La « Business Judgment Rule » américaine et son application en France et en Allemagne
Résumé : La « Business Judgment Rule » est un principe de droit américain en vertu duquel les dirigeants de sociétés, lorsqu’ils prennent des décisions de gestion, sont présumés avoir agi avec diligence, bonne foi et loyauté. En 2005, le législateur allemand a ajouté une disposition comparable à la Business Judgment Rule américaine au § 93 al.1 de l’Aktiengesetz. En droit français, bien que la Business Judgment Rule ne soit pas expressément prévue par la loi, les tribunaux accordent régulièrement un « droit à l’erreur » aux dirigeants.
Introduction
La responsabilité des dirigeants sociaux est une question qui engendre depuis longtemps les analyses et commentaires des plus grands spécialistes du droit des sociétés, ainsi qu’un contentieux non négligeable. Les enjeux concernent notamment la question de savoir quelle devrait être l’ampleur du contrôle exercé par le juge sur les décisions des dirigeants. A cet égard, certains auteurs considèrent par exemple que l’origine de la crise financière de 2007-2008 réside notamment dans la trop grande liberté accordée aux dirigeants dans la prise de décisions à risque [1].
Dès lors, la comparaison des différents droits nationaux en particulier sur le degré d’indépendance accordé aux dirigeants dans leurs décisions de gestion, présente un intérêt réel. En effet, chaque ordre juridique national prévoit un contrôle judiciaire plus ou moins important sur ces décisions, ainsi que certains dispositifs permettant dans certains cas, d’exonérer les dirigeants de leur responsabilité.
L’un de ces mécanismes consiste à prévoir un « droit à l’erreur » au profit des dirigeants sociaux dans l’exercice de leurs actes de gestion, dès lors que de tels actes comportent généralement une part importante de risque. Afin d’éviter une remise en cause permanente des décisions des dirigeants, le droit américain leur accorde une grande marge d’appréciation dans la gestion de la société. Il s’agit de la « Business Judgment Rule » (la règle du jugement d’affaire [2]).
La Business Judgment Rule fût développée par la jurisprudence américaine, et plus précisément par le juge de l’État du Delaware [3], qui la qualifie de « présomption selon laquelle, en prenant une décision commerciale, les administrateurs d’une société ont agi en toute connaissance de cause, de bonne foi et en toute honnêteté, en pensant que la mesure était prise dans le meilleur intérêt de la société. » [4]. La règle figure également dans les normes de droit écrit telles que la section 4.01 (c) des Principles of Corporate Governance de l’American Law Institute (ci-après : les Principles).
Cette règle établit une présomption au profit des dirigeants, selon laquelle leurs décisions de gestion sont prises en conformité avec leurs devoirs fiduciaires, à savoir l’obligation de diligence (duty of care), l’obligation de loyauté (duty of loyalty) et le devoir de bonne foi (duty of good faith). Plus précisément, le juge n’examinera pas une décision lorsqu’elle a été prise de bonne foi, avec la diligence qu’une personne normalement prudente agissant dans des circonstances similaires aurait appliquée, et si le dirigeant croyait raisonnablement agir dans l’intérêt de la société. Dès lors, si le dirigeant a pris les précautions nécessaires avant sa décision, son erreur, même préjudiciable à la société, pourra être tolérée, et le dirigeant se verra ce faisant, exempté de toute responsabilité.
Il s’agit toutefois d’une présomption réfragable. Ainsi, un demandeur souhaitant engager la responsabilité civile du dirigeant pourra renverser la présomption, en apportant la preuve d’une fraude, d’une illégalité, ou encore d’une faute grave. Si le demandeur est en mesure d’établir que le dirigeant n’a pas agi avec la bonne foi ou la diligence requise, ce dernier ne sera plus protégé par la Business Judgment Rule. Cette preuve sera toutefois très difficile à rapporter en pratique.
Plusieurs raisons expliquent l’existence d’une règle telle que la Business Judgment Rule. D’une part, on considère que la compétence des magistrats en matière de gestion d’entreprise est insuffisante pour substituer leur jugement à celui des dirigeants. D’autre part, les opérations générant d’importants bénéfices étant souvent risquées, il est indispensable de reconnaître un droit à l’erreur aux dirigeants afin de ne pas les dissuader de prendre des risques, ce qui pourrait s’avérer défavorable au développement de l’entreprise.
