ALLEMAGNE - Commentaire du paragraphe 254 du Bürgerliches Gesetzbuch relatif à la faute de la victime - Par Cédric DANDEVILLE

Le § 254 BGB fixe l’influence de la faute de la victime sur son droit à réparation. Il affirme le principe du partage de responsabilité entre victime fautive et défendeur. La faute de la victime peut entraîner une exonération nulle, partielle ou totale du défendeur. En droit français, l’exonération du défendeur est en principe partielle. Le § 254 BGB contient également une obligation pour la victime de minimiser son dommage, obligation inconnue du droit français.

__§ 254 Mitverschulden__ (1) Hat bei der Entstehung des Schadens ein Verschulden des Beschädigten mitgewirkt, so hängt die Verpflichtung zum Ersatz sowie der Umfang des zu leistenden Ersatzes von den Umständen, insbesondere davon ab, inwieweit der Schaden vorwiegend von dem einen oder dem anderen Teil verursacht worden ist. (2) Dies gilt auch dann, wenn sich das Verschulden des Beschädigten darauf beschränkt, dass er unterlassen hat, den Schuldner auf die Gefahr eines ungewöhnlich hohen Schadens aufmerksam zu machen, die der Schuldner weder kannte noch kennen musste, oder dass er unterlassen hat, den Schaden abzuwenden oder zu mindern. Die Vorschrift des § 278 findet entsprechende Anwendung.


Le droit de la réparation a pour objet essentiel de permettre aux victimes de dommages d’obtenir une réparation financière. Il semble donc a priori exister un lien particulier entre ce droit et la victime, qu’il est censé protéger. Or, la victime peut parfois participer à la réalisation de son propre dommage ou contribuer à l’aggraver.

Le paragraphe 254 du Bürgerliches Gesetzbuch (§ 254 BGB) apporte une réponse juridique à cette situation ambiguë, dans laquelle la victime est aussi le coauteur de son dommage. Situé au livre 2 du BGB relatif au droit des obligations, première partie intitulée contenu des obligations, titre 1 relatif à l’obligation d’exécution, le § 254 dispose :

''« (I) Lorsqu’une faute de la victime a contribué à la réalisation du dommage, l’obligation de réparation ainsi que l’étendue de la réparation varient en fonction des circonstances de l’espèce, en particulier de l’importance de la participation de chaque partie dans la survenance du dommage.

(II) Ceci vaut également dans les cas où la faute de la victime se limite à omettre d’attirer l’attention du débiteur sur le risque de survenance d’un dommage particulièrement important que le débiteur ne connaissait ni ne pouvait connaître, ou à s’abstenir de réduire l’étendue de son préjudice ou d’en éviter l’aggravation. Le paragraphe 278 BGB s’applique de façon analogue. »
''

Le § 254 BGB contient ainsi deux règles essentielles au traitement juridique de la faute de la victime. Il énonce en son premier alinéa le principe du partage de responsabilité (Schadensteilung) entre victime fautive et défendeur. Ce principe du partage de responsabilité est admis comme un principe général du droit de la responsabilité allemand (allgemeiner Rechtsgrundsatz des Schadensrechts). Il trouve à s’appliquer aussi bien en matière délictuelle (Deliktsrecht) que contractuelle (vertragliche Haftung), et s’étend également au droit administratif (öffentliches Recht). Le droit français connaît le même principe, également considéré comme principe général de notre droit de la responsabilité civile. Il s’applique donc en matière délictuelle et en matière contractuelle.

En son second alinéa, le § 254 BGB dispose que la victime commet une faute si elle ne prend pas les mesures normalement nécessaires à la réduction de son dommage. L’affirmation d’une telle obligation pour la victime de minimiser son dommage (Schadensminderungspflicht) est inconnue du droit français.

