Une interprétation contestée de la juridiction extraterritoriale de la CEDH
En 2012 [1], la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a refusé l’extradition par le Royaume-Uni d’Abu Qatada, suspecté de terrorisme, vers la Jordanie au motif qu’il risquait d’y être jugé à l’aide de preuves obtenues par la torture. La Jordanie s’étant engagée à ne pas utiliser ces preuves, il a finalement été expulsé en 2013. Cette affaire a alimenté un mouvement déjà bien présent chez les Britanniques poussant vers la sortie du Royaume-Uni de la Convention européenne des Droits de l’Homme (la Convention), mouvement dirigé par l’actuelle Premier Ministre Theresa May.
L’interférence de la Cour dans les affaires internationales des États-parties à la Convention pose la question de l’interprétation extensive de sa propre juridiction. Ceci peut également être observé dans le cadre de violations des droits de l’Homme pendant les opérations militaires du Royaume-Uni en Irak à partir de 2003, comme l’illustre l’arrêt Al-Saaddon v. Secretary of State for Defence [2].
I- Une interprétation extensive de l’office de la Cour : l’extension de compétence aux affaires extraterritoriales
L’article 1 de la Convention EDH énonce : « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ». Dans ce cas, la juridiction de l’Etat est interprétée au vu de leur souveraineté territoriale selon le droit international (Bankovic c. Belgique[3]). Cependant, il est important de souligner que durant ces dernières années les limites de la juridiction de la Cour se sont élargies, potentiellement au détriment du principe de souveraineté des États-membres.
Il est vrai qu’aux termes de l’article 32 de la Convention, la Cour détient la compétence de déterminer sa propre compétence (Kompetenz-Kompetenz). Il n’en résulte pas moins qu’elle est tenue de respecter les dispositions de son traité constitutif, ainsi que le droit international des traités.
La juridiction de la Cour est délimitée par le consentement des parties à la Convention, comme en dispose son article 19. Néanmoins, il est généralement accepté dans la jurisprudence de la Cour que la Convention est un instrument « vivant ». Dès lors, ayant consenti à un instrument vivant, le consentement des États-parties devrait lui-même être flexible. La Cour a d’ailleurs une interprétation restrictive des réserves.
Ce raisonnement a été appliqué de nombreuses fois dans la jurisprudence de la Cour. Dans Airey c. Irlande [4], qui concernait la mise en place d’une aide juridictionnelle, la Cour a interprété largement les dispositions de la Convention, contre l’avis de l’Etat concerné, au motif qu’il s’agissait de standards communément acceptés qui bénéficiaient d’un « consensus européen ». En outre, dans Loizidou c. Turquie [5], la Cour a accepté l’admissibilité d’une affaire s’étant déroulée dans la partie nord de Chypre en le justifiant par sa mission de protéger l’ordre européen. Elle a ajouté que le consentement des États était pris en compte, mais cependant n’était pas décisif quant au résultat. La Cour de Strasbourg a en effet une interprétation évolutive des dispositions de la Convention ; celle-ci étant un instrument vivant, elle ne prend pas en compte l’intention des parties au moment où elles ont signé la Convention. Enfin, dans Bankovic c. Belgique,[6]concernant des violations commises par les forces armées de l’OTAN en ex-Yougoslavie, la Cour a pris en compte la pratique des États et le consensus historique établi entre eux pour refuser d’entendre l’affaire concernée.
Bankovic est un cas de référence concernant l’extraterritorialité de la juridiction de la Cour. Il concerne le bombardement par des forces de l’OTAN d’un immeuble abritant un média serbe. La Cour de Strasbourg a considéré qu’il n’existait pas de lien juridique entre les victimes et les États défendeurs permettant d’établir la compétence juridictionnelle de ces-derniers. Elle a néanmoins établi le principe selon lequel l’extraterritorialité d’un acte d’un Etat-partie ne peut être retenue qu’exceptionnellement, lorsque celui-ci exerce un contrôle effectif sur un territoire étranger et ses habitants à la suite d’une occupation militaire, ou lorsqu’il assumait des pouvoirs publiques sur invitation ou acquiescement du gouvernement local.
Cet arrêt précède celui Al-Skeini c. Royaume-Uni [7] rendu le 7 juillet 2011. Lord Roger, juge au sein de la Chambre des Lords, qui était à l’époque également la cour de dernière instance dans le système juridique britannique, avait alors déclaré qu’imposer la Convention européenne des droits de l’Homme en Irak « serait équivalent à un impérialisme des droits de l’Homme ». Un autre juge, Lord Bonello, avait exprimé que selon lui, « ceux qui exportent la guerre doivent reconnaître l’export parallèle des garanties contre les atrocités de la guerre ».