Ainsi, l’objectif de cette règle est de permettre aux dirigeants de prendre des décisions risquées, tout en autorisant un contrôle des dirigeants fautifs par les actionnaires et les créanciers.
La Business Judgment Rule, qui existe dans presque tous les pays de common law, est également appliquée dans certains droits de tradition romano-germanique tels que l’Allemagne. En effet, le § 93 al.1 de la loi allemande sur les sociétés par actions (Aktiengesetz, ci-après : AktG), qui impose une obligation générale de diligence aux membres du directoire, a été modifié en 2005 afin d’y ajouter une disposition proche de la Business Judgment Rule américaine. Les règles de preuve sont toutefois différentes (v. infra III).
Le droit français n’évoque pas les « devoirs fiduciaires » des dirigeants. Leur responsabilité civile peut néanmoins être engagée pour faute de gestion en vertu de l’article L. 223-22 ou L. 225-251 du Code de commerce (ci-après : C. com.). La faute de gestion étant appréciée par référence au « dirigeant normalement diligent et prudent placé dans la même situation » [5], les obligations du dirigeant sont similaires à celles existant en droit américain. Si le droit français ne reconnaît pas expressément la Business Judgment Rule, on constate toutefois une certaine réticence du juge français à s’immiscer dans les décisions de gestion [6]. Dès lors, la question se pose de savoir si le droit français accorde un véritable « droit à l’erreur » aux dirigeants.
Dans le contexte de l’influence grandissante de la Business Judgment Rule dans les systèmes de droit romano-germaniques, il est intéressant de comparer le droit français et le droit allemand au regard de l’application de la Business Judgment Rule ou de mécanismes équivalents.
Afin de répondre à la question de savoir quelle est l’étendue de la liberté accordée aux dirigeants dans leurs décisions de gestion en France et en Allemagne, il convient, de première part, de constater l’apparition progressive de la Business Judgment Rule en droit allemand et d’un « droit à l’erreur » au profit des dirigeants en droit français (I), avant d’analyser, de seconde part, les conditions d’application de ces deux mécanismes (II). Enfin, il conviendra d’examiner les limites des conceptions française et allemande par rapport à la Business Judgment Rule américaine (III).
I. La reconnaissance progressive de la Business Judgment Rule en droit allemand et d’un « droit à l’erreur » en droit français
En droit allemand, la Business Judgment Rule a fait sa première apparition en 1997, avec l’arrêt « ARAG / Garmenbeck », dans lequel la Cour suprême fédérale allemande (« BGH » [7]) a jugé que les dirigeants sociaux doivent disposer d’une certaine marge de manœuvre dans leurs décisions de gestion.
Suite à cette décision, la loi « UMAG » [8] de 2005 a modifié le § 93 al.1 de l’AktG pour y ajouter une deuxième phrase pouvant être traduite de la façon suivante : « S’agissant d’une décision de gestion, un membre du directoire ne contrevient pas à son devoir s’il pouvait raisonnablement croire qu’il agissait dans l’intérêt de la société, sur la base d’informations adéquates. » Ainsi, à l’instar de la Business Judgment Rule américaine, la loi allemande accorde une protection au dirigeant de bonne foi s’il a pris une décision raisonnable en obéissant à des prévisions fiables. Toutefois, en droit allemand, à la différence du droit américain, la charge de la preuve incombe au défendeur, c’est-à-dire au dirigeant lui-même (v. infra III).
Par ailleurs, le § 116 al.1 1ère phrase de l’AktG dispose que la règle du § 93 al.1 2e phrase s’applique également aux membres du conseil de surveillance [9] qui, dès lors, bénéficient également de la Business Judgment Rule. Il convient également de noter que le § 3.8 du code allemand de gouvernement d’entreprise (« DCGK » [10]) reprend les dispositions susvisées et y ajoute expressément le terme « business judgment rule », ce qui met en lumière la volonté du législateur allemand de s’inspirer de la règle américaine.
