Commentaire de l'arrêté du Gouvernement de la Fédération de Russie № 829 du 14 octobre 2010 relatif à la rémunération pour copie privée des phonogrammes et d’œuvres audiovisuelles, par Olga Tokareva

Par son arrêté du 14 octobre 2010, le Gouvernement de la Russie a entendu régler les aspects pratiques de la rémunération pour copie privée.

La rémunération pour copie privée est un des sujets délicats du droit d’auteur. La copie privée correspond à la possibilité d’utiliser dans un cercle privé des œuvres régulièrement publiées sans demander l’autorisation du titulaire de droits d’auteurs sur cette œuvre. Toutefois une rémunération pour cette utilisation est tout de même prévue par la loi (article L. 311-1 du Code de propriété intellectuelle et article 1245 du Code civil russe) afin de compenser le manque à gagner des titulaires de droits d’auteur, rémunération dont la fixation est un sujet sensible. Il s’agit bien sûr pour les titulaires des droits d’auteur sur les œuvres, objet de copie privée, d’une rémunération pour le fruit de leur création. La copie privée prend des proportions importantes lorsqu’on considère le développement des technologies numériques (appareils photos, disques durs, téléphones mobiles sophistiqués, fichiers mp3 etc.). En effet, ces technologies nouvelles permettent facilement de copier des œuvres sujettes au droit d’auteur. De plus, ces technologies sont largement accessibles au grand public et la copie privée prend alors un aspect de masse, de même que le manque à gagner pour les titulaires de droits. A l’opposé des titulaires de droits d’auteur, il y a les consommateurs pour qui il s’agit de pouvoir librement bénéficier des œuvres régulièrement publiées sans que des procédures de contrôle lourdes et contraignantes n’entrent dans leur sphère privée. Enfin, pour l’Etat, il s’agit du transfert et de la gestion de sommes importantes, en 2009 près de 180 millions d’euros pour la France et 3,3 milliards de roubles en Russie (chiffres respectivement fournis par la SACEM et par Rossijskij Soûz Pravoobladatelej - l'organisme agréé de défense des droits d'auteurs en Russie), ainsi que d’une source de financement dans la sphère de droits d’auteurs. Des intérêts opposés se retrouvent donc en jeu.

Ainsi, en France, suite à la revalorisation des barèmes de prélèvements et du matériel concerné par le prélèvement au titre de cette redevance par la Commission sur la Rémunération pour Copie Privée (Décision numéro 13, du 12 janvier 2011, JO du 28 janvier 2011, NOR MCCB1101414S), l’opérateur Free refuse de payer cette redevance sur sa nouvelle Free box Révolution. Les représentants de la marque Archos dénoncent quant à eux une inégalité de traitement entre les appareils sous Windows, épargnés par la redevance, et ceux soumis aux autres systèmes d’exploitation comme les appareils de cette marque. En Russie également, depuis quelques mois, la rémunération pour copie privée est à la une des journaux. En effet, la décision d’agrément de l’organisme pouvant prélever cette redevance avait été prise par l’institution compétente – Rosohrankul'tury, un des services du Ministère de la Culture, mais celle-ci a été contestée par le concurrent unique et le tribunal a satisfait ses demandes (Cour d’arbitrage de Moscou, 25 janvier 2011). Prenant en considération ces développements, la décision de dissoudre et de transférer les compétences de cette institution au Ministère de la Culture a été prise ce 8 février 2011 par décret du Président de la Fédération de Russie (№155), engendrant plusieurs questions d’ordre pratique.

A cet égard, le système juridique russe présente un intérêt particulier. En effet, le législateur russe a fait le choix d'adopter la copie privée, exception au droit exclusif de reproduction de l'auteur, à partir de critères similaires au système français. En effet, l'article 1245 du Code civil russe, subordonne l'exception de copie privée à «un usage strictement à des fins personnelles». Explicité par la doctrine, cet usage comprend un cercle familial ou «domestique», autrement dit un cercle privé. Toutefois, le système juridique russe est fortement marqué, d'une part, par un certain nihilisme juridique et, d'autre part, par le système soviétique qui a méconnu, pendant plus de 60 ans, la propriété privée. L'appréhension d'une notion aussi abstraite que la propriété incorporelle peut avoir besoin d'adaptations particulières dans ce système. En France,la rémunération pour copie privée est au contraire pratiquée depuis 25 ans ; or les difficultés auxquelles doivent faire face les deux systèmes au regard des technologies numériques nouvelles sont aujourd'hui les mêmes. Alors comment ces deux systèmes mettent en pratique leur législation et s'adaptent aux nouveautés? Comment sont résolues les difficultés nécessairement soulevées par la reconnaissance pratique des droits et des libertés des uns et des autres relatifs à la copie privée ?

