Violences sexistes et cinéma au Mexique

VIOLENCES SEXISTES ET CINÉMA
Table ronde en présence de Lucía Gajá (réalisatrice), Dolores Heredia (actrice) et Yalitza Aparicio (actrice) (Modératrice: Véronique Pugibet)
 

Dans le cadre du festival “Viva México”, une table ronde sur le lien entre violence sexiste et cinéma a eu lieu le lundi 7 octobre 2019 en Sorbonne. Les invitées étaient trois professionnelles mexicaines de l’audiovisuel: Lucía Gajá (Batallas íntimas, 2016), enseignante et réalisatrice de documentaire engagée (Batallas íntimas, 2016), nominée trois fois au Prix Ariel qu’elle gagne en 2015. Elle a choisi de se centrer sur la réalisation de documentaires engagés pour donner de la visibilité à des personnes vulnérables; Yalitza Aparicio (Roma, A. Cuarón, 2018), actrice et activiste, qui a été la première femme indigène nominée aux Oscars pour son rôle dans Roma d’Alfonso Cuarón. En 2019, elle a été désignée comme ambassadrice de l’UNESCO pour sa lutte en faveur de l’intégration et des droits des peuples indigènes et des femmes dans le monde; et Dolores Heredia, actrice qui a justement représenté des rôles traditionnels (Chicuarotes, G. Garcia Bernal, 2019), et qui a tourné dans plus de 40 films et dans des séries télévisées.

Le débat est lancé: le cinéma peut-il changer la représentation des femmes? Et peut-il être utilisé pour donner de la visibilité et réduire les violences sexistes? Est-ce que le cinéma peut devenir un outil pour dénoncer la violence de genre?

Yalitza Aparicio défend l’idée que le cinéma doit soutenir la diffusion de messages, et que le cinéma est un outil très puissant pour transmettre des valeurs essentielles. En ce qui concerne l’image des femmes, et le rôle que la société leur attribue, Yalitza Aparicio rappelle notamment que dans des sociétés isolées, la femme ne sert que pour avoir des enfants, se marier, et n’a pas besoin d’étudier puisque son mari l’entretient. En comparaison avec ce qu’elle pensait il y a plusieurs années, avant le début de sa carrière, elle a réalisé qu’il y a plus de diversité qu’elle ne croyait au cinéma depuis ces dix dernières années. Pourtant, dans la représentation des femmes et des minorités, il reste énormément de travail à faire. Elle cite notamment l’exemple de certains professionnels qui stagnent dans certains rôles ou types de rôles, le fait qu’il faut une réelle parité dans le milieu qui manque cruellement de femmes, et le manque de diversité dans les représentations de sexualités, genres, races, ethnies, origines et religions.

 


Affiche de présentation de l'événement
(en français: "l'amour ne doit pas faire mal")

Selon Dolores Heredia, il faut commencer par reconnaître les différents types de violences, dans tous les milieux, de la plus petite à la plus grave, visible et connue. Pour elle: “Le cinéma est l’outil parfait, contrairement aux séries qui sont dans l’immédiateté”. Ellle est dans une perpétuelle recherche d’histoires, parce qu’elle ressent “une urgence de transformer un petit peu le monde” à son échelle, à travers ses films. Dolores Heredia maintient fermement que le cinéma, comme beaucoup d’autres industries, a toujours chosifié la femme. Il y a tout un code, un système qu’il faut attaquer. Pour elle, l’origine de ce système est là où se trouve le pouvoir: aux Etats Unis, et notamment à Hollywood, mais aussi dans les médias puisque c’est là-bas que tout est contrôlé, dirigé et cela participe à créer, modifier et influencer nos imaginaires. Le monde est conçu pour que nous ne nous rendions même pas compte des changements qui nous sont infligés. Dolores Heredia affirme que “nous devons arrêter de transiter par le même oeil que celui que l’on nous oblige à suivre”, nous devons forger et choisir nos propres chemins, différents, et elle croit que le cinéma peut être transformé pour aller en ce sens, créer des synergies, des liens, des ponts.

Pour Lucía Gajá, le cinéma documentaire, bien qu’il ne soit pas le seul espace pour cela, permet de “raconter les histoires réelles”, s’approcher et parler de thèmes qui l’inquiètent ou mettre des sujets qui lui paraissent important sur la table. Ce qui l’anime est d’emprunter des histoires, et les raconter de son point de vue à elle, avec sa propre subjectivité. Dans Batallas Íntimas (2016), la cinéaste met au premier plan les violences sexistes et se penche sur les mécanismes qui empêchent les femmes de dénoncer les traitements et la maltraitance qu’elles endurent. Dans ce documentaire, elle présente cinq femmes, des survivantes de violences sexistes et domestiques dans cinq pays différents, en mettant en valeur comment ces violences sont un problème qui est enraciné au plus profond de toutes les sociétés, à cause du patriarcat. Pour elle, le cinéma peut être un moyen pour sortir de cette norme. Contrairement à la fiction, dans laquelle l’histoire s’achève lorsque le film se termine, dans un documentaire, les vies des personnes suivies par la cinéaste continuent, et le film peut affecter ces personnes. 