A l’inverse de la loi allemande, dans laquelle la Business Judgment Rule est désormais pleinement intégrée, cette dernière est prima facie, absente de la loi française. Néanmoins, dans certaines décisions, les juges français accordent un droit à l’erreur aux dirigeants dans la gestion de la société. Les décisions de jurisprudence suivantes viennent illustrer ce propos :
En 1998, la cour d’appel de Versailles a jugé que « les juridictions n’étant pas juges de l’opportunité des décisions de gestion, les fautes potentielles perpétrées à cet égard (…) doivent être appréciées en fonction de la régularité du processus ayant conduit à l’adoption de ces décisions (…) » [11]. En d’autres termes, la cour affirme qu’il n’appartient pas au juge de substituer son appréciation à celle des dirigeants. Le juge n’apprécie pas l’opportunité d’une décision de gestion [12], mais uniquement son processus d’adoption.
Par ailleurs, la Cour de cassation a considéré que « le choix de conserver des activités diversifiées ne peut être considéré comme une faute de gestion, dès lors qu’il s’agit d’un choix stratégique dont la mise en œuvre n’a pas démontré qu’il ait été manifestement (…) contraire aux intérêts de la société » [13]. La jurisprudence française reconnaît ainsi un droit à l’erreur au profit des dirigeants [14]. En effet, selon Monsieur le Professeur Dondero, « la qualification de “choix stratégique”, retenue par la cour d’appel et reprise par la Cour de cassation, confirme cette impunité de principe de la gestion malheureuse des dirigeants. »[15].
Enfin, en 2014, le Conseil constitutionnel a invalidé les dispositions de la loi « Florange » permettant au juge d’apprécier le caractère sérieux ou non d’une offre de reprise et de sanctionner le dirigeant ayant refusé une telle offre [16]. Le Conseil considère qu’une telle substitution de l’appréciation du juge à celle du dirigeant porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre de ce dernier, et confirme ainsi la tendance des juges français à refuser de s’immiscer dans la gestion de la société.
Ainsi, à l’instar des tribunaux allemands, le juge français admet que toute erreur de gestion ne constitue pas nécessairement une faute. Les pertes causées à la société ne suffisent donc pas à caractériser la faute de gestion. Dès lors, bien que le juge français ne fasse pas expressément application de la Business Judgment Rule, il accorde néanmoins un droit à l’erreur aux dirigeants de sociétés.
Depuis plusieurs années, on observe également un rapprochement des textes législatifs français vers la conception américaine de la Business Judgment Rule. Il convient toutefois de garder à l’esprit qu’il s’agit de cas particuliers. La Business Judgment Rule demeure, de façon générale, absente de la loi française.
Tout d’abord, en modifiant l’article L. 233-32 C. com., la loi « Florange » du 29 mars 2014 [17] a élargi les pouvoirs des dirigeants sociaux en leur permettant de s’opposer à une offre publique d’achat hostile sans l’approbation préalable de l’assemblée générale des actionnaires, ce qui leur était précédemment interdit [18]. Cette réforme rapproche le droit français en matière d’OPA de la Business Judgment Rule américaine dont l’objectif est précisément d’empêcher l’immixtion du juge et des actionnaires dans le domaine de compétence des dirigeants.
Une évolution a également eu lieu en matière de responsabilité du dirigeant pour insuffisance d’actif. Une loi du 13 juillet 1967 [19] prévoyait une présomption de responsabilité du dirigeant en cas d’insuffisance d’actif. La loi n°85-98 du 25 janvier 1985 ayant supprimé cette présomption, la faute de gestion doit désormais être prouvée, ce qui rapproche la loi française du régime américain dans lequel la charge de la preuve incombe au demandeur.
Par ailleurs, la Commission européenne a recommandé, en 2014, de donner « une seconde chance (...) aux entrepreneurs honnêtes ayant connu la faillite » [20]. En conséquence, l’article L. 651-2 al.1 C. com., qui prévoit la responsabilité du dirigeant pour faute de gestion ayant contribué à l’insuffisance d’actif, a été modifié par la loi « Sapin II » du 9 décembre 2016 [21]. Celle-ci y a ajouté une disposition selon laquelle le dirigeant ne peut être condamné pour simple négligence. Cette réforme poursuit le même objectif que la Business Judgment Rule américaine : accorder plus de liberté aux dirigeants dans la prise de décisions risquées. Au demeurant, la nouvelle disposition s’applique immédiatement aux procédures en cours [22], ce qui confère un caractère rétroactif à la règle et la rapproche, de ce fait, de la Business Judgment Rule qui constitue un principe intemporel en droit des sociétés américain.
