Brink's Global Services Inc v Igrox Ltd [2010] EWCA Civ 1207

 

L'arrêt Brink's consacre la récente tendance jurisprudentielle du droit anglais de la responsabilité du fait du préposé, qui, en cas de faute pénale intentionnelle de ce dernier, fonde la responsabilité du commettant sur le risque inhérent à la nature de l'activité en cause.

Les conditions de l'engagement de la responsabilité du commettant du fait de son préposé (ou “vicarious liability” en droit anglais) font l'objet d'une littérature abondante tant en droit anglais qu'en droit français. La question est en effet d'une importance non négligeable puisqu'elle détermine l'étendue des risques pécuniaires encourus par le commettant, mais aussi les chances d'indemnisation de la victime.

 

Depuis 2002, ainsi que nous le verrons, le juge anglais recourt à un critère très proche de celui de l'abus de fonction (qui comme on le sait recouvre la faute commise en l'absence d'autorisation, à des fins étrangères aux attributions du préposé et surtout hors des fonctions auxquelles il est employé), puisqu'il exige seulement que la faute soit étroitement liée aux fonctions du salarié (le préposé se confondant avec le salarié en droit anglais). Il est instructif, d'un point de vue comparatiste, de s'intéresser à l'application de ce principe à la faute pénale intentionnelle du préposé, puisqu'elle constitue en quelque sorte l'extrémité du champs d'application de la “vicarious liability” de l'employeur et de la responsabilité du commettant.

 

L'arrêt Brink's Global Services Inc v Igrox Ltd (EWCA Civ 1207), rendu par la Cour d'Appel en 2010, concernait le vol par un employé de lingots d'argent enfermés dans les containers dont il devait assurer la fumigation, pour éviter la prolifération d'insectes. Cependant, les containers furent scellés sans avoir subi la désinfection prévue, ce qui permit à l'employé de retourner sur le site plus tard dans la journée et de dérober l'argent sans courir le danger d'être intoxiqué par le gaz. Le commettant, la société Igrox, fut tenu responsable de ce méfait en première instance, et interjeta appel de la décision. La question ainsi posée, qui est celle de l'intensité du lien entre la faute et l'emploi, requise pour pouvoir engager la responsabilité de l'employeur, nous permet de nous interroger sur l'appréhension de la faute pénale intentionnelle du préposé par le droit français et le droit anglais.

 

 

La faute commise “dans le cadre de l'emploi” et l'abus de fonction

 

Il est depuis longtemps acquis en droit anglais que la responsabilité du commettant du fait de son préposé ne peut être engagée que si la faute de l'employé a été commise dans le cadre de son emploi (“in the course of employment”). Cette notion a toutefois connu une importante évolution en 2002. En droit français, son régime a fait l'objet de nombreuses transformations, pour finalement subordonner la responsabilité du commettant à l'absence d'abus de fonction de la part de son préposé.

 

A l'origine, les conditions de la “vicarious liability” n'étaient remplies que si l'acte du préposé ayant causé un préjudice avait été autorisé - explicitement ou implicitement - par l'employeur. Cependant, il était admis qu'une “opération autorisée [mais] effectuée d'une manière non-autorisée” par l'employé permettait également de déclencher le mécanisme de la responsabilité du fait d'autrui (Heasmans v Clarity Cleaning Co. Ltd [1987] I.C.R. 949). Cette subtile distinction finit toutefois par démontrer ses limites, du fait de sa complexité d'une part, et à cause de son inaptitude à couvrir certaines situations dans lesquelles la faute avait pourtant clairement été commise dans le cadre de l'emploi, d'autre part.

 

Ainsi, l'arrêt Lister v Hesley Hall Ltd ([2002] 1 AC 215) a étendu le champ d'application de la responsabilité du fait d'autrui. Désormais, pour pouvoir obtenir réparation de la part d'un employeur du fait de son employé, le droit anglais exige simplement de la victime qu'elle prouve que la faute de l'employé a un lien étroit avec les tâches qui lui étaient assignées. C'est ce test qui est appliqué dans l'arrêt Brink's.

