Analyse du secret bancaire au Royaume-Uni par Gaétan Bourdeaux
L’obligation de confidentialité du banquier a été consacrée en 1923 dans le célèbre arrêt Tournier v. National Provincial and Union Bank of England. Malgré de nombreuses critiques, les règles posées dans cet arrêt s’appliquent toujours de nos jours. Le principe de l’obligation de confidentialité connaît quatre exceptions, et son champ concerne aussi bien les informations enregistrées sur le compte du client que celles recueillies par le banquier dans le cadre des relations avec son client.
La confiance doit être la clé de voûte des rapports que le banquier entretient avec son client. C’est dans cette perspective que les banquiers se sont imposé, dès la création des premières banques, un devoir de discrétion à l’égard des informations délivrées par leurs clients, et ce bien avant que ce devoir ne devienne une contrainte légale. Le secret bancaire a connu une consécration légale tardive puisque ce n’est respectivement qu’au début et à la fin du 20ème siècle que le juge anglais et le législateur français ont mis à la charge du banquier une obligation de confidentialité. L’obligation de confidentialité (« banker’s duty of confidentiality »), mieux connue sous le nom de secret bancaire en France, impose au banquier de ne divulguer aucune information relative au compte de son client à un tiers. Bien que cette obligation apparaisse comme une charge que doit supporter le banquier en garantissant la confidentialité des informations, elle profite également à ce dernier dans la mesure où elle lui permet en principe de s’opposer à des demandes d’information ou de perquisition formulées par un tiers. Le champ de l’obligation de confidentialité s’avère en revanche difficile à cerner. En effet, le principe et les exceptions posés par les juges anglais au début du siècle dernier ainsi que la nature des informations couvertes par l’obligation de confidentialité du banquier restent vagues. Le rapport remis par le comité Jack (« Jack Committee ») en février 1989 a mis en exergue un certain nombre d’incohérences, tout en invitant le législateur anglais à y remédier (cf. Banking Services: Law and Practice, report by the Review Committee, chairman : Professor R.B. Jack, February 1989, Cm. 622). Comme nous le verrons, le secret bancaire en France n’est pas non plus exempt de certaines critiques. Dès lors, il conviendra, à travers une comparaison des modèles anglais et français, d’analyser dans quelle mesure il serait possible de s’inspirer d’un modèle pour répondre aux difficultés de l’autre, et réciproquement. L’obligation de confidentialité en Angleterre sera envisagée sous deux angles : avant d’examiner la nature des informations couvertes par le secret bancaire, et donc son champ (II) ; nous exposerons le régime de cette obligation depuis qu’elle a été consacrée par le juge anglais (I).
I. La consécration légale du principe de l’obligation de confidentialité en Angleterre
Une consécration jurisprudentielle tardive L’obligation de confidentialité a été consacrée par la « Court of Appeal » (cour d’appel) le 17 décembre 1923 dans l’arrêt Tournier v. National Provincial and Union Bank of England (1924 1 KB 461). En France, l’article 39 de la loi du 3 janvier 1973 sur la direction et l’administration de la Banque de France imposa pour la première fois le secret bancaire à tous les agents de la Banque de France. Deux ans plus tard, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 30 janvier 1975, étendait implicitement cette obligation à tout banquier. Le législateur confirmera ce dernier arrêt en votant la loi du 24 janvier 1984 relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit. L’article 57 de cette loi, aujourd’hui codifié aux articles L511-33 et L511-34 du code monétaire et financier (CMF), énonce en effet que le banquier est tenu au « secret professionnel ».
Exposé du litige dans l’arrêt Tournier Dans l’arrêt Tournier, la « Court of Appeal » fut saisie d’un litige opposant Monsieur Tournier à sa propre banque. En 1922, ce dernier s’était engagé auprès de sa banque à verser chaque mois un montant déterminé sur son compte, afin de combler son découvert. Alors que les versements devenaient de plus en plus irréguliers, le directeur de la succursale dépositaire du compte s’aperçut, après avoir mené sa propre enquête, qu’un chèque émis à l’ordre du demandeur avait été endossé au profit d’un bookmaker. Le directeur appela les nouveaux employeurs du demandeur sous un faux prétexte pour leur faire part du solde du compte bancaire de son client ainsi que de ses activités de jeux. Suite à cet appel, les employeurs décidèrent de ne pas renouveler le contrat de travail du demandeur à l’issue de sa période d’essai. Monsieur Tournier engagea une action contre sa banque pour diffamation et violation d’une obligation implicite de secret professionnel à la charge des banquiers. La juridiction de première instance, se conformant au verdict du jury, statua en faveur de la banque et rejeta les deux moyens. Monsieur Tournier interjeta appel.