Il apparaît que la majorité des éléments constitutifs de la Business Judgment Rule se retrouvent également en droit français, qui, à l’instar du droit allemand, accorde un véritable droit à l’erreur aux dirigeants.
La question se pose toutefois de savoir si les conditions d’application du droit à l’erreur prévu par le droit français sont identiques à celles du § 93 al.1 2e phrase de l’AktG.
II. Les conditions d’application de la Business Judgment Rule et du « droit à l’erreur »
Le § 93 al.1 2e phrase de l’AktG prévoit deux conditions cumulatives pour que la Business Judgment Rule s’applique.
Tout d’abord, le dirigeant doit prendre une « décision de gestion » (unternehmerische Entscheidung), c’est-à-dire une décision de nature prospective présentant un certain degré de risque. L’équivalent français de l’unternehmerische Entscheidung est l’acte de gestion, c’est-à-dire celui qui ne relève pas de la compétence de l’assemblée générale des associés [23]. Néanmoins, la question de l’application de la Business Judgment Rule en France est davantage liée à la notion complexe de faute de gestion.
La loi française prévoit trois grandes catégories de fautes pouvant engager la responsabilité du dirigeant : l’infraction aux lois et aux règlements, la violation des statuts et la faute de gestion (C. civ., art. 1850 ; C. com., art. L. 223-22 et L. 225-251). La faute de gestion repose sur « l’obligation générale de compétence, de diligence et de bonne foi qui incombe aux dirigeants » [24], obligations que certains auteurs qualifient de « devoirs fiduciaires » [25], par référence au droit anglo-saxon. Il s’agit d’un acte contraire à l’intérêt social, et générateur d’un préjudice. La gravité de la faute varie selon qu’elle est commise intentionnellement ou par imprudence. Le juge français distingue donc la faute inexcusable (la faute de gestion) [26] de l’erreur excusable (la simple négligence) [27]. Par souci de pragmatisme, les tribunaux français ne sanctionnent pas chaque décision malencontreuse, considérant que même un dirigeant parfaitement diligent peut commettre une erreur. Une condamnation n’interviendra qu’en cas de comportement s’écartant de celui d’un dirigeant « consciencieux, honnête et respectueux des règles normales de la gestion des sociétés commerciales »[28].
A titre d’exemples, ont été qualifiés de faute de gestion le fait de prêter des fonds sociaux dans des circonstances rendant improbable le remboursement (CA Paris, 25e ch., 4 févr. 1994 : JurisData n° 1994-600148), ainsi que certaines fautes d’abstention telles que le défaut de surveillance et la dissimulation d’irrégularités (Cass. com., 9 mai 1995, n° 92-20.746).
Par ailleurs, l’unternehmerische Entscheidung peut être une action positive ou une omission. Il en va de même en France, une faute de gestion pouvant être caractérisée quelle que soit sa nature (action ou omission) [29].
Ainsi, il semblerait que la condition d’unternehmerische Entscheidung se retrouve sous une forme similaire en droit français.
Le § 93 al.1 2e phrase de l’AktG exige en outre que le membre du directoire ait pu « raisonnablement croire qu’il agissait dans l’intérêt de la société, sur la base d’informations adéquates ».
Selon le législateur allemand, la notion d’« intérêt de la société » (Wohle der Gesellschaft) implique la consolidation à long terme des revenus de l’entreprise. La notion n’englobe toutefois que les intérêts de la société personne morale, et non ceux des actionnaires. Il résulte implicitement du § 93 al.1 2e phrase que le dirigeant doit avoir agi indépendamment de tout intérêt étranger à celui de la société, à savoir ses intérêts personnels ou ceux de tiers.
En droit français, la notion d’« intérêt social » sert notamment de référence pour déterminer si le dirigeant a commis une faute de gestion. En effet, selon l’article 1833 al.2 C. civ., tel que modifié par la loi « PACTE » du 22 mai 2019 [30], « la société est gérée dans son intérêt social (…) ». La responsabilité d’un dirigeant ayant pris une décision contraire à l’intérêt social peut donc être mise en œuvre. [31] Dès lors, la jurisprudence française sanctionne les dirigeants agissant dans leur intérêt personnel et au détriment de l’intérêt social (ex. : Cass. com., 8 juin 1999, n° 96-22.342). L’intérêt social peut se définir comme « l'intérêt supérieur de la personne morale elle-même, (…) poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires (…) » [32]. Selon cette définition, la notion correspond à celle de « Wohle der Gesellschaft » en ce qu’elle n’englobe pas l’intérêt des actionnaires. En outre, comme en droit allemand, les actes de gestion doivent être passés en vue de rechercher ou de maintenir la rentabilité de la société, ce qui constitue une finalité du contrat de société prévu à l’article 1832 C. civ.