 

Le droit français, depuis l'arrêt d'assemblée plénière du 19 mai 1988 (Gaz. Pal. 1988.2.640), ne permet d'engager la responsabilité du commettant que si son préposé n'a pas agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions (c'est-à-dire s'il n'a pas commis un abus de fonction). Il va donc va bien évidemment au-delà du seul acte autorisé par l'employeur. L'assouplissement qu'a connu le droit anglais en 2002 n'a pas, semble-t-il, suffi à combler l'écart entre la “vicarious liability” et la responsabilité du commettant. En effet, ainsi que l'appelant le souligne, la faute commise à l'occasion des fonctions, la faute commise grâce aux fonctions ou encore la faute simplement rendue possible par les fonctions de l'employé ne peut donner lieu à l'engagement de la responsabilité de l'employeur (Attorney General of the British Virgin Islands v Hartwell [2004] UKPC 12, [2004] 1 W.L.R. 1273). En théorie, le lien doit être plus étroit que cela. Le droit français semble en revanche plus enclin à admettre la responsabilité de l'employeur dans de tels cas de figure, en dépit du durcissement opéré en 1988. En effet, dès lors que la faute présente un lien quelconque avec les fonctions du préposé, tel que l'utilisation de moyens mis à dispositions par l'employeur, ou la commission de la faute pendant le temps de travail – la responsabilité du commettant est présumée, et à lui d'en apporter la preuve contraire (J. JULIEN, “Responsabilité du fait d'autrui”, rép. Dalloz dr. civ., n°134). De plus, le simple fait que l'opportunité de commettre une faute ait été procurée par les fonctions de l'employé semble parfois suffire à engager la responsabilité de son employeur (Civ. 2e, 12 juill. 1989, Fillous c/ Société générale, Bull. civ. II, n° 150 ; voir G. VINEY “Responsabilité civile” JCP n° 51, 20 Décembre 1995, I 3893 “Le commettant ne peut se dégager, [...] dès lors que celui-ci s'est servi des moyens matériels liés à ses fonctions pour causer le dommage”), l'opinion contraire existant cependant (voir P. Jourdain, “Sur le rattachement de l'acte du préposé à ses fonctions”, RTD Civ. 1990 p. 495, mettant en avant l'arrêt Civ. 2e, 20 avr. 1989, S.A. Ricard c/ S.A.R.L. Roquebrune et autre, non publié). La responsabilité du commettant est d'autant plus facilement engagée que le droit français fait jouer la théorie de l'apparence pour retenir que l'employé a commis la faute dans le cours de ses fonctions lorsque la victime a pu légitimement croire qu'il agissait effectivement en tant que préposé (Civ 2ème, 29 mai 1996, no 94-15.460, Bull. civ. II, no 118). La croyance de la victime n'est pas prise en compte par le juge anglais.

 

Cependant, l'arrêt Brink's indique une importante proximité entre droit anglais et droit français dans le traitement de l'infraction pénale intentionnelle commise par le salarié. Dans la lignée du revirement opéré en 2002, les juges anglais y admettent que l'infraction pénale intentionnelle puisse être commise par le salarié dans l'exercice de ses fonctions, tout comme le juge français (Cass. crim. 25 mars 1998, Bull. crim.,n° 113 ; Cass. crim. 19 févr. 2003, no 02-81.851, Bull. crim., n° 43). La solution, si elle semble naturelle dans un système qui s'attache à rechercher si la faute a été rendue possible par les fonctions, l'est moins en droit anglais. En effet, le test du lien étroit avec l'emploi adopté par le juge anglais exige, selon la jurisprudence, que la faute soit inextricablement liée à la nature de l'emploi (voir l'arrêt Lister précité). Or il semble aventureux de considérer qu'une faute pénale intentionnelle puisse être inhérente à la nature des obligations assignées à l'employé, quand au contraire une telle faute ne peut qu'aller à l'encontre des devoirs du salarié. C'est pourtant la solution retenue par les juges dans l'arrêt Brink's, à la suite des arrêts Gravil v Carroll [2008] EWCA Civ 689, [2008] I.C.R. 1222, Mattis v Pollock [2003] EWCA Civ 887, ou encore l'arrêt Lister lui-même, et en concordance avec le droit français.