 


Lucía Gajá et Yalitza Aparicio

Dolores Heredia a été présidente de l’Académie des arts cinématographiques pendant plusieurs années, et Lucía Gajá y est également très engagée. Toutes deux expliquent que, de façon surprenante, au cours des sept dernières années, la présence féminine a augmenté, non seulement dans l'art et au cinéma, mais aussi au gouvernement, où l'on commence à parler de parité au travail et d’égalité de traitements et de salaires. Il leur semble nécessaire d’accentuer le travail des récits féminins au cinéma. En ce qui concerne le rôle des femmes dans le processus créatif au Mexique, le groupe Ya Es Hora (il est l’heure) s’est formé, composé de femmes cinéastes qui, aux côtés d’autres femmes qui travaillent dans tous les domaines du cinéma mexicain, luttent pour plus de visibilité. De plus en plus d’institutions mettent en place un protocole de violences sexistes spécifique lors des tournages pour lutter contre le harcèlement et les violences. Dolores Heredia rappelle que la réalité vécue au Mexique et plus généralement en Amérique Latine est extrême, et selon Yalitza Aparicio il est grand temps que l’on hausse le ton.

Suite aux réactions au succès de Yalitza Aparicio, une actrice d'origine indigène, dans Roma, et à propose de ses motivations pour entreprendre et mettre en valeur la lutte contre violence sexiste et pour la défense des peuples originaires, l’actrice explique que lorsque le film est sorti, les droits des travailleurs au Mexique se sont améliorés, et que des lois qui allaient en ce sens et existaient déjà mais étaient ignorées ont commencé à être appliquées. Elle pense que Roma a permis certaines améliorations sociales et politiques, et que ce film a été l'occasion de donner de la visibilité aux peuples indigènes, mais il reste encore beaucoup à faire. Yalitza précise qu’elle essaie de donner de la voix aux communautés indigènes car, étant elle même indigène, elle a traversé des moments compliqués à cause du racisme de la société, mais aussi de la perception que cette dernière a de sa communauté. Roma est en noir et blanc, c’est pourquoi Yalitza Aparicio ne pensait pas que le film allait beaucoup attirer de monde, puisque c’est du cinéma d’art et non du cinéma commercial. Pourtant le succès fut immédiat, et le fait que Yalitza en soit la protagoniste féminine et indigène permit de lancer des débats sur la discrimination de ces communautes. L’actrice insiste sur le fait que le Mexique et l’Amérique Latine ne sont pas les seuls endroits qui nécessitent ce genre d’actions, il y a bien d’autres lieux qui sont souvent coupés du monde. Cette isolation est un choix fait pour se préserver des critiques de la société et protéger leur identité et leur culture. Dolores Heredia affirme que c’est aussi une question de privilèges et d’accès à la culture. Dans ce cas là, elle est d’avis que la solution est de raconter des histoires, d'ôter les étiquettes et les filtres pour ouvrir de nouveaux horizons.

 


de gauche à droite: Lucía Gajá,
Véronique Pugibet, Yalitza Aparicio,
Nancy Berthier et Dolores Heredia

Les trois invitées sont d’accord sur le fait que la solution réelle à ce problème endémique de la violence sexiste est la déconstruction de la pensée et des habitudes, et que cela passe par l’éducation; c’est là que tout commence. Ainsi donc le cinéma, puisqu’il devient de plus en plus accessible, est l’un des meilleurs outils pour mettre en route cette déconstruction à travers une éducation, ou un ré-éducation. Les cinéastes ont donc un rôle crucial à jouer, puisque les films sont un moyen populaire et accessible pour éduquer, ils s’adressent à un public varié et ont déjà prouvé leur succès aussi bien auprès du jeune public que des adolescents. En mettant en place une solution qui intervient dès l’enfance, on peut introduire des valeurs, éliminer des préjugés et supprimer des stéréotypes.
Dans cette mesure, on peut considérer que le cinéma est un miroir de la société, dans lequel on voit se refléter les inégalités que l’on constate dans la réalité: les femmes, ainsi, ont généralement des rôles moins importants et inférieurs à ceux de leurs homologues masculins. En règle générale, indépendamment du thème, de l’origine ou du style du film, la caractéristique commune est la subordination des femmes et la représentation d’une violence exercée physiquement et moralement sur ces dernières. S’il n’y a pas de violence apparente dans le film, alors la fonction accessoire, ou moins essentielle des femmes se traduit par les rôles auxquels elles sont reléguées. De cette façon, le cinéma montre cette maltraitance, et la vulgarise en même temps qu’il la popularise et la démocratise. Mais les trois invitées sont formelles: le cinéma peut devenir l’outil parfait pour changer la société. Il permet d'éduquant les gens sur les stéréotypes et préjugés qui, pour l’instant, sont le fondement de notre société, puisque le patriarcat imprègne notre quotidien et nos perceptions.