La notion d’« information adéquate » (angemessene Information) n’est pas clairement définie et relève donc entièrement de l’appréciation souveraine des juges. Le caractère adéquat doit toujours être évalué in concreto et nécessite un contrôle ex ante, à la lumière de ce que le dirigeant pouvait raisonnablement supposer. L’étendue des informations exigées dépendra de l’importance de la décision en cause.
Le droit français tient également compte des informations ayant servies de base à la décision. En ce sens, la Cour de cassation affirme que la réalisation d’investissements ruineux ne constitue pas une faute de gestion si la décision était basée sur une étude prévisionnelle sérieuse effectuée par une société de conseil spécialisée (Cass. com., 29 oct. 2002, n° 99-13.882).
Ainsi, certaines conditions d’application de la Business Judgment Rule en Allemagne et du « droit à l’erreur » en France semblent se rejoindre, telle que l’existence d’un acte de gestion. Toutefois, la présomption d’innocence du dirigeant découlant du § 93 al.1 2e phrase de l’AktG n’existe pas en droit français, bien que le juge français fasse preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis des décisions inopportunes des dirigeants.
Par ailleurs, les conceptions française et allemande du « droit à l’erreur » comportent certaines limites par rapport à la règle américaine.
III. Les limites par rapport à la Business Judgment Rule américaine
En matière de charge de la preuve, le § 93 al.1 2e phrase de l’AktG n’est clairement pas allé aussi loin que la règle américaine. En droit américain, la charge de la preuve de la faute du dirigeant incombe au demandeur [33]. Le § 93 al.2 2e phrase de l’AktG dispose, au contraire, qu’il revient au dirigeant, c’est-à-dire au défendeur, de prouver qu’il a agi conformément à son devoir de diligence. Ainsi, en Allemagne, le dirigeant supporte la charge de la preuve et ne bénéficie donc pas d’une présomption d’innocence. En droit français, bien que la charge de la preuve de la faute de gestion incombe au demandeur, aucune présomption d’innocence n’est prévue au profit du dirigeant.
Par ailleurs, contrairement à la Business Judgment Rule américaine qui s’applique aux décisions négligentes prises de bonne foi, la règle allemande est plus sévère en ce qu’elle ne protège que les décisions non-négligentes résultant d’un processus décisionnel raisonnable. En effet, malgré l’apparence purement subjective des termes « pouvait raisonnablement croire » [34], il semblerait que la doctrine admette qu’une négligence simple peut constituer une violation du devoir de diligence [35]. Il en va de même en droit français, le dirigeant simplement négligent ne bénéficiant d’aucune protection particulière et pouvant ainsi être sanctionné pour faute de gestion [36] (sauf pour certains cas particuliers tels que l’insuffisance d’actifs [37].
Face à des décisions très risquées, le juge allemand fait preuve d’une plus grande sévérité que le juge américain. En effet, dans deux affaires concernant d’importantes pertes subies par des entreprises ayant eu recours à des investissements risqués, le juge américain n’a pas condamné les dirigeants pour défaut de contrôle, estimant qu’ils n’engagent leur responsabilité qu’en cas de mauvaise foi [38]. A l’occasion d’une affaire similaire, le juge allemand a retenu la responsabilité des dirigeants, considérant qu’ils avaient pris des risques excessifs de nature à écarter l’application de la Business Judgment Rule [39]. Il apparaît ainsi que le droit allemand dispose de sa propre version de la Business Judgment Rule laquelle ne protège que les décisions éclairées prises sur le fondement d’une croyance raisonnable d’agir dans l’intérêt de la société.
