber, ou si elle relevait d'un service du domaine du transport. Plus précisément, le tribunal s’est posé la question de savoir si l’article L.3124-13 du code des transports instituait une règle relative aux services de la société de l’information , au sens de la directive 98/34, ou, au sens de la directive 2006/123 (directive relative aux services dans le marché intérieur), une règle relative aux services dans le domaine des transports. Il avait alors décidé de sursoir à statuer en posant plusieurs questions préjudicielles à la CJUE. En 2016, à Paris, Uber a de nouveau été condamné, cette fois-ci pour complicité d’exercice illégal de la profession de taxi et d’organisation illégale d’un système de mise en relation de clients. Pour la qualification, la première question qui se pose est celle de savoir si Uber agit comme un service d’intermédiation. Aux termes de l’article 1er, point 2 de la directive 98/34, auquel renvoie l'article 2, sous a), de la directive 2000/31 (« directive sur le commerce électronique »), un tel service se définit comme « tout service de la société de l'information, c’est-à-dire tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d'un destinataire de services. ». Concernant UberPop, service d’Uber en cause dans l’affaire, il met en relation des chauffeurs non professionnels et une personne souhaitant effectuer un déplacement. De fait, il se distingue du service de transport qui consiste en « l’acte physique de déplacement de personnes (…) d’un endroit à un autre au moyen d’un véhicule »[14]. En l’espèce, le client effectue sa réservation directement depuis son smartphone, via une application. La demande de réservation est ensuite transmise à Uber qui la diffuse par voie électronique aux chauffeurs se trouvant à proximité du client. Une fois la course effectuée, la carte de crédit qui doit obligatoirement être renseignée au moment de la création du compte client est débitée. À première vue, Uber agit donc bien comme un intermédiaire, puisque le client ne peut que passer par la plateforme pour effectuer sa réservation. Qu’en est-il, en revanche, de la qualification de service de la société de l’information? En principe, un tel cas de service d’intermédiation remplit les critères de « service de la société de l’information » prévu à l’article 1er, point 2 de la directive 98/34. Cette qualification est la plus opportune pour Uber, puisqu’elle lui permettrait, dans le cas en l’espèce, de l’exonérer de toute obligation de posséder une autorisation administrative préalable. En revanche, pour bénéficier de la qualification de service de la société de l’information, il faut également vérifier que celle-ci se limite exclusivement à ce service. En effet, si ce n’est pas le cas, on ne peut en aucun cas parler de service d’intermédiation et donc de service de la société de l’information. Or, c’est là que le doute apparaît. De fait, on peut considérer qu’Uber propose également une prestation de transport. En 2014, en Allemagne, les cours administratives de Hambourg (OVG Hamburg, Beschluss v. 24.09.2014, Az. 3 Bs 175/14) et de Berlin (OVG Berlin-Brandenburg, Beschluss v. 10.04.2015, Az. 1 Bs 96.14) avaient jugé qu’Uber n’agissait pas seulement en tant qu’intermédiaire du chauffeur et du client, mais qu’elle se positionnait en tant que professionnelle vis-à-vis de ce dernier, comme c’est le cas dans le service des transports. En effet, de par ses agissements et les pratiques utilisées, elle irait au-delà du service de la société de l’information. 

 