Le principe posé par les juges de la « Court of Appeal » Les trois Lords Juges composant la « Court of Appeal » rendirent un arrêt infirmatif et reconnurent que la banque avait effectivement violé son obligation de garder secrète toute information relative au compte de ses clients. Par là-même, la « Court of Appeal » consacrait le principe de l’obligation de confidentialité du banquier. Dans l’arrêt Tournier, le Lord Juge Bankes estima en effet que le temps était venu de donner à l’obligation de confidentialité une valeur légale et non plus seulement morale : « At the present day, I think it may be asserted with confidence that the duty (of confidentiality) is a legal one arising out of contract ». En France, seules les informations confidentielles sont couvertes par le secret bancaire. Il s’agit généralement d’informations précises et chiffrées. La nature exacte de ces informations sera examinée dans la seconde partie.
Quatre exceptions au principe de l’obligation de confidentialité Dans ce même arrêt, le Lord Juge Bankes prévit cependant quatre exceptions imposant au banquier d’écarter son obligation de protéger les informations relatives aux comptes de ses clients. La confidentialité de ces informations peut en effet être levée dans les hypothèses suivantes : (a) lorsque la divulgation des informations est ordonnée par la loi (« where disclosure is under compulsion of law »). Ainsi, l’article 7 du Bankers’ Books Evidence Act prévoit qu’en cas de poursuites judiciaires engagées contre un client, le juge peut ordonner au banquier de révéler certaines informations relatives au compte de son client. (b) lorsque l’intérêt public ou l’intérêt national est en jeu (« where there is a duty to the public to disclose »). Dans cette hypothèse, le banquier doit de sa propre initiative prévenir les autorités étatiques lorsque l’origine des fonds de son client lui paraît suspecte. Etaient visés à l’époque essentiellement des cas extrêmes où la sécurité de l’Etat était menacée, tels que les guerres. Le comité Jack a proposé en 1989 la suppression de cette exception, cette dernière n’ayant jamais été appliquée par les juges. (c) lorsque le banquier est amené à défendre ses propres intérêts (« where the interests of the bank require disclosure »). Le cas d’école est celui où la banque engage une action contre son propre client afin de recouvrer des sommes qu’elle lui a prêtées. Dans le cadre de ces poursuites, la banque ne peut faire autrement que de faire état du compte de son client. Dans son rapport, le « Jack Committee » proposa de limiter à trois le nombre de cas dans lesquels la banque peut invoquer cette exception : en cas de poursuite judiciaire, lorsque les banques font partie d’un même groupe, en cas de rachat d’une banque par une autre banque. (d) lorsque le client y consent (« where the disclosure is made by the express or implied consent of the customer »). Le consentement peut être, selon les cas, exprès ou implicite. Les banques sont en effet très souvent amenées à fournir des informations sur le compte de leur client à des tiers afin d’attester de la solvabilité de leur compte. Cependant, le consentement implicite du client ne semble être admis que dans le cadre des relations d’affaire. En effet, dans l’arrêt Turner v. Royal Bank of Scotland plc rendu le 24 mars 1998 (1999 Lloyds Rep. Bank 231), la « Court of Appeal » a considéré qu’une banque ne pouvait déduire de l’ouverture d’un compte par un consommateur que ce dernier autorisait implicitement son banquier à délivrer une attestation de solvabilité. Dans ce dernier cas, le consentement doit donc être exprès.