S’agissant de l’exigence d’informations adéquates ayant servies de base à la décision, le § 93 al.1 2e phrase de l’AktG et la jurisprudence française rejoignent la section 4.01 (c) des Principles, mais s’en écartent sur un point spécifique. Le juge américain considère que lorsqu’un système de contrôle des personnes agissant pour le compte de la société est mis en place, les dirigeants peuvent s’y fier et ne doivent pas vérifier les informations eux-mêmes [40]. A l’inverse, en droit allemand, les dirigeants ont l’obligation de vérifier les informations qui leur sont soumises, notamment les analyses émanant d’agences externes (external ratings) [41]. En droit français, une telle obligation n’est pas expressément prévue. Il semblerait toutefois qu’en vertu de l’obligation générale de diligence du dirigeant, ce dernier ne doit pas se fier aveuglément à la source d’information externe et agir sans réflexion préalable. A titre d’exemple, la Cour de cassation a affirmé que le recours à un conseil professionnel peut être une circonstance atténuante, mais ne suffit en aucun cas à exonérer totalement le dirigeant de sa responsabilité [42].
A la différence des droits américain et allemand, la loi française ne contient aucune disposition équivalente à la Business Judgment Rule. Dès lors, le juge français n’est pas lié par cette règle, ce qui lui a permis, dans certaines décisions, d’aller jusqu’à sanctionner pour faute de gestion des dirigeants ayant pourtant fait preuve de diligence dans l’administration de la sociétté (ex. : Cass. com., 20 janvier 2015, n° 13-27.189). De ce fait, un dirigeant français prenant une décision risquée ne bénéficie pas de la même garantie qu’un dirigeant allemand ou américain.
En conclusion, il semblerait qu’en dépit de la pleine intégration de la Business Judgment Rule en Allemagne et de l’adoption progressive d’un « droit à l’erreur » au profit des dirigeants en droit français, le droit américain demeure le plus libéral vis-à-vis des décisions à risque prises par les dirigeants sociaux.
[1] Exemple : J. Koch, « La responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants - The failures of the duty of care exposed by the subprime mortgage crisis », Revue Droit & Affaires n° 12, Septembre 2015, dossier 6.
[2] V. Magnier, « Qu’est-ce qu’un administrateur « prudent et diligent » ? », Bulletin Joly Sociétés, 1er janvier 2012, p. 75, note 4.
[3] J. Koch, « La responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants - The failures of the duty of care exposed by the subprime mortgage crisis », Revue Droit & Affaires n° 12, Septembre 2015, dossier 6.
[4] Aronson v. Lewis, 473 A2d 805 (Del. 1984).
[5] T. Favario, « La faute de gestion au sens de l’article L. 651-2 du Code de commerce », Revue des procédures collectives n° 3, Mai 2011, étude 15.
[6] Exemples : CA Versailles 12e ch. 2e sect., 11 juin 1998, n°346/96, Fondeur c/ SA Holdor ; Cass. com., 29 oct. 2002, no 99-13.882 ; Cass. com., 10 mars 2015, n° 12-15.505 ; Cass. com., 20 sept. 2016, n° 14-22.189 et n° 14-24.282.
[7] Bundesgerichtshof.
[8] La « loi pour l’intégrité au sein des sociétés et la modernisation du droit au recours » (Gesetz zur Unternehmensintegrität und Modernisierung des Anfechtungsrechts, UMAG) du 22 septembre 2005.
[9] Aufsichtsratsmitglieder.
[10] Deutscher Corporate Governance Kodex.
[11] CA Versailles 12e ch. 2e sect., 11 juin 1998, n°346/96, Fondeur c/ SA Holdor.
[12] S. Messai-Bahri, « La responsabilité civile des dirigeants sociaux », Thèse Paris I, dir. P. Le Cannu,
IRJS (2009), n°163.
[13] Cass. com., 21 sept. 2004, n° 1243 FD, Sté Museum Partner LLP Delaware et autres c/ Consorts Y. et autres.
[14] E. Scholastique, « Le devoir de diligence des administrateurs de sociétés », Droit français et anglais, L.G.D.J. 1998, Thèse, Dir. A. Tunc, n°363, pp. 210-211, note 1.
[15] B. Dondero, « Du contrôle (par la Cour de cassation) du contrôle (en droit des sociétés), et de la responsabilité des dirigeants sociaux », Bulletin Joly Sociétés, 1 déc. 2004 n°12, p. 1480.
[16] Décision n° 2014-692 DC du 27 mars 2014.
[17] L. n° 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle.