B.  Service mixte ou service dans le domaine des transports?

Dans le processus de qualification, un problème majeur se pose: une partie de la prestation est fournie par voie électronique et l’autre non. En cela, il pourrait s’agir d’un service mixte pouvant être qualifié de service de la société de l’information. Cela suppose que la prestation fournie par voie non électronique est indépendante (1), que le fournisseur, ici Uber, soit le seul fournisseur du service (électronique et non-électronique) ou que le fournisseur a une influence décisive qui aurait pour conséquence que les deux services soient indissociables, à condition que le service principal se fasse par voie électronique (2). Or, Uber ne remplit aucune de ces conditions. Si Uber a été considérée comme allant au delà du service de la société de l’information par les cours administratives de Hambourg et de Berlin, c’est notamment parce que, pour être qualifiée comme tel, l’élément principal doit être accompli par voie électronique. Or, l’élément principal n’est-il pas l’activité de transport? L’application n’est-elle pas seulement un moyen d’organiser la gestion du transport afin d’améliorer son service et de faciliter l’accès aux clients? Il s’agit en effet de contextualiser la plateforme. Qualifier UberPop de simple plateforme ou d’intermédiaire serait insuffisant. Ainsi, se borner à dire qu’Uber ne fait que lier, comme elle le clame, l’offre à la demande, serait avoir une vision réductrice de son rôle [15]. En effet, au-delà de l’application, Uber effectue une véritable sélection de ses chauffeurs, alors même que ce ne sont pas des professionnels. Sans l’application, les chauffeurs ne seraient d’ailleurs pas en mesure de proposer leur service. Uber, en tant que prestataire, est en charge non seulement du service fourni par voie électronique, mais aussi du service qui « n’est pas fourni par cette voie » [16]. Elle exerce une influence décisive sur les chauffeurs. L’un ne peut donc exister sans l’autre. Comme le constate l’avocat général Maciej Szpunar dans ses conclusions, il convient de déterminer l’élément principal de la prestation envisagée, celle qui lui donne un sens économique. Dans le cas d’UberPop, l’influence qu’a Uber sur les chauffeurs sélectionnés est décisive. Elle décide du prix de la course, en fixant un montant maximum, elle reverse un pourcentage du montant aux chauffeurs et contrôle la qualité des véhicules. Concernant le prix, le chauffeur peut théoriquement demander un tarif moins élevé que le prix proposé par Uber, argument qu’Uber utilise pour dire qu’elle n’exerce pas d’influence sur les chauffeurs, mais en pratique, du fait de la commission qu’ils doivent reverser à Uber, les chauffeurs ne font pas usage de cette possibilité. Uber met également en place un système de notation permettant à l’utilisateur de noter le chauffeur [17]. En dessous d’un certain seuil de notation, le chauffeur est exclu de l’application. Uber se présente alors, en contrôlant tous les aspects pertinents d’un transport urbain, comme un créateur d’offre, capable de mettre un terme à une relation de travail. Les chauffeurs ne disposent de quasiment aucune autonomie. La mise en relation entre le client et le chauffeur non professionnel paraît donc secondaire par rapport à la prestation principale, le service de transport [18].

 

II. L’impact de la décision: la nécessité d'une régulation 

Avant que la décision de la CJUE n’ait été rendue, plusieurs États membres étaient allés dans le sens des sociétés de taxis en estimant qu’Uber relevait d’une société de transport. Uber devra-elle désormais faire face à une régulation stricte, tout comme les taxis, ou bénéficiera-t-elle d’un régime particulier? (A). Par ailleurs, son adaptation à la décision et aux règlementations nationales peut-elle être vue comme une condamnation de ce type de plateformes? (B)

 

A. Vers une régulation stricte au sein des États membres? 

Si la qualification d’Uber de service dans le domaine des transports permet de répondre aux questions préjudicielles posées par le tribunal de Barcelone, cela permet également de donner une réponse globale à l’ensemble des États membres. En effet, la CJUE affirme que le service en question n’est pas soumis aux directives relatives à la libre prestation de services mais relève, au regard de l’article 4 TFUE, de la compétence partagée entre l’Union européenne et les États membres ainsi que de la politique commune des transports (Art. 91 TFUE). Les États membres devront donc décider, à partir de la décision qui a été rendue par la CJUE, de la façon dont ils veulent règlementer Uber. Certains pays de l’Union européenne, face à la pression des sociétés de taxis, n’ont pas attendu la décision de la CJUE pour se prononcer sur le sort d’Uber, ou plus particulièrement sur le sort d’UberPop. Dès le départ, Uber a du faire face à une justice stricte, puisque la société américaine n’a pratiquement jamais obtenu gain de cause face aux taxis quant à son service UberPop. L’Allemagne s’est montrée particulièrement sévère envers ce service, mais aussi envers le service Uber en son ensemble. Dans tous les Länder où la société américaine s’est implantée, UberPop a été interdit. La raison était la même que celle apportée par la Cour dans l’arrêt en cause. Le tribunal de Francfort avait estimé qu’Uber, en ne disposant pas de l’autorisation nécessaire, violait le « Personenbeförderungsgesetz » (loi sur le transport des personnes) [19]. Il avait également estimé qu’Uber agissait en tant que service dans le domaine des transports. De même, le tribunal avait réfuté l’argument d’Uber qui assurait qu’il s’agissait d’un service de covoiturage [20]. Pour finir, le tribunal avait prononcé l’interdiction d’UberPop sur tout le territoire allemand. Depuis, en Allemagne, il y a eu un accord entre Uber et la société eCab (service de taxis). Désormais, en France, les chauffeurs Uber exercent exclusivement sous le statut de VTC, qui est un statut réglementé. Par ailleurs, Uber ne propose plus son service UberPop. De ce fait, il est très probable que l’impact de la décision sur Uber (en France) sera moindre. En revanche, l’impact aurait été beaucoup plus grand si la CJUE avait qualifié UberPop de service de la société de l’information. Le service UberPop aurait certainement été réactivé. La décision n’aura probablement pas non plus de grand impact en Allemagne qui a définitivement interdit UberPop en 2016 et où Uber souhaite désormais proposer des services de partage de vélos. 