L’ approche différente du droit français Plutôt que de procéder à une catégorisation des exceptions, le législateur français a prévu des exceptions au principe du secret bancaire à travers des dispositions éparses, au premier rang desquelles figure l’alinéa 2 de l’article 511-33 CMF. Cet alinéa dispense en effet le banquier de son obligation de confidentialité lorsque des informations lui sont demandées par un certain nombre d’institutions spécialisées. En outre, dans son article « Le secret professionnel du banquier : principes et limites », Bernard Bouloc recense beaucoup d’autres exceptions. Ainsi, les dépôts de valeurs mobilières, les transferts de sommes à l’étranger, les demandes adressées par l’administration fiscale ou l’administration des douanes, les procédures collectives, les procédures civiles d’exécution sont autant d’hypothèses dans lesquelles le législateur prévoit expressément la levée du secret bancaire. Dans son manuel de Droit bancaire, Thierry Bonneau s’est néanmoins livré à une classification de ces exceptions en deux catégories. L’auteur distingue en effet les dérogations directes des dérogations indirectes. La première catégorie comprend les hypothèses dans lesquelles le secret bancaire ne peut être opposé par les établissements de crédit à certaines institutions ; le secret bancaire leur est inopposable. Il s’agit en particulier des institutions mentionnées dans l’article 511-33 CMF alinéa 2 : la Commission bancaire, la Banque de France et toute autorité judiciaire agissant dans le cadre d’une procédure pénale. Ces institutions peuvent donc directement s’adresser aux établissements de crédit pour obtenir des informations relatives au compte de leur client. La seconde catégorie regroupe les hypothèses dans lesquelles des personnes tenues au secret professionnel mais auxquelles le secret bancaire n’est pas opposable vont exceptionnellement pouvoir communiquer des informations confidentielles. Ainsi, la Commission bancaire peut dans certains cas être contrainte de fournir des informations à une autorité judiciaire agissant dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire ou dans celui d’une procédure pénale. De même, la Commission bancaire pourra également transmettre des informations à des autorités de contrôle des autres Etats membres dans le cadre de la coopération intra-communautaire si des conditions de réciprocité sont respectées. Ainsi, comme le souligne Jérôme Lasserre Capdeville dans Le secret bancaire, le système français est caractérisé par « un principe relatif, sujets à de multiples exceptions et, dès lors, relativement poreux ». Contrairement au droit anglais, le régime des exceptions en France semble relativement désordonné et appelle donc à une classification.
Bien que les règles relatives à l’obligation de confidentialité du banquier posées dans l’arrêt Tournier semblaient suffisamment claires, des difficultés pour définir la nature des informations couvertes par cette obligation, autrement dit le champ de cette dernière, sont vite survenues. Ces difficultés se posent également en droit français.
II. La nature des informations protégées par l’obligation de confidentialité du banquier
Difficultés liées à l’application du régime de l’obligation de confidentialité Dès 1923, le Lord Juge Bankes perçut les dangers de l’incorporation dans le droit positif de l’obligation de confidentialité du banquier. Ce dernier affirma en effet qu’il serait impossible de délimiter avec précision le champ de cette obligation tant la nature des informations susceptibles d’être protégées était difficile à définir. Plus de soixante ans plus tard, dans un article intitulé « The banker’s duty of confidentiality » et publié en mai 1989 dans le Journal of Business Law, Roy M. Goode souligna à nouveau cette difficulté et reprocha implicitement à certains spécialistes de droit bancaire de fuir cette dernière. Selon lui, ces spécialistes s’attelaient en effet davantage à examiner le régime des quatre exceptions énoncées dans l’arrêt Tournier qu’à définir la nature des informations devant être considérées comme confidentielles. A nouveau, la définition de la nature des informations protégées semblait essentielle aux yeux de cet auteur pour saisir les contours du champ de l’obligation de confidentialité.
Les précisions figurant dans l’arrêt Tournier Pourtant, dans l’arrêt Tournier, le troisième Lord Juge, Lord Juge Atkins, s’était efforcé de fournir un début de réponse en décrivant la nature de ces informations. Deux précisions importantes furent apportées. D’une part, ces informations vont bien au-delà de l’état du solde du compte bancaire du client, qu’il soit déficitaire ou créditeur. Elles s’étendent en effet à toutes les transactions et garanties ou sûretés liées de près ou de loin à ce compte. D’autre part, doivent également être incluses les informations obtenues par le banquier autrement que par la simple consultation du compte. Il s’agit là de toutes les informations acquises lors d’entretiens entre le banquier et son client. Dès lors, si l’on s’en tient à ces deux lignes directrices, le champ des informations protégées par le secret bancaire apparaît comme étant très large puisqu’il couvre non seulement toutes les données personnelles enregistrées sur le compte du client mais également toute autre information qui aurait été obtenue par le banquier dans le cadre de ses relations avec le client. En France, le champ des informations protégées par le secret bancaire semble être plus restreint. Selon Thiery Bonneau, seules les informations chiffrées et précises revêtent un caractère confidentiel. En effet, si les banquiers n’ont pas le droit de révéler à des tiers le montant du solde d’un compte ou le montant d’un crédit, ces derniers peuvent en revanche leur communiquer des informations sur la solvabilité de leur client. Dès lors, les degrés de protection du secret bancaire en France et en Angleterre sont sensiblement différents puisque, contrairement au droit français, le droit anglais subordonne la communication d’informations sur la solvabilité des clients au consentement exprès de ces derniers.