[18] Avant l’adoption de la loi « Florange », le principe de neutralité institué par la Directive 2004/25/CE du Parlement Européen et du Conseil du 21 avril 2004 interdisait aux dirigeants de s’opposer à une offre publique d’achat sans l’approbation préalable de la collectivité des actionnaires.
[19] L. n° 67-563 du 13 juillet 1967 sur le règlement judiciaire, la liquidation des biens, la faillite personnelle et les banqueroutes.
[20] Comm., recomm. n°2014/135/UE, 12 mars 2014.
[21] L. n°2016-1961, 9 déc. 2016, JO 10 déc., relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
[22] Cass. com., 5 sept. 2018, n° 17-15.031.
[23] Cass. com., 12 janv. 1993, n° 91-12.548.
[24] Y. Guyon et M. Buchberger, « Administration - Responsabilité civile des dirigeants », JurisClasseur Sociétés Traité, Fasc. 132-10, 24 février 2016, N° 41.
[25] E. Scholastique, « Le devoir de diligence des membres du conseil d'administration et du "board of directors" en droit français et en droit anglais », LGDJ 1998, thèse Paris I, 1993.
[26] Exemples : Cass. com., 6 oct. 1992, n° 90-19.823 ; Cass. com., 30 nov. 2012, n° 11-23.868.
[27] Exemples : Cass. com., 12 mai 1975, n° 74-10.169 ; CA Aix-en-Provence, 9 avr. 1974 : D. 1974, jurispr. p. 690, note F. Derrida.
[28] G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 3e éd., 2006, n° 857.
[29] Exemples : Cass. com., 10 oct. 1995, n° 93-16.899 ; Cass. com., 29 févr. 2000, n° 96-15.827 ; Cass. com., 27 nov. 2001, n° 98-19.871 ; Cass. com., 30 mars 2010 n° 08-17.841.
[30] L. n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (« loi PACTE »), NOR: ECOT1810669L.
[31] BRDA 2018, n° 17, p. 26.
[32] Rapport sur le conseil d'administration des sociétés cotées, éd. ETP, 1995, p. 9.
[33] Section 4.01 (c) des Principles of Corporate Governance : Analysis and Recommendations de l’American Law Institute.
[34] § 93 al.1 2e phrase de l’AktG.
[35] G. Spindler, Münchner Kommentar zum Aktiengesetz, 5. Aufl. 2019, AktG § 93 Rn. 68.
[36] Y. Guyon et M. Buchberger, « Administration - Responsabilité civile des dirigeants », JurisClasseur Sociétés Traité, Fasc. 132-10, 24 février 2016, n° 43.
[37] Art. L. 651-2 al.1 C. com.
[38] In re Caremark Int’l, 698 A.2d 959, 1996 Del. Ch. LEXIS 125 (Del. Ch. Sept. 25, 1996) ; In re Citigroup Inc Shareholder Derivative Litigation, 964 A 2d 106 (Del Ch 2009).
[39] OLG Düsseldorf, Beschluss vom 09. Dezember 2009 – I-6 W 45/09, 6 W 45/09.
[40] In re Caremark Int’l, 698 A.2d 959, 1996 Del. Ch. LEXIS 125 (Del. Ch. Sept. 25, 1996) ; Stone v. Ritter, 911 A.2d 362 (Del. 2006).
[41] OLG Düsseldorf, Beschluss vom 09. Dezember 2009 – I-6 W 45/09, 6 W 45/09.
[42] Cass. com., 29 oct. 2002, n° 99-13.882.