La décision permet également de réfuter l’argument d’Uber France qui avait reproché à la France de ne pas avoir notifié la CJUE du projet de loi qui prévoit des poursuites pénales à l’encontre d’un système de mise en relation de clients avec des chauffeurs non professionnels [21]. En effet, Uber France considérait que cette législation ne lui était pas applicable car elle agissait en tant que service de la société de l’information au sens de la directive 98/34. Or, aux termes de cette directive, les États membres doivent notifier à la commission tout projet de loi ou de réglementation édictant des règles relatives aux services de la société de l’information. Afin de répondre à cette question, le Tribunal de grande instance de Lille avait alors saisit la CJUE. Avec l’arrêt du 20 décembre 2017, mais aussi et surtout avec l’arrêt du 10 avril 2018 [22], la CJUE répond que les États membres ne sont pas tenus de notifier la Commission de projets de loi pouvant interdire l’exercice illégal d’une activité de transport comme UberPop. Ainsi, les Etats membres auront le choix entre assouplir les régimes des taxis en les rapprochant de celui d’Uber ou obliger Uber à s’adapter aux réglementations déjà existantes [23]. Car s’il est vrai qu’Uber remplit les critères de service dans le domaine des transports, son mode de fonctionnement, du fait de la plateforme, reste assez différent de celui des taxis. On peut donc difficilement imaginer que celle-ci ne tombe sous le même régime que ces derniers. Il est plus probable que, tout comme en France, Uber exerce exclusivement sous le statut de VTC (ou de services similaires). Par ailleurs, ce type de plateformes a beaucoup de succès auprès des consommateurs. Les Etats membres se retrouvent donc tiraillés entre la colère des taxis et la volonté du consommateur d’avoir accès à une offre  nouvelle plus large et plus adaptée au nouveau monde digitalisé. De plus, ces plateformes ont créé énormément d’emplois. Adopter un régime trop stricte risquerait de nuire à ce nouveau système économique, ce qui va à l’encontre de la volonté des Etats membres.

La décision ne permet cependant pas encore de répondre à la question posée en juin 2017 par la Cour fédérale allemande à la CJUE [24]. La Cour fédérale allemande doit se prononcer sur la légalité de l’application UberBlack [25], qui permet aux chauffeurs professionnels de se connecter, via une application pour Smartphone, avec les clients [26]. En droit allemand, cette pratique est interdite. Cependant, la Cour fédérale allemande a posé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE afin de savoir si la réglementation allemande était conforme au droit européen, et plus particulièrement si elle ne violait pas le principe de la libre prestation de services. Il est toutefois très probable que la CJUE suivra le raisonnement rendu sans son arrêt de décembre 2017 et jugera la règlementation allemande conforme au droit européen.

 