 

Pour autant, les faits de l'arrêt Brink's présentaient certaines particularités qui auraient pu conduire les juges à distinguer cet affaire, et à écarter la “vicarious liability”. C'est en fait le recours au critère du risque inhérent à l'activité qui a suscité cette solution.

 

Le critère du risque inhérent à l'activité, propre au traitement de l'infraction pénale intentionnelle

 

Le juge de première instance, dans l'arrêt Brink's, afin de démontrer l'étroitesse du lien entre l'emploi et la faute, note qu'il ressort des faits que l'employé n'a pu dérober les lingots d'argent l'après-midi que parce qu'il a volontairement omis de gazer les containers le matin, pendant ses heures de travail. Ainsi, selon lui, c'est la mauvaise exécution de ses obligations qui a permis au préposé de commettre son méfait. La Cour d'Appel rejette cette argumentation, car, ainsi que le souligne l'appelant, la décision de ne pas gazer les containers ne venait pas de l'auteur de l'infraction mais d'un de ses collègues. Dans ces circonstances, l'on aurait pu croire que la Cour refuserait d'engager la responsabilité du commettant, pour cette raison que la faute ne présentait pas un lien étroit avec la nature emploi, mais un lien de contingence. Ce n'est pourtant pas la solution qu'elle retient.

 

En effet, la Cour s'appuie sur l'existence d'un risque inhérent à l'activité pour conclure à la responsabilité du commettant. Elle semble ainsi chercher à systématiser une tendance jurisprudentielle récente de la “vicarious liability”, propre aux infractions pénales intentionnelles, dans laquelle elle s'inscrit excplitement (Bernard v Attorney General of Jamaica, précité ; Gravil v Carroll [2008] EWCA Civ 689, [2008] I.C.R. 1222 ; Maga v Archbishop of Birmingham [2010] EWCA Civ 256, [2010] 1 W.L.R. 1441). Citant Lord Millett dans l'arrêt Lister, selon qui “l'expérience montre que les activités de pensionnats, prisons, maisons de retraites […] présentent un risque indissociable d'agression sexuelle, en particulier si les employés […] occupent une position de confiance”, Lord Steyn affirmait en effet dans l'arrêt Bernard que “les principes ici énoncés s'appliquent de manière générale aux fautes intentionnelles”. En l'espèce, les containers étaient confiés pour 24 heures au moins à l'entreprise, et l'accès à leur contenu était nécessaire à l'accomplissement de sa mission. Dans ces circonstances, la Cour conclut, après avoir exposé quatre pages durant les décisions récemment rendues sur la question, que “le vol par un employé du contenu du container qu'il était précisément chargé de désinfecter par fumigation est un risque indissociable des motifs de son embauche” (§ 30).

 

Ce critère, inexistant en droit français, entraîne paradoxalement une certaine convergence de résultats entre les deux systèmes. Il permet en effet au juge anglais de tenir le commettant responsable dans des cas où le préposé n'agissait pas véritablement dans le cadre de ses fonctions, aboutissant ainsi à des solutions similaires à celles retenues par le juge français, du fait de la stricte conception de l'abus de fonction qui est la sienne. Par exemple, la Cour a jugé que le vol commis dans une bijouterie par l'employé d'une société chargée du nettoyage des locaux ne constituait pas un abus de fonction (Civ 2ème, 22 mai 1995, société Arthus Bertrand et autre c/ société Jean Bourdin et autre, Bull. civ. II, n° 154). Si ici la faute n'est pas inhérente à la nature des tâches de l'employé (le nettoyage des locaux), on peut en revanche supposer qu'un juge anglais aurait considéré que le nettoyage d'une bijouterie implique nécessairement un risque de vol.

 

Il reste en revanche que certaines solutions retenues par le juge français embrassent une conception si étroite de l'abus de fonction que le critère du risque inhérent à l'activité ne permettrait pas au juge anglais de parvenir au même résultat. On pense par exemple à l'arrêt rendu par la chambre criminelle le 25 mars 1998 (Bull. crim.,no 113), selon lequel un commettant peut être tenu responsable de l'assassinat d'un chef de service par son préposé, cadre technique au Bon Marché, venant d'apprendre qu'il était licencié. Il est clair ici que les agissements de l'employé, impliquant l'emploi d'une arme à feu, ne correspondent pas à la réalisation d'un risque propre à son activité.