Il est ainsi possible, à la seule lecture du § 254 BGB, d’établir que le droit de la réparation allemand ne protège pas la victime au point d’ignorer purement et simplement une éventuelle faute de celle-ci. La faute de la victime entraîne une possible réduction de son droit à indemnisation. Une idée surgit derrière ce principe du partage de responsabilité entre victime et défendeur, celle d’une sorte de « responsabilité de la victime envers soi-même » (Verschulden gegen sich selbst). Une telle solution semble d’emblée assez sévère envers la victime.

Comment justifier cette sévérité du droit de la réparation envers la victime fautive ? Toute faute de la victime, même légère, peut-elle être retenue contre celle-ci ? Et, jusqu’où peut aller la réduction du droit à réparation de la victime ?

Afin de déterminer si la solution du § 254 BGB est sévère ou simplement juste envers la victime, une comparaison avec le droit français permettra de mieux évaluer la position du droit allemand. Les fondements du principe du partage de responsabilité seront abordés dans un premier temps (I), avant ensuite d’analyser l’appréciation faite par les juges de la faute de la victime (II). L’étendue du partage de responsabilité sera envisagée dans un troisième et dernier temps (III).

I) Les fondements possibles du principe du partage de responsabilité

La doctrine et la jurisprudence se sont efforcées de proposer des explications solides à l’existence du principe du partage de responsabilité. Ces explications s’articulent autour de trois axes principaux, l’obligation de bonne foi (A), le principe de l’égalité de traitement entre victime et coauteur (B) et l’idée de peine privée (C).

A) L’obligation de bonne foi (Treu und Glauben)

Le fondement le plus souvent proposé par la doctrine comme par la jurisprudence allemande repose sur l’obligation de bonne foi (Treu und Glauben) exprimée au § 242 BGB. Le principe du partage de responsabilité trouverait en particulier sa source dans l’interdiction de « venire contra factum proprium », c’est-à-dire l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui (Verbot des widersprüchlichen Verhaltens). Le § 242 BGB s’applique en effet aussi au droit de la réparation, le § 254 BGB ne serait ainsi qu’une disposition spéciale rappelant le principe du Treu und Glauben.

Une disposition similaire au § 254 BGB n’existe pas dans le Code civil français. Le principe du partage de responsabilité entre victime fautive et défendeur est une création jurisprudentielle. La norme de l’article 1382 du Code civil a pu être proposée, mais elle est inopérante dans la mesure où elle impose de ne pas nuire à « autrui ». Or, dans le cas d’un partage de responsabilité, on retient la responsabilité de la victime contre elle-même et non contre autrui. En réalité, aucun texte ne peut être avancé comme fondement satisfaisant en droit français.

B) Le principe de l’égalité de traitement (Prinzip der Gleichbehandlung) entre victime et coauteur

La justification fondée sur le § 242 BGB ne satisfait pas une partie de la doctrine allemande, qui avance notamment que le BGB tout entier n’est rien d’autre qu’une concrétisation de l’obligation de bonne foi. Ainsi, certains auteurs voient dans le principe d’égalité de traitement (Prinzip der Gleichbehandlung), ancré à l’article 3 de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz), le vrai fondement juridique du § 254 BGB. L’article 3 du Grundgesetz imposerait de traiter la victime fautive de la même manière qu’un coauteur du dommage, tenu solidairement (gesamtschuldnerisch) de la dette de réparation. Ce point de vue a trouvé un écho en droit positif (BGH, 16 juin 1959).

Certains auteurs français ont avancé une justification similaire à celle fondée en droit allemand sur la Gleichbehandlung. Selon eux, la victime doit être traitée comme le coauteur d’un dommage. On considère alors que le défendeur et la victime sont coauteurs du dommage, ce qui implique d’appliquer la règle de « l’obligation in solidum ». La réduction de la dette de réparation due à la victime serait alors le résultat d’une « contraction » de l’obligation et de la contribution à la dette, la poursuite et le recours étant confondus du fait que l’un des coauteurs est également la victime du dommage. La jurisprudence française paraît consacrer cette conception, que l’on dit « causaliste ».