C'est aux Etats que revient cette lourde tâche. La question de la rémunération pour copie privée des phonogrammes et d'oeuvres audiovisuelles est posée dans ses grands traits à l'article 1245 du Code civil russe, qui définit cette rémunération comme ayant uncaractère compensatoire. Elle doit être prélevée sur les fabriquants et importateurs d'équipements de reproduction par des organisations accréditées à cette fin, à l'exception des équipements professionnels et destinés à l'export. Les éléments de procédure et du montant sont laissés à la compétence du Gouvernement.

Ainsi l'arrêté numéro 829 en date du 14 octobre 2010 pris en application du Code civil fixe donc :

  • le montant et le procédé de prélèvements de moyens destinés à la rénumération pour copie privée sur les équipements : produits sur le territoire et destinées à y être réalisés et ceux destinés à l'import;
  • la procédure de partage et de payement entre différents titulaires de droits concrets après précision des proportions de partage entre auteurs, interprètes et producteurs.
  • la liste d'équipements suscpetibles de prélevements et le montant de ce prélèvement sur chaque type de matériel.

Dans cet arrêté, plusieurs éléments méritent une attention particulière.

 

Le principe du prèlevement en amont. Conformément à la loi (art. 1245 du Code civil russe), l'arrêté fixe les procédures de payement qui sont effectuées par les fabricants des équipements. Ce n'est donc pas le «copiste» c'est-à-dire le consommateur final qui paye directement la redevance, mais un intermédiaire. Ce choix, qui est le même que le système français, peut s'expliquer par une plus grande facilité de perception. En effet, passer par chaque «copiste» individuellement parait quasi-impossible en pratique : comment recueillir les informations sur des millions de consommateurs, comment intervenir efficacement pour prélever la redevance auprès de chacun ? La redevance a toutefois un impact direct sur les consommateurs, puisqu'elle est répercutée par les fabricants sur le prix final des équipements. Ce qui ne paraît pas rompre l'équilibre économique puisque les consommateurs en tant que «copistes» sont les débiteurs des titulaires des droits d'auteur. Un point peut être soulevée à ce stade. En effet, tous les fabricants et producteurs d'équipements destinés au marché national et à l'importation doivent payer cette redevance s'il s'agit d'équipements ayant la capacité technique d'effectuer des copies. Ceci alors que la copie même n'a pas été effectivement faite. C'est selon le principe de l'usage auquel est destiné l'équipement qu'est payé la redevance, en quelque sorte en amont. Le «copiste» a un droit acquis à la copie privée de part la loi, qu'il en fasse usage ou pas, il doit payer la redevance.

 

Les exceptions. L'arrêté précise les deux exceptions posées par l'article 1245 du Code civil, respectivement dans ses points 11 et 2 de la première disposition. D'une part, n'est pas soumis à la redevance le matériel destiné à l'export. Cela s'explique par la destination de l'équipement et l'application de la loi sur le territoire national. Le matériel n'étant pas destiné à être utilisé sur le territoire russe, il va être taxé au titre de l'import dans le pays où il est exporté si une telle redevance y existe. D'autre part, est exclu du payement de la redevance le matériel destiné à un usage professionnel. La définition de l'usage professionnel est précisée par l'arrêté, il s'agit du matériel qui, de part ses caractéristiques, n'est pas utilisé à des fins personelles, familiales, domestiques ou autres et qui ne sont pas liées aux activités commerciales.

Ainsi l'arrêté fait une précision essentielle du contour de la notion de copie privée. En France l'approche est toutefois différente : même lorsqu'il s'agit d'un usage dit professionnel, le paiement de la redevance pour copie privée est exigé. Toutefois, l'article L. 311-8 du Code de propriété intellectuelle prévoit un remboursement de celle-là à l'égard d'un nombre limité de débiteurs. On peut s'interroger de l'opportunité d'un tel choix. N'est ce pas ajouter des procédures supplémentaires avec des transferts de sommes d'argent ? Ne serait il pas plus opportun de définir plus strictement le champ de la copie privée et de ses exceptions ? Remarquons que la disposition de l'arrêté du Gouvernement russe va dans le sens de l'arrêt de la Cour de justice des communautées européennees en date du 21 ocotbre 2010, dite affaire Padawan (C-467/08), selon laquelle la redevance à l'égard d'équipement non mis à la disposition d'utilisateurs privées et manifestement destiné à des usages autres que la réalisation de copies privées n'est pas conforme à la directive européenne d'harmonisation de certains aspects du droit d'auteurs et des droits voisins (directive 2001/29/CE). La France devra quant-à-elle certainement reconsidérer son dispositif en fonction des dispositions communautaires.

