Le devoir de vigilance des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales en droit comparé franco-anglais. À propos de la décision de la Court of Appeal, AAA & Others v. Unilever PLC and Unilever Tea Kenya Limited [2018] EWCA Civ 1532.

Les catastrophes industrielles, les destructions environnementales et les scandales qui font la une des journaux sont souvent suivis de longues batailles judiciaires où les victimes tentent d’obtenir réparation de la part d’entreprises transnationales qui déclinent toute responsabilité en rejetant la faute sur leurs filiales ou sous-traitants situés à l’étranger. Le principe d’autonomie des personnes morales semble en principe empêcher l’engagement des sociétés mères. Cependant, ces dernières années, des apports législatifs et jurisprudentiels sont intervenus notamment au Royaume-Uni et en France pour permettre de sanctionner les sociétés mères.

Sur le plan international, ce devoir de vigilance a été consacré dans le cadre de différents textes à portée non-contraignante, à l’instar des principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises multinationales du 25 mai 2012 ainsi que de la norme ISO 26000. En droit français, c’est notamment la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre qui poursuit cet objectif. Pour ce faire, elle met en place un plan de vigilance pour identifier les risques et à prévenir les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie.

En jurisprudence anglaise, le premier pas a été franchi avec l’affaire Ngcobo and others v Thor Chemicals Holdings Limited (1995) qui a consacré l’existence, dans certaines conditions, d’un devoir de vigilance pesant sur les sociétés mères anglaises envers les employés de ses filiales ainsi que sur les communautés locales affectées par leurs opérations. Le juge anglais en a alors défini les contours dans le cadre de l’affaire Chandler v Cape (2012). Enfin, en 2018, la Cour d’appel (Court of Appeal) est venue préciser un certain nombre de critères qui encadrent et limitent le devoir de vigilance de la société mère envers ses filiales dans son arrêt AAA & Others v. Unilever PLC and Unilever Tea Kenya Limited [2018] EWCA Civ 1532.

En 2007, à la suite des élections présidentielles au Kenya, le pays était en proie à de violents conflits ethniques causant la mort de plus d’un millier de personnes. Ces violences ont notamment touché une plantation de thé gérée par Unilever Tea Kenya Limited. La société kényane, était au moment des faits, détenue majoritairement par Brooke Bond Limited. Cette dernière est la propriété totale de la société anglaise Unilever PLC qui est, avec la société néerlandaise Unilever NV, la société mère de type holding du groupe Unilever. Les victimes ont intenté une action au Royaume-Uni contre la société kényane et la holding britannique pour obtenir réparation de leurs préjudices, arguant notamment que la holding leur était débitrice d’un devoir de diligence (duty of care) en vertu duquel elle devait prévenir les attaques prévisibles. En première instance, la Cour décida qu’il n’y avait pas de devoir de diligence. En appel, les appelants ont soutenu que la société mère avait donné à sa filiale des conseils pertinents sur la manière dont elle devrait gérer un risque particulier.

La Cour d’appel, en application des critères énoncés dans une affaire Caparo Industries Plc v Dickman, a rejeté la demande au motif que l'existence d'un devoir de vigilance n'était pas établie en l’espèce. La Cour a estimé que le raid ayant été perpétré dans la plantation n’était pas prévisible. Par ailleurs, la Cour d’appel a également relevé que la société mère n’avait pas de connaissances ou de compétences supérieures concernant les questions politiques ou ethniques locales. Aussi a-t-elle retenu qu’au moment des faits, la société mère disposait au plus haut niveau d'un ensemble de règles applicables à toutes les entités du groupe Unilever. Ces règles exigeaient notamment que des procédures écrites de gestion de crise soient mises en place dans les sociétés d’exploitation, telles que la filiale kényane, afin de s’assurer que toutes les unités opérationnelles soient couvertes par des plans de gestion de crise appropriés. La Cour d’appel nota également que la société mère n'avait pas fourni à sa filiale de politique à appliquer. Elle s’était en effet satisfaite d’un rapport annuel de la filiale qui précisait que les risques avaient été examinés et que des mesures appropriées avaient été prises.

Il s’agit ici de déterminer quels sont les récents apports de la jurisprudence et de la loi au Royaume-Uni et en France sur le devoir de vigilance de la société mère envers ses filiales et en quelle mesure celles-ci parviennent à engager la responsabilité de la société mère.

La reconnaissance de responsabilité d’une société passe d’abord par une consécration d’un devoir de vigilance (I), puis d’une responsabilité strictement encadrée (II).

 

I. La consécration d’un devoir de vigilance de la société mère envers ses filiales

Il s’agit de réduire les principes de l’autonomie et de la séparation des personnes morales (A) afin d’introduire un devoir de vigilance pesant sur la société mère envers ses filiales (B).