II- Al – Saadoon v Secretary of State for Defence : une application restreinte des principes de Al-Skeini c. Royaume-Uni
Dans l’affaire Al-Saadoon [8], la Cour d’appel applique les principes énoncés par la CEDH dans Al – Skeini c. Royaume-Uni [9]. En effet, dans cet arrêt concernant également des violations des droits de l’homme perpétrées par des membres de l’armée britannique, la Cour de Strasbourg confirme l’arrêt Bankovicet ainsi la possibilité pour les actes d’un Etat « accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire » d’être analysés dans leur juridiction au vu de l’article 1 de la Convention. Cela suppose néanmoins l’existence de circonstances exceptionnelles.
La cour d’appel a établi qu’Al-Skeini entrainait un changement des conditions établies dans Bankovic. D’abord, la CEDH opte pour une lecture plus flexible des cas exceptionnels en déclarant que de nouvelles circonstances factuelles pouvaient mener à un élargissement des conditions établies au préalable au vu de l’article 1 de la Convention, notamment dans le cadre du contrôle d’un agent de l’Etat sur un territoire étranger. Ensuite, elle affirme le principe d’indivisibilité des droits de la Convention, même sur territoire étranger : les individus sous contrôle d’un Etat-partie ont donc droit à toutes les protections garanties par la Convention.
La CEDH a établi trois catégories de situations dites exceptionnelles pouvant mener à un élargissement de la juridiction des États-membres selon les termes l’article 1 de la Convention. La première consiste en le contrôle effectif de l’Etat sur un territoire étranger, où il a donc l’obligation d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention, par l’intermédiaire des forces armées ou d’une administration locale subordonnée. La seconde porte sur l’ « espace juridique européen » : la Convention européenne des Droits de l’Homme étant un instrument constitutionnel de l’ordre public européen, des violations des droits de l’Homme perpétrées en territoire dont un Etat-membre a le contrôle car les habitants dudit territoire « seraient privés des droits et libertés dont ils jouissaient jusque-là », ce qui entrainerait un « vide » dans la protection de ces droits et libertés au sein de « l’espace juridique de la Convention ». Enfin, la troisième situation est caractérisée par l’exercice de l’autorité et du contrôle par un agent de l’Etat sur le territoire étranger. C’est celle-ci qui est retenue dansAl-Saadoon.
L’autorité et le contrôle par un agent de l’Etat sont caractérisés par des actes des agents diplomatiques ou consulaires présents en territoire étranger lorsque l’autorité et le contrôle sont exercés sur autrui, lorsque l’Etat assume des prérogatives de puissance publique sur invitation du gouvernement local, ou lorsqu’a lieu un recours à la force sur des personnes par les agents de l’Etat qui ont un pouvoir et un contrôle physique sur celles-ci.
En l’espèce, la cour d’appel dénonce le caractère imprécis et potentiellement large du critère de l’autorité et contrôle par un agent de l’Etat. En première instance, le juge avait confirmé l’applicabilité de la Convention au cas d’espèce selon les termes du critère du pouvoir et contrôle physique sur les personnes dans le cadre d’un recours à la force. Ce critère était cependant élargi de manière significative à toutes les situations où les agents de l’Etat doivent recourir à la force.
La cour d’appel rejette l’application du critère du pouvoir et contrôle physique tel qu’effectué par le juge de première instance. Le juge rappelle que ce critère a surtout été utilisé dans le cadre de détentions et qu’au cas échant, c’est le critère de puissance publique qui est préféré par la CEDH. Il en conclut que la distinction entre différentes manifestations de pouvoir et contrôle pouvant s’avérer ardue, et le critère n’étant pas suffisamment clarifié par la jurisprudence de la Cour, le standard de recours à la force en territoire étranger doit être plus strict qu’un usage de la force pouvant donner la mort.
La Cour d’appel reconnaît que l’application de ce critère peut mener à des résultats incohérents : si un civil était mis en détention par des soldats puis tué par ces-derniers, la Convention serait bien applicable. Cela ne serait pas le cas si le civil avait été tué avant d’avoir été mis en détention. Néanmoins, le juge déclare que c’est à la Cour de Strasbourg de trancher cette question, et non aux juridictions nationales.