 

L'infraction pénale intentionnelle présente un caractère exceptionnel. Elle implique un comportement non seulement opposé aux objectifs de la convention signée par les parties, mais aussi contraire à la loi pénale et aux intérêts de la société, et surtout, mû par la seule volonté du préposé. Suggérer, comme le fait le juge français, qu'une telle conduite peut être adoptée par le préposé dans le cadre de ses fonctions semble hasardeux. Il est peu aisé de trouver un fondement à l'engagement de la responsabilité du commettant dans ce cas de figure. Il est d'ailleurs intéressant de noter que depuis l'arrêt Cousin (Cass. ass. Plén. 14 déc. 2001, no 00-82.066), l'infraction pénale intentionnelle constitue la seule disparité certaine entre la définition de l'abus de fonction et celle des limites de la mission (au-delà desquelles, depuis l'arrêt Costedoat (Cass. ass. plén.25 févr. 2000, no 97-17.387), il est possible d'engager la responsabilité du préposé et pas seulement celle du commettant) - deux notions semblant pourtant bien proches.

 

C'est pourquoi le recours au critère du risque inhérent à l'activité avancé dans l'arrêt Brink's semble constituer une évolution souhaitable. D'une part, elle est satisfaisante d'un point de vue théorique : la théorie du risque est bien connue des civilistes français. D'autre part, sur le plan de l'équité, il semble juste qu'un employeur qui accepte de prendre des risques - lorsque l'activité implique par exemple le port d'une arme, l'emploi de la force ou encore la prise en charge d'objets de valeurs – en supporte les conséquences pécuniaires. Les juges anglais s'attachent d'ailleurs explicitement, au travers du critère du risque, à rechercher si “cela serait équitable et juste de tenir l'employeur responsable du fait de son préposé” (Gravil v Carroll, précité ; Attorney General of the British Virgin Islands v Hartwell, précité ; arrêt Brink's). Enfin, ce fondement s'avère assurer une meilleure prévisibilité des décisions que la seule référence au cadre de l'emploi. Une transposition de ce critère en droit français impliquerait certes une relative limitation de la responsabilité de l'employeur, et un léger morcellement du régime de l'abus de fonction. Mais une telle évolution apporterait force et cohérence à la responsabilité du commettant en cas d'infraction pénale intentionnelle de son préposé.

 

Conclusion

 

Les récentes évolutions du droit anglais en matière de “vicarious liability” et de faute pénale intentionnelle du salarié indiquent une volonté de canaliser l'élargissement introduit par l'arrêt Lister sans pour autant le vider de sa substance. L'arrêt Brink's, qui en est une bonne illustration, nous enseigne qu'il est possible de maintenir un large champ d'application à la responsabilité du commettant du fait de son préposé, tout en faisant preuve de rigueur quand à l'appréciation du rattachement de la faute aux fonctions du salarié.

 

Bibliographie

 

  • S. Honeyball, Employment Law, 10th edition, Oxford University Press

  • G. Pitt, Employment law, 7th edition, Sweet & Maxwell

  • R. Painter and A. Holmes, Cases and Materials on Employment Law, 8th edition, Oxford University Press

  • P. Case « Developments in vicarious liability: shifting sands and slippery slopes » 2006, Professionnal Negligence, 22(3), 161-175

  • K. Williams « Vicarious liability, again. Allocating responsibility for employee theft » 2011, Professionnal Negligence, 27(1), 49-52

  • A. Glassbrook "Employers' vicarious liability for the torts of violent employees” 2005, J.P.I. Law 3, 240-246

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  • J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, 25ème édition, Dalloz

  • J. Julien, “Responsabilité du fait d'autrui”, rép. Dalloz dr. civ., n°134

  • P. Jourdain, “Sur le rattachement de l'acte du préposé à ses fonctions”, RTD Civ. 1990 p. 495