 

A. La réduction des principes de l’autonomie et de la séparation des personnes morales

En principe, les entités juridiques composant un même groupe international de sociétés sont autonomes et responsables séparément. En droit anglais, ce principe fut consacré par l’arrêt de la chambre des Lords Salomon v Salomon en 1896. En l’espèce, la chambre des Lords affirma que la société à l’étude était une entité légale différente de la personne physique qui la gérait. La jurisprudence française a d’abord reconnu ce principe de séparation de la personnalité juridique de la société de celles de ses membres à partir des articles 529 du Code civil et 59-3 du Code de procédure civile. Aujourd’hui, c’est l’article 1842 du Code civil qui sert de base au précepte de séparation des personnalités juridiques. En effet, il dispose que la société acquiert la personnalité morale après son immatriculation.

Cette séparation apparait comme un obstacle à la reconnaissance d’un devoir de vigilance de la part de la société mère envers ses filiales. Une solution alternative consiste à mettre en cause la responsabilité directe de la société mère pour manquement à son devoir de vigilance notamment au travers de l'absence de conseil, de surveillance ou de prise de mesure de nature à prévenir le dommage. Ainsi, il ne s’agit pas de mettre en cause la responsabilité de la société mère pour les comportements fautifs de ses filiales.

C’est ainsi que la jurisprudence anglaise a pour la première fois reconnu l'existence d'un devoir de vigilance de la société mère envers les employés de ses filiales dans le cadre de l'affaire Ngcobo and others v Thor Chemicals Holdings Limited (1995). Dans cette affaire, une action de groupe fut initiée au Royaume-Uni à l’encontre de la société mère accusée d’avoir fait preuve de négligence dans le cadre de l'organisation, du transfert et de la supervision d’activités dangereuses en Afrique du Sud qui auraient nécessité la prise de mesures afin de prévenir et d'atténuer les risques prévisibles. L’affaire fit l’objet d’une transaction mais elle met en lumière cette technique de contournement de l’obstacle de la séparation des personnes morales en affirmant l’existence d’un devoir de diligence (duty of care) pesant sur la société mère, de nature à engager sa responsabilité civile pour négligence. En droit français, c’est par la loi du 27 mars 2017 que le législateur a consacré un devoir de vigilance. Celui-ci s’inscrit dans le cadre des nouveaux articles 1240 et 1241 du Code civil. L’on notera qu’il ne s’agit donc pas d’une responsabilité du fait d’autrui, sinon le nouvel article 1242 aurait été choisi. Ainsi, l’introduction de ce devoir de vigilance ne semble pas porter atteinte au principe d’autonomie des personnes morales.

 

B. L’encadrement du devoir de vigilance pesant sur la société mère.

En droit anglais, l’existence d’un devoir de diligence (duty of care) existe à l’égard de toute personne se trouvant dans une sphère de responsabilité. La jurisprudence anglaise a précisé les critères qui permettent de déterminer l’existence et l’étendue de ce devoir, notamment dans le cadre de l’affaire Caparo Industries Plc v Dickman (1990). Dans cette affaire, la Cour retient trois critères à savoir que le dommage doit être raisonnablement prévisible, qu’il doit y avoir une proximité et qu’il soit juste et raisonnable d’imposer un devoir de responsabilité. C’est dans ces conditions que la Cour d’appel a eu l’occasion de préciser les contours du devoir de vigilance pesant sur une société mère dans le cadre de l'affaire Chandler v Cape (2012). Les juridictions de première instance avaient retenu l'existence d'un devoir de vigilance pesant sur la société mère en s'appuyant notamment sur les trois conditions énoncées par la Cour suprême. La Cour d’appel a alors précisé quatre éléments qui permettent de retenir un tel devoir. D’abord, la société mère et sa filiale doivent se consacrer à la même activité. Puis, la société mère doit ou aurait dû posséder un savoir supérieur à celui de sa filiale en ce qui concerne les aspects de la santé et de la sécurité dans le secteur concerné et elle doit ou aurait dû avoir connaissance du caractère dangereux de l’organisation du travail de sa filiale. Enfin, la société mère doit ou aurait dû avoir connaissance du fait que sa filiale s’en remettrait à son savoir supérieur pour la protection de ses employés. En application de ces critères, la Cour d'appel a confirmé la décision de première instance en retenant l'existence d'un devoir de vigilance pesant sur la société mère.