B. Adaptation ou condamnation? 

Si Uber avait déjà commencé, suite aux nombreux échecs judiciaires qu’elle a connu, à essayer de s’adapter aux législations des différents États membres, elle va également devoir revoir ses conditions générales afin de se conformer à la décision qui vient d’être rendue. En effet, à l’article 2 (« les services »), il est indiqué: « Vous reconnaissez qu'Uber ne fournit pas de services de transport ou logistiques et qu'elle n'agit pas en qualité de transporteur et que l'ensemble desdits services de transport ou de services logistiques sont fournis par des prestataires tiers indépendants qui ne sont pas employés par Uber ou l'un ou l'autre de ses affiliés ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette indication est écrite en lettres majuscules, afin de bien faire ressortir le message. Cela montre la volonté d’Uber d’avoir le moins de contraintes possibles. Par ailleurs, à l’article 5, toujours en lettres majuscules, (« Exclusion ; limite de responsabilité ; indemnisation.), Uber ajoute une clause de limite de responsabilité qui dispose que « Uber ne sera pas responsable des dommages indirects (…) incluant (…) les dommages corporels ou matériels (…) » de ses services. De toute évidence, désormais, cette clause limitative de responsabilité pourra être contestée si Uber ne la supprime pas. En effet, en tant que service dans le domaine des transports, on ne peut en aucun cas limiter sa responsabilité en cas de dommage corporels ou matériels. Mais alors, peut-on, avec cette décision, y voir un frein à l’ubérisation et à l’économie digitale? En 2014, et paradoxalement aux décisions qui ont été rendues par la suite, le président du Bundeskartellamt (équivalent allemand de l’autorité de la concurrence) avait salué l’entrée d’Uber sur le marché en estimant qu’Uber avait « apporté du mouvement sur le marché » et que « plus de concurrence ne pouvait pas nuire aux taxis »[27]. De même, en 2014, alors qu’Emmanuel Macron était encore ministre de l’économie, il avait rappelé « l’importance pour l’économie du pays d’entreprises innovantes comme Uber » et avait précisé qu’Uber ne « devrait pas être interdite à Paris » [28]. Peut-on également considérer que c’est le modèle même d’Uber qui a été condamné? On pourrait en effet penser que les adaptations qui sont demandées à Uber suite à cette décision vont à l'encontre  de l’essence et du principe même de son application. Cependant, il convient de tempérer la situation. Car en réalité, dans l’affaire en cause, Uber a dépassé son rôle d’entremetteur. Ainsi, ce n’est pas le modèle qui est remis en cause, mais son organisation. On peut donc aisément se demander si Uber n’a pas souhaité détourner les règles existantes. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que dans la décision en cause, il s’agissait seulement du service UberPop, et non de l’ensemble des services proposés par Uber. C’est la raison pour laquelle, malgré un grand nombre de condamnations concernant UberPop, Uber reste toujours actif, avec d’autres services, tant en France qu’en Allemagne. La question de la régulation de ce type de plateformes au niveau européen est essentielle, surtout lorsque l’on voit l’intérêt du consommateur, mais aussi la forte croissance et la création d’emplois qu’elle génère. 

 

Notes de bas de page: 

[1] En France, suite à de nombreuses controverses, le service UberPop a été suspendu par Uber en 2015. En Allemagne, il a définitivement été interdit en 2016.

[2] Dicharry, E./Steinmann, L « Le Conseil constitutionnel confirme l'illégalité d’Uberpop », 22.09.2015, https://www.lesechos.fr/22/09/2015/lesechos.fr/021345407252_le-conseil-c..., [Consulté le 25.04.2018].

[3] LOI n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.

[4] Auparavant, les VTC étaient rattachés au secteur du tourisme et bénéficiaient d’une règlementation beaucoup plus souple.

[5] LOI n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes.

[6] « Notre histoire », Uber, https://www.uber.com/de/our-story/, 25.04.2018.

[7] 2 euros le kilomètre en Allemagne contre 1,86 euros le kilomètre en France.

[8] Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36).

[9] Directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 juin 1998, prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information (JO 1998, L 204, p. 37), telle que modifiée par la directive 98/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 juillet 1998 (JO 1998, L 217, p. 18).

[10] CJUE, 20 décembre 2017, aff. C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi.

[11] Aux termes de l’article 1er, point 2 de la directive 98/34/CE, on entend par « service de la société de l’information » « tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d'un destinataire de services. ».

[12] Voir, notamment, le Reglamento Metropolitano del Taxi (règlement sur les services de taxi de l’agglomération de Barcelone), adopté par le Consell Metropolitá de l’Entitat Metropolitana de Transport de Barcelona (Conseil directeur de l’organisme de gestion des transports de l’agglomération de Barcelone), du 22 juillet 2004, qui impose aux plateformes telles que celle en cause au principal de disposer des licences et autorisations administratives nécessaires pour l’exercice de leur activité.

[13] Jugement du tribunal de Lille, 17 mars 2016.

[14] « Uber dans les filets de l'analyse contractuelle », Commentaire par Grégoire LOISEAU, Communication Commerce électronique n° 2, Février 2018, comm. 1, consulté le 23.04.2018.

[15] Recueil de la jurisprudence, Conclusions de l’avocat général M. Maciej Szpunar présentées le 11 mai 2017, Affaire C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi contre Uber Systems Spain SL, [demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil n°3 de Barcelona (tribunal de commerce n°3 de Barcelone, Espagne)], consulté le 25.04.2018.

[16] Ibid.

[17] La notation se fait en étoiles (minimum une étoile, maximum cinq).