Bibliographie
Ouvrages :
Fleischer H., Münchener Kommentar zum Gesetz betreffend die Gesellschaften mit beschränkter Haftung (GmbHG), 3. Aufl. 2019, GmbHG § 43 Rn. 66-91
Hölters W., Hambloch-Gesinn S. et Gesinn F.-J., Aktiengesetz: AktG, 3. Aufl. 2017, § 116, Rn. 34-36
Lévi A., Garbit P., Azéma J., Vallens J.-L., Ledoux P., Martin J.-F., Sayag A., Le Lamy droit commercial, 2018, n° 4584 – 4597
Mestre J., Velardocchio D., Mestre-Chami A.-S., Carteret G., Le Lamy sociétés commerciales, Lamy Expert, édition 2018, n° 2620 et 2668
Spindler G., Münchner Kommentar zum Aktiengesetz, 5. Aufl. 2019, AktG § 93 Rn. 22-115
Voinot D., La responsabilité des dirigeants de sociétés in bonis, Le Lamy Droit de la responsabilité, 2012, n° 483-19
Revues :
Cafritz E., Caramelli D., « Existe-t-il une fairness opinion à la française », La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n°20, 13 mai 2004, 735
Cerati-Gauthier A., « Liquidation judiciaire - Comblement d’insuffisance d’actif : le dirigeant excusé », La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 41, Octobre 2018, 1510
Chamy E., « Transposition du corporate governance anglo-saxon en droit français », LPA 9 juin 1997, n° PA199706901, p. 4
Dondero B., « Responsabilité du dirigeant à l’égard de la société : pas de business judgment rule à la française ? », Gaz. Pal. 12 mai 2015, n° 224y7, p. 19
Favario T., « La faute de gestion au sens de l’article L. 651-2 du Code de commerce », Revue des procédures collectives n° 3, Mai 2011, étude 15
Jambort S., « Responsabilité des dirigeants sociaux à l’égard des tiers pour des faits antérieurs à l’ouverture d’une procédure collective (à propos de Cass. com., 7 mars 2006) », La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 51-52, 21 Décembre 2006, 2834
Koch J., « La responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants - The failures of the duty of care exposed by the subprime mortgage crisis », Revue Droit & Affaires n° 12, Septembre 2015, dossier 6
Kocher D., « Zur Reichweite der Business Judgement Rule », in: Corporate Compliance Zeitschrift (2009), S. 215 – 221
Langenbach V., Marquet P.-A., « La responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants - Intérêt social et responsabilité des administrateurs dans l’adoption des mesures de défense anti-OPA », Revue Droit & Affaires n° 12, Septembre 2015, dossier 4
Legros J.-P., « Responsabilité pour insuffisance d’actif - Faute de gestion : l’absolution du dirigeant « simplement négligent » », Lettre d’actualité des Procédures collectives civiles et commerciales n° 3, Février 2017, repère 35
Reygrobellet A., « La gouvernance des sociétés anonymes en Europe – l’exemple du régime de la responsabilité des dirigeants », Revue Le Lamy Droit des Affaires, Nº 41, 1er août 2009 – Supplément
Toulouse V., « Prévention et gestion des risques dans la vie des affaires - Fiduciary duties as a limit to directors' powers during takeovers in France and in the USA », Revue Droit & Affaires n° 13, Février 2016, dossier 3
Articles, thèses et mémoires :
Redenius-Hoevermann J., « La responsabilité des dirigeants dans les sociétés anonymes en droit français et en droit allemand », Thèse Paris II, dir. M. GEMAIN, LGDJ (2010), n° 90
Sobczyk J. A., « La Business Judgment Rule : l’essai sur les sources de la règle », Droit, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2015, Français, <NNT : 2015PA010270>
Weller E., « La rémunération des dirigeants de société anonyme en droits français et allemand », Master de Droit européen comparé, sous la direction de Peter Jung, 2011
Encyclopédies :
Guyon Y. et Buchberger M., « Administration - Responsabilité civile des dirigeants », JurisClasseur Sociétés Traité, Fasc. 132-10, 24 février 2016
Législation :
Aktiengesetz (AktG)
Deutscher Corporate Governance Kodex (DCGK)
Gesetz bettreffend die Gesellschaft mit beschränkter Haftung (GmbHG)
Gesetz zur Unternehmensintegrität und Modernisierung des Anfechtungsrechts (UMAG) vom 22. September 2005
Code civil
Code de commerce
Loi n° 67-563 du 13 juillet 1967 sur le règlement judiciaire, la liquidation des biens, la faillite personnelle et les banqueroutes
Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises
Loi n° 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle (« loi Florange »), NOR: EFIX1322399L
Loi n°2016-1961, 9 déc. 2016, JO 10 déc., relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (« loi Sapin II »), NOR: ECFM1605542L
Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (« loi PACTE »), NOR: ECOT1810669L
Principles of Corporate Governance : Analysis and Recommendations, section 4.01(c)
Directive 2004/25/CE du Parlement Européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d'acquisition
Comm., recomm. n°2014/135/UE, 12 mars 2014