En droit français, la loi du 27 mars 2017 prévoit que la société mère est responsable seulement si elle a failli à la surveillance des filiales. Plus précisément, elle sera responsable si elle n’a pas mis en œuvre les mesures pertinentes pour éviter ou atténuer le dommage. Il s’agit donc d’une obligation de moyens et non de résultat, comme l’a d’ailleurs confirmé le gouvernement dans ses observations. Concrètement, le devoir de vigilance se traduit par une obligation, pour les sociétés qui répondent à certains critères, de mise en œuvre effective d’un plan de vigilance (article L. 225-102-4 du Code de Commerce), la société concernée devant rendre publics et inclure dans son rapport annuel à l’assemblée générale le plan de vigilance et un compte rendu de sa mise en œuvre effective. Cela semble bien refléter les objectifs et les modalités de la mise en œuvre du concept de soft-law de « diligence raisonnable ». Ainsi, tant le droit français que le droit anglais consacrent ce principe de devoir de vigilance de la société mère. Toutefois, la responsabilité de la société mère dans le cadre de ce devoir n’est pas systématiquement engagée.

 

II. Un engagement limité de la responsabilité de la société mère

En droit anglais, l’affaire AAA and Others v Unilever PLC and Another pose des principes d’encadrement stricts de la responsabilité de la société mère en retenant les engagements de responsabilité pris par la société mère (A), ce qui tend à conférer aux engagements de responsabilité un rôle important (B).

 

A. Les critères posés par l’affaire AAA and Others v Unilever PLC and Another

Dans l’arrêt commenté, la Cour d’appel précise que même si une société mère a bel et bien un devoir de vigilance, on ne peut pas toujours pour autant considérer que le voile social est levé (piercing the corporate veil). Il ressort surtout de cette affaire qu’il est peu probable que la responsabilité de la société mère soit reconnue dans le cas où celle-ci a pris le soin de mettre en place des politiques générales en laissant ses filiales mettre en place des politiques spécifiques répondant aux besoins locaux. Ainsi, il apparait que les engagements volontaires des sociétés mères occupent une partie importante dans la mise en œuvre de la responsabilité liée au devoir de vigilance.

 

B. L’importance des engagements pris par la société mère

Les engagements pris par les sociétés mères trouvent leurs essences dans les textes de lois et des codes de gouvernance. Au niveau européen, la directive 2014/95/UE relative à la publication d’informations extra-financières par les entreprises prévoie que les sociétés concernées doivent rendre compte de leurs politiques de prévention des risques en matière sociale et environnementale, de droits de l'homme et de corruption et de leurs résultats. Cette directive a été transposée en droit français légèrement plus tard que l’adoption de la loi du 27 mars 2017, par l’ordonnance n° 2017-1180 du 19 juillet 2017. En droit anglais, elle a été transposée par The Companies, Partnerships and Groups (Accounts and Non-Financial Reporting) Regulations 2016. Avant cela et en parallèle des avancées jurisprudentielles anglaises, l’on notera que le législateur britannique a adopté en mars 2015 une loi contre l’esclavage moderne dans la chaîne d’approvisionnement des entreprises (Modern Slavery Act). Celle-ci prévoit une obligation de transparence sur la chaîne d'approvisionnement d'une société mère pour prévenir les infractions pénales en matière d'esclavage et de traite des êtres humains. Cette obligation se traduit par la publication d'une déclaration des mesures de prévention prises. Cette loi s’apparente à la loi française du 27 mars 2017, bien qu’elle ait un champ plus circonscrit et précis dans la mesure où elle ne concerne que les risques liés à l’esclavage et à la traite des personnes.

Sur les sanctions prévues en cas de manquement à l’obligation de vigilance, les effets de la loi française ont été atténués lorsque le Conseil constitutionnel a censuré certains de ses alinéas (décision 2017-750 DC du 23 mars 2017). Le motif de cette censure partielle se fonde sur le principe de légalité des délits et des peines qui exige qu’une sanction ayant le caractère d’une punition ne puisse réprimer que des manquements définis en des termes suffisamment clairs et précis. Au Royaume-Uni, la Cour suprême a, quant à elle, retenu le 10 avril 2019 sa compétence juridictionnelle dans l’affaire Vedanta Resources PLC and another v. Lungowe and others affectant des populations zambiennes lié à des dommages environnementaux pour un motif d’accès à la justice. Toutefois, la Cour n’a pas statué sur la responsabilité de la société mère, et prenant le soin de préciser que le critère de proximité était décisif, elle a renvoyé l’affaire au fond.

Par conséquent, l’on peut avancer que l'adoption d'engagements volontaires ou imposés par la loi tels que des codes de conduite par les entreprises multinationales est un premier pas vers la prise en compte des impacts négatifs que peuvent avoir leurs activités sur les droits de l'homme et l'environnement. Il apparait que pour l’instant, et surtout en droit anglais, c’est la jurisprudence qui permet de donner un caractère contraignant à ces règles dont les contours sont flous.

 

 

Bibliographie

Dondero Bruno. Droit des sociétés. Dalloz HyperCours, 2017. 5e édition. (P.228)

Meriem Ouassini Sahli. La responsabilité de la société mère du fait de ses filiales. Thèse, Université Paris Dauphine - Paris IX, 2014.

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