[18] Rassafi-Guibal, H. « Coup de frein pour Uber à la CJUE ? », (Université du Luxembourg), Abstract, 12.05.2017, [Consulté le 11.04.2018].

[19] Landgericht Frankfurt am Main, Urt. v. 18.03.2015, Az. 3-08 O 136/14.

[20] « Gericht verbietet Uber deutschlandweit », mmq/Reuters, 18.03.2015, http://www.spiegel.de/wirtschaft/unternehmen/uber-urteil-gericht-verbiet..., consulté le 25.04.2018.

[21] Frati, C. « La CJUE enfonce le clou face à Uber », 10.04.2018,  http://paperjam.lu/news/la-cjue-enfonce-le-clou-face-a-uber, [Consulté le 23.04.2018].

[22] CJUE, 10 avril 2018, aff. C-320/16, Uber France SAS.

[23] Hecketsweiler, V. « Analyse de l’arrêt Uber du 20 décembre 2017 de la CJUE : Quelle définition de l’uberisation ? », 13.02. 2018, https://parolesdejuristes.com/2018/02/13/analyse-de-larret-uber-du-20-de..., [Consulté le 25.04.2018].

[24] Bundesgerichtshof (BGH) Beschl. v. 18.05.2017, « Uber Black », Az.: I ZR 3/16.

[25] L’application UberBlack a été supprimée, Uber ayant développé une nouvelle application. Cependant, cela n’annule pas la procédure en cours.

[26] « Deutsche Uber-App kommt vor Europäischen Gerichtshof », ZEIT ONLINE, dpa, Reuters, mor, 18. Mai 2017 https://www.zeit.de/mobilitaet/2017-05/bundesgerichtshof-uber-europa-lux..., consulté le 25.04.18.

[27] « Kartellamt lobt Uber », Spiegel Online, 04.10.2014,  http://www.spiegel.de/wirtschaft/unternehmen/uber-kartellamt-begruesst-u..., [Consulté le 11 juin 2018].

[28]  Delville, P. "Emmanuel Macron: « Uber ne devrait pas être interdit à Paris » », 11.12.2014, http://www.economiematin.fr/news-emmanuel-macron-uber-pas-interdit-paris..., [Consulté le 11 juin 2018].

 

Bibliographie 

Articles:

Allemagne:

 

 

 

France: 

 

 

  • Rassafi-Guibal, H. « Coup de frein pour Uber à la CJUE ? », (Université du Luxembourg), Abstract, 12.05.2017, [Consulté le 11.04.2018]. 

 

 

 

 

Textes législatifs: 

Europe: 

  • Directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 juin 1998, prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information (JO 1998, L 204, p. 37), telle que modifiée par la directive 98/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 juillet 1998 (JO 1998, L 217, p. 18)

 

  • Directive du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») (JO 2000, L 178, p. 1).

 

  • Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36)

 

France:

 

  • LOI n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.

 

  • LOI n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes.

 

Espagne: 

 

  • Reglamento Metropolitano del Taxi (règlement sur les services de taxi de l’agglomération de Barcelone), adopté par le Consell Metropolitá de l’Entitat Metropolitana de Transport de Barcelona (Conseil directeur de l’organisme de gestion des transports de l’agglomération de Barcelone) du 22 juillet 2004.

 

Documents officiels: 

  • Recueil de la jurisprudence, Conclusions de l’avocat général M. Maciej Szpunar présentées le 11 mai 2017, Affaire C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi contre Uber Systems Spain SL, [demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil n°3 de Barcelona (tribunal de commerce n°3 de Barcelone, Espagne)], consulté le 25.04.2018.

 

Jurisprudence: 

Europe: 

  • CJUE, 20 décembre 2017, aff. C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi.

 

  • CJUE, 10 avril 2018, aff. C-320/16, Uber France SAS.

 

Allemagne: 

 

  • OVG Hamburg, Beschluss v. 24.09.2014, Az. 3 Bs 175/14.

 

  • Landgericht Frankfurt am Main, Urt. v. 18.03.2015, Az. 3-08 O 136/14.

 

  • OVG Berlin-Brandenburg, Beschluss v. 10.04.2015, Az. 1 Bs 96.14. 

 

  • Bundesgerichtshof (BGH) Beschl. v. 18.05.2017, « Uber Black », Az.: I ZR 3/16.

 

France:

 

  • Jugement du tribunal de Lille, 17 mars 2016.