 

Le matériel concerné par la rémunération pour copie privée, ses montants et sa répartition. Quels équipements sont soumis à cette redevance du fait de leur capacité à effectuer des copies ? C'est l'arrêté en question qui fixe la liste du matériel concerné (annexes 1 et 2). Celle-ci englobe largement tout équipement ayant une fonction d'enregistrement. En France, ce n'est pas l'Etat qui détermine cette liste mais la Commission sur la rémunération pour copie privée, indépendante des pouvoirs publics et composée des représentants d'acteurs principaux de la sphère. La récente revalorisation du barème de prélèvements et du matériel concerné a d'ailleurs provoqué, en France, des mécontentements.Le problème a été soulevé par la marque Archos : en effet, la capacité des machines sous le système Windows à effectuer des copies privées est-elle moindre que celle des autres systèmes (Android, etc) ? Et quelles seraient les solutions, soummettre tout le monde à une même taxe, à moindre taux ? L'opérateur Free estime également que son équipement ne devrait pas être soumis à cette redevance et se voit pourtant obligerde repercuter sur le prix final et donc sur le consommateur le payement de cette redevance d'un montant de 35 euros par Freebox Révolution (Barème de rémunération pour copie privée au 1er janvier 2010, de la Comission sur la rémunération pour copie privée). Il est vrai que la situation est délicate – la solution de soumettre tout le monde à une taxe mais moindre n’ayant pas que des partisans.

Par ailleurs, l'arrêté fixe les taux de prélèvements sur les équipements et le procédé de leur répartition. Ici il a été chosit de suivre le principe de l'uniformité. En effet, ce taux est fixé à 1% sur tous les équipements de la liste, conformément aux annexes 1 et 2 de l'arrêté, tandisqu'en France ce taux est variable (entre 4 et 6% du prix) en fonction du type de support et de sa capacité d'enregistrement. Le représentant d'un des organismes russes de défense des droits d'auteur explique ce taux uniforme par rapport à celui des Etats européens comme un compromis, celui d'introduire pour la première fois une telle taxe en Russie et satisfaire donc les titulaires des droits d'auteur, tout en ne heurtant pas les consommateurs en optant pour une augmentation des prix uniforme et faible. Une augmentation brutale aurait effectivement pu rompre l'équilibre économique et avoir des conséquences importantes sur le marché. On peut donc voir ici une adaptation au spécifique contexte de la Russie. Toutefois, à terme, ce compromis pourrait bien se réveler inefficace. En effet, le caractère compensatoire de la redevance perd de son sens, surtout au regard de l'expansion de la capacité d'enregistrement des équipements : un consommateur disposant d'un outil à large capacité peut copier beaucoup plus tout en payant autant que celui qui a un outil moins performant, ainsi la compensation pour le titulaire des droits est moindre. Le légilateur russe devra certainement à moyen terme envisager une adaptation des taux en fonction de la capacité de l'enregistrement de l'équipement et de la nature du support (audio, vidéo) tout en sensiblisant l'opinion publique à ses changements. Ainsi en France, la seule SACEM a reversé de l'ordre de 650 milliards d'euros aux titulaires des droits d'auteur en 2010 conformément à ce système.

Après une répartition entre différents types de titulaires de droits, fixée elle par la loi et reprise par le décret (40% pour les auteurs, 30% pour les interprètes et 30% pour les producteurs), intervient la délicate répartition concrète entre les titulaires de droits. En application de la disposition législative et conformément au point 4 de la disposition relative à la répartition de la redevance entre titulaires de droits d'auteur, celle-ci se fait en fonction des données de l'utilisation et de la diffusion effective de ses oeuvres en public: diffusion sur les chaines télévisées et le câble, recettes des salles de cinéma etc. Conformément aux dispositions de l'arrêté, ces données devrons être recueillieset traitées par des organismes agréés. Mais aucune autre précision n'est faite à cet égard. Cela laisse nombre de questions en suspend: comment les organismes vont ils traiter ses informations, où vont-ils les receuillir, selon quels critères etc.?

Globalement c'est la question de la transparence dans le système russe quant aux aux organismes agréés qui est soulevée, organismes qui sont par ailleurs agréés par Rosohrankul'tury, dont les décisions ont été suspectées a plusieurs reprises de favoritisme et qui a été finalement dissoute. C'est donc le Ministère de la Culture qui récupère ses compétences. Combien de temps la réorganisation prendra-t-elle, comment les prélevements vont ils se passer en attendant ? Par ailleurs, le Ministère de la Culture va cumuler de nombreuses fonctions d'un côté celle de l'accréditation, des contrôles et de recueil d'informations et de l'autre côté la gestion de flux financiers. L'expérience française pourrait se révéler intéressante à l'égard des problèmes actuels du système russe en gestation. En effet, en France, a été créée une commission permanente de contrôle de sociétés de perception et de répartion des droits qui contrôle les comptes et la gestion de ces sociétés, telles que la SORECOP ou COPIE FRANCE. L'éventuelle création d'une commission semblable pourrait décharger le Ministère de la Culture des tâches de contrôle et ainsi contribuer à la transparence et la fiabilité du système russe.

Dans ce contexte, au récent sommet de Davos, le Président de la Fédération de Russie a proposé de mettre à l'ordre du jour les droits de l'auteur afin d'améliorer et d'adapter le système imparfait actuel par le biais de conventions internationales, dans une optique de coopération. La maturation du droit russe de la propriété intellectuelle est loin d'être achevée.

Bibliographie :