En l’espèce, la cour d’appel a alors décidé qu’un civil tué dans le cadre d’un accident avec un camion de l’armée britannique ne pouvait pas bénéficier de l’application de la Convention. Des nombreuses situations présentées devant la Cour, la plupart n’ont pas rempli le critère du pouvoir et contrôle, mais ont rempli celui de la puissance publique, comme par exemple le cas d’un homme tué à la suite d’un raid effectué par les forces armées britannique dans sa maison. De celles qui ont rempli le critère du pouvoir et contrôle, nous pouvons citer le cas de deux hommes blessés par balle et transportés par l’armée britannique dans leurs hôpitaux militaires, où ils ont subi des violations des droits de l’Homme.
III- La liberté interprétative de la Cour comme obstacle à la souveraineté des États ?
La Cour de Strasbourg a compétence pour déterminer sa propre compétence, mais elle reste théoriquement soumise à son traité constitutif, signé par les États-parties. Il existe de potentielles tensions entre l’interprétation étendue de la Cour concernant sa propre compétence et donc la compétence juridictionnelle des États-parties, et la souveraineté territoriale de ceux-ci, qui se verraient obligés de faire respecter la Convention hors de leur territoire.
Les arguments en faveur d’une interprétation extensive de la juridiction de la Cour sont nombreux. Dans Issa c. Turquie [10] la Cour a déclaré que les États-parties ne pouvaient pas commettre des violations des droits de l’Homme sur le territoire d’un autre Etat si cette violation ne pouvait, pas être perpétrée sur leur propre territoire. L’objectif de la Cour est clair : il faut éviter que des États échappent à leurs obligations aux termes de la Convention en transférant leur responsabilité à des tiers. Nous pouvons également noter la formule Silih développée par la Cour dans Janowiec c. Russie [11], qui établit que le lien avec la Convention peut être fondé sur le besoin de garantir que les droits garantis par celle-ci sont effectivement protégés.
Néanmoins, il reste des obstacles à une interprétation extensive de la Cour, le premier étant que le système est actuellement encombré par de nombreuses affaires. Cela pose des problèmes d’effectivité ; certains avancent que cela conduirait à des analyses rapides et superficielles des cas concernés. De plus, une interprétation trop extensive pourrait mener à ce que les États ne respectent pas les décisions de la Cour. En effet, nous pouvons nous demander si les effets des décisions extraterritoriales seraient erga omnes, c’est-à-dire obligatoires pour tous les États-parties, ou seulement pour l’Etat défendeur.
Ces derniers arguments sont avancés par de nombreuses personnes politiques au Royaume-Uni, qui critiquent un impérialisme des droits de l’Homme et un départ trop prononcé des dispositions de la Convention telles qu’elles ont été écrites lors de sa mise en vigueur. Ceci explique sûrement la fébrilité des juridictions nationales quant aux critères de l’extraterritorialité tels qu’ils sont établis par la Cour européenne des droits de l’Homme.
[1] CEDH, 17 janvier 2012, Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, No 8139/09
[2] Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles, 9 septembre 2016, Al-Saadoon v Secretary of State for Defence, Civ 811
[3] CEDH, 19 décembre 2001, Bankovic et Autres c. Belgique, No 52207/99
[4] CEDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, No 6289/73
[5] CEDH, 28 juillet 1998, Loizidou c. Turquie, No 40/1993/435/514
[6] CEDH, 19 décembre 2001, Bankovic et Autres c. Belgique, No 52207/99
[7] CEDH, 7 juillet 2011, Al-Skeini c. Royaume Uni, No 55721/07
[8] Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles, 9 septembre 2016, Al-Saadoon v Secretary of State for Defence, Civ 811
[9] CEDH, 7 juillet 2011, Al-Skeini c. Royaume Uni, No 55721/07
[10] CEDH, 12 novembre 2004, Issa c. Turquie, No 31821/96
[11] CEDH, 21 octobre 2013, Janowiec c. Russie, No 55508/07 et 29520/09
Bibliographie sélective :
Traités
Articles 1, 19 et 32, Convention Européenne des Droits de l’Homme, 1950
Jurisprudence
- Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles, 9 septembre 2016, Al-Saadoon v Secretary of State for Defence, Civ 811
- CEDH, 19 décembre 2001, Bankovic et Autres c. Belgique, No 52207/99
- CEDH, 7 juillet 2011, Al-Skeini c. Royaume Uni, No 55721/07
Articles
- Angelika Nußberger, ‘The Concept of “Jurisdiction” in the Jurisprudence of the European Court of Human Rights’ (2012) 65 Current Legal Problems 241
- Samantha Besson, ‘The Extraterritoriality of the ECHR: Why Human Rights Depends on Jurisdiction and What Jurisdiction Amounts to’ (2012) 25 Leiden Journal of International Law 857