C) Une sanction du comportement fautif de la victime

Une partie de la doctrine française considère que le partage de responsabilité constitue une sanction du comportement fautif de la victime. Il y a dans cette conception une survivance de l’idée de peine privée. La réduction d’indemnisation imposée à la victime serait la sanction de son comportement fautif. L’avantage de cette justification est de prendre en compte la difficulté de concevoir l’existence d’une véritable responsabilité civile lorsque le responsable est également la victime, c’est-à-dire une responsabilité civile envers soi-même. Selon cette analyse, si une telle responsabilité existe, elle ne peut être que de nature pénale.

II) L’appréciation de la faute de la victime

Les juges allemands apprécient la faute de manière objective (A), n’exigent pas de degré particulier de gravité de la faute (B). A l’inverse du droit français, il existe en droit allemand une obligation de minimiser son dommage (C).

A) L’exigence d’une faute, appréciée de manière objective

Pour qu’un partage de responsabilité soit envisagé par le juge allemand, il est d’abord nécessaire qu’une faute (Verschulden) de la victime soit établie. Un simple fait de la victime ne saurait en effet suffire à procéder au partage de responsabilité. Ceci ressort de l’utilisation du terme « Verschulden » du § 254 BGB pour le droit allemand. De la même manière, seule la faute de la victime est prise en considération en droit français pour exonérer le défendeur, et non son simple fait. Ceci ressort de la jurisprudence (Civ 2e, 18 octobre 1995).

Le juge apprécie la faute de manière objective. La faute de la victime est ainsi considérée par référence au comportement de l’homme normalement diligent (« nach dem Massstab der im Verkehr erforderlichen Sorgfalt », BGH NJW, 1979, 495f.). Cette appréciation in abstracto est également celle du juge français qui se réfère au concept du « bon père de famille ».

Ainsi, les droits positifs allemand et français, en adoptant une conception objective de la faute, évaluent la faute de la victime de la même manière qu’ils évaluent la faute du coauteur d’un dommage. La victime ne bénéficie donc d’aucun avantage particulier du à son statut même de victime, et est considérée comme un coauteur « classique ».

B) Aucune exigence de gravité de la faute

Les tribunaux français et allemands n’exigent pas que la faute de la victime présente un certain degré de gravité. Toute faute, même légère (leichte Fahrlässigkeit), est retenue dans la mesure où elle a contribué à causer le dommage (Civ 2e, 29 avril 2004).

L’absence d’exigence de gravité particulière de la faute a fait l’objet de critiques doctrinales. Certains auteurs ont ainsi jugé excessivement sévère de refuser la réparation intégrale du dommage à la victime, déjà parfois « punie » par des souffrances physiques, lorsqu'elles n'ont commis que des fautes légères ou même seulement de simples erreurs difficilement évitables et pourtant lourdes de conséquence. Ici encore la faute de la victime est appréciée dans les deux systèmes juridiques de la même manière que la faute du défendeur. Impossible donc de noter sur ce point une quelconque « faveur » vis-à-vis de la victime.

C) L’obligation de minimiser le dommage

Une fois le dommage survenu, la victime a parfois la possibilité d’en réduire l’étendue ou d’en éviter l’aggravation. Le droit français et le droit allemand connaissent-ils une obligation de minimiser son propre dommage dont la violation constituerait la victime en faute ?

Le § 254 II BGB répond par l’affirmative. La victime, qui a la possibilité de réduire son dommage (den Schaden zu mindern), commet une faute si elle ne prend pas les mesures à cet effet. Le droit allemand impose ainsi une obligation de minimiser le dommage. Une telle obligation n’existe pas en droit français. La Cour de cassation décide en effet que “l'auteur d'un accident est tenu d'en réparer toutes les conséquences dommageables” et ajoute que “la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable” (Civ 2e, 19 juin 2003).