Des précisions aujourd’hui jugées insuffisantes Pour autant, les précisions apportées par le Lord Juge Atkins seraient insuffisantes. Comme le soulignent Roy M. Goode et le comité Jack, un grand nombre de questions restent sans réponses. Pour ne reprendre qu’une partie d’entre elles : - lorsqu’un groupe de sociétés est client d’une seule et même banque, cette dernière peut-elle communiquer l’état du compte d’une société à toutes les autres sociétés du groupe, et en particulier à la société mère ? Cette question pose plus généralement le problème de l’identité des créanciers du secret bancaire. Sur ce point, Jérôme Lasserre Capdeville formule la même critique que Roy M. Goode en constatant que « cette question n’a pratiquement jamais été traitée par les auteurs » (cf. Le secret bancaire, p 234). - de même, une banque peut-elle exiger de ses filiales qu’elles lui fournissent des informations sur les comptes de leurs clients ? A cette dernière question, les juges de la « Court of Appeal » ont répondu dans l’arrêt Bank of Tokyo Ltd v. Karoon rendu en 1986, par la négative, en considérant que la personnalité juridique distincte de la banque et de sa filiale impliquait un cloisonnement des informations. Il en va de même en droit français. En effet, selon Jérôme Lassere Capdeville, les filiales peuvent opposer à l’établissement de crédit, société mère, le secret bancaire et réciproquement (cf. Le secret bancaire, p 202). En revanche, cette règle ne s’applique pas aux succursales dans la mesure où ces dernières n’ont ni une autonomie juridique ni une personnalité juridique distincte de l’établissement de crédit principal. - quelles sont les institutions financières soumises à l’obligation de confidentialité ? Autrement dit, qui sont les débiteurs d’une telle obligation ? Sur ce point, le droit français fait l’objet d’une plus grande clarté : l’alinéa 2 de l’article 511-33 CMF prévoit en effet qu’outre les établissements de crédit, seules la Commission bancaire, la Banque de France ainsi que l’autorité judiciaire, lorsqu’elle agit « dans le cadre d’une procédure pénale », sont soumises au secret bancaire.
Les solutions proposées dans le rapport du comité Jack Pour répondre à ces incertitudes, le comité Jack remit en février 1989 un rapport contenant, entre autres, les recommandations suivantes : la codification et la modernisation des règles posées dans l’arrêt Tournier ; l’obligation pour le banquier d’exposer au client ses droits relatifs à l’obligation de confidentialité, et notamment son droit d’accès à ses fiches personnelles, conformément au Data Protection Act de 1984 ; l’obligation pour le banquier d’obtenir le consentement exprès du client, et non plus seulement le consentement implicite, avant toute divulgation d’information à un tiers.
Des recommandations non suivies d’effet Dans une note écrite en 1990 (« White Paper »), le gouvernement ne s’est pas prononcé en faveur de ces recommandations et n’a donc pas jugé nécessaire la codification des règles posées dans l’arrêt Tournier. Il a en outre estimé qu’une modification substantielle de ces règles serait de nature à créer de nouvelles difficultés. Cependant, les travaux effectués par le comité Jack n’auront pas été totalement vains car à la suite du rapport du même nom, un certain nombre d’institutions financières et bancaires se sont engagées à respecter des règles contenues dans un code de bonne conduite, le « Banking Code ». Ce code, en grande partie fondé sur les recommandations de ce comité, contient un grand nombre de règles non contraignantes relatives à l’obligation de confidentialité.
Bibliographie :
Manuels - Bonneau, T, Droit bancaire, Montchrestien, 6ème éd., 2005 - Ellinger, E.P, Lomnicka, E et Hooley, R.J.A, Ellinger’s modern banking law, Oxford, 4ème éd., 2006 - Gavalda, C et Stoufflet, J, Droit bancaire, LITEC, 6ème éd., 2005 - Lasserre Capdeville, J, Le secret bancaire, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006
Articles - Bouloc, B, Le secret professionnel du banquier : principe et limites (2004) 181 Gazette du Palais 15 - Goode, R.M, The Banker’s Duty of Confidentiality (1989) Journal of International Banking Law 269
Rapports - Banking Services: Law and Practice, report by the Review Committee, chairman : Professor R.B. Jack, February 1989, Cm. 622