En mettant à la charge de la victime une obligation de minimiser son dommage, le droit allemand fait preuve d’une plus grande sévérité envers la victime que le droit français. Certes, le droit français protège ainsi les intérêts d’une victime, qui, souvent « punie » psychologiquement et/ou physiquement, se voit délester d’un poids juridique et financier. Mais, la solution adoptée par le droit allemand paraît plus raisonnable. En effet, en posant le principe d’une absence totale d’obligation pour la victime, la Cour de cassation choisit une position trop rigide, qui laisse toute liberté à la victime de demeurer impunément passive et de laisser s’aggraver son dommage au détriment du défendeur.

III) Etendue de l’exonération du défendeur

Les modalités du partage de responsabilité (A) entre victime fautive et défendeur s’établissent selon des critères (B) et sont l’objet de certaines critiques (C).

A) Les modalités du partage de responsabilité

La faute de la victime ayant été établie, le juge doit fixer dans quelle mesure le défendeur est exonéré. Le § 254 I BGB dispose que la faute de la victime peut modifier l’étendue de la réparation (Umfang des zu leistenden Ersatzes), mais aussi remettre en cause l’obligation de réparation du défendeur (Verpflichtung zum Ersatz). Ainsi, l’étendue de l’exonération du défendeur peut varier du tout au tout : le BGH (BGH, 63, 189, 194) précise qu’elle peut aller d’une exonération totale (volle Entlastung) à une absence d’exonération, c’est-à-dire à une responsabilité entière (volle Haftung).

En droit français, la faute de la victime entraine en principe une exonération partielle du défendeur (Civ 2e, 11 juillet 2002). Une exonération totale n’est possible que dans deux hypothèses. Dans les cas où sa faute présente les caractères de la force majeure ou est constitutive d’une faute intentionnelle, la victime voit l’étendue de sa créance réduite en totalité (Civ 2e, 13 décembre 2001).

B) Les critères du partage de responsabilité

Quant aux critères sur lesquels le juge doit se fonder pour fixer l’étendue de la réparation, le § 254 I BGB précise que les circonstances de l’espèce doivent être prises en compte, en particulier la part de chacune des parties dans la réalisation du dommage. Le juge allemand bénéficie donc d’une grande liberté, à l’instar d’ailleurs des juges français. Une marge de manœuvre importante est laissée aux juges pour fixer la part de chacun dans la production du dommage. Cette question relève en effet du pouvoir souverain des juges du fond (Civ 2e, 8 mai 1979). Ainsi, tantôt la gravité des fautes commises par chacun sera prise en compte, tantôt l’importance causale de la participation de la victime par rapport à celle du défendeur. Néanmoins, un arrêt de la Cour de cassation, que certains auteurs considèrent comme un véritable revirement de jurisprudence, préconise un partage des responsabilités ne pouvant être instauré « que dans une proportion unique » (Crim, 24 juin 1992).

C) Appréciation critique

La réparation de la victime, en droit français comme en droit allemand, peut ainsi varier d’un extrême à l’autre. Néanmoins, il existe une différence entre les deux systèmes juridiques, différence toute théorique. Le § 254 BGB admet la disparition possible du droit à réparation de la victime, lorsque les circonstances de l’espèce le commandent. En droit français, si le défendeur peut être exonéré totalement, on considère que le droit à réparation de la victime n’est pas mis en cause, mais que l’étendue de la réparation est réduite entièrement. Nuance juridique de peu de réconfort pour la victime privée de réparation financière.

Au-delà de l’importance de la réparation accordée à la victime, certains auteurs considèrent que le principe même de partage de responsabilité est injuste pour la victime, et ce d’autant plus lorsque le défendeur est totalement exonéré. Il est en effet fréquent que le défendeur soit assuré, et que donc il n’ait pas à supporter le poids économique de sa responsabilité juridique. Cette critique doctrinale a trouvé un écho en droit positif français, dans une loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation. Cette loi pose en principe que les victimes (hors conducteurs des véhicules) ne peuvent pas se voir opposer leur propre faute, du moins en ce qui concerne les atteintes à leur personne.

BIBLIOGRAPHIE

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