De l'effectivité de la mise en œuvre de l'interdiction de la torture: analyse comparée des mécanismes de prévention universel, européen et interne (Royaume-Uni), par Kadija Zaïne

L'interdiction absolue de la torture et de toute autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant constitue l'un des droits de l'Homme les plus fondamentaux. L'objet de cet article est d'analyser la mise en œuvre de l'interdiction de la torture dans une perspective comparée. Il s'agira, en effet, de procéder à une comparaison de la mise en œuvre de cette prohibition par divers organes, tant universels que régionaux, afin de comprendre la relation existant entre les normes de protection consacrées à différents niveaux : universel, européen et interne au Royaume-Uni.

La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH) de 1948 fut le premier texte juridique international à se prononcer de manière spécifique sur l'interdiction de la torture dans son article 5 : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Dans les années suivantes, le premier traité interdisant la torture est la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (CESDH) adoptée en 1950 (article 3). Enfin, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée par les Nations Unies en 1984, constitue le premier instrument international contraignant qui porte exclusivement sur la lutte contre la torture. Le droit international n'autorise aucune exception à l'interdiction de la torture : cette interdiction est valable en toutes circonstances, même dans des situations d'urgence ou de conflit armé. Il s'agit d'une des rares dispositions qui ne sont susceptibles d'aucune dérogation (article 15 alinéa 2 CESDH), et qui à ce titre, s'est vue conférer le statut de norme de jus cogens (voir arrêt Prosecutor v. Anto Furundzija rendu par le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie, 1998). Par ailleurs, l'existence d'instruments consacrés à la prévention de la torture, telle que la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants de 1987, complète cette interdiction absolue.

En raison de sa reconnaissance tant par le système universel que par les systèmes régionaux de protection des droits de l'homme, le principe d'interdiction de la torture, ainsi que sa mise en œuvre, ont fait l'objet de développements majeurs au cours des dernières décennies, et ce non seulement par des organes juridictionnels tels que la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) instituée par la CESDH en 1959, mais aussi par des organes qui agissent davantage en amont afin de prévenir la commission de ces actes, tels que le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) ou le Comité contre la torture (CCT). Dès lors, il conviendra dans une première partie d'analyser les relations pouvant se créer entre des organes de prévention agissant dans des ordres juridiques distincts. Puis, dans une deuxième partie, nous prendrons l'exemple du Royaume-Uni qui semble déterminé à garantir une meilleure protection au sein de son ordre juridique interne, en complétant l'action des organes de prévention existant aux niveaux universel et européen.

Comparaison des mécanismes universel et européen de prévention des actes de torture : complémentarité du CCT et du CPT

En raison des séquelles physiques et morales subies, le préjudice causé aux victimes d'actes de torture ne saurait être pleinement réparé. L'ancien Rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, Peter Kooijmans, qualifie avec justesse la torture de « violation du droit à la dignité », qui est le plus intime des droits de l'homme, étant donné qu'elle se produit souvent loin des regards extérieurs, à l'abri des projecteurs, et dans des lieux qui justifient certaines restrictions des libertés. Les visites des lieux de détention permettent de déterminer les situations susceptibles de conduire à la commission d'actes de torture et constituent donc un excellent moyen de lutter contre cette pratique, notamment par le biais de la prévention. Le Conseil de l'Europe fut le premier à instituer en 1987 un mécanisme à caractère préventif ayant pour tâche d'examiner le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, permet à un organe composé d'experts indépendants d'effectuer des visites périodiques ou ad hoc dans tous les lieux de détention des États Parties et a été ratifiée par les 47 États membres du Conseil de l'Europe. Cet organe, connu sous le nom de Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), a ensuite pour mission de faire des recommandations confidentielles aux pays concernés dans le but d'améliorer certaines situations susceptibles d'entraîner des actes de torture et des mauvais traitements. Conformément à l'article 8 de la Convention, « les membres du Comités sont autorisés à se rendre dans tous les lieux de détention et d'internement de leur choix », après notification à l'État concerné de son intention, et ils doivent avoir accès à tous les locaux dans ces lieux. En outre, ils doivent pouvoir s'entretenir sans témoins avec tous les détenus qu'ils souhaitent rencontrer. Le CPT s'inspire de deux grands principes : la coopération et la confidentialité. Le travail du CPT permet d'instaurer un dialogue avec les gouvernements, qui s'engagent en retour à prendre des mesures visant à réduire les risques de torture et de mauvais traitements, et ce, sous couvert du principe de confidentialité. Toutefois, les États ont jugé nécessaire de renoncer à ce principe absolu et ont inclut dans la Convention une disposition permettant au CPT de faire des déclarations publiques dans l'hypothèse où l'État partie concerné « ne coopère pas ou refuse d'améliorer la situation à la lumière des recommandations du Comité » (article 10.2).

Au niveau universel, 146 États sont partie à la Convention contre la torture. D'après l'article 2.1 de la Convention contre la torture, tout État est tenu de « prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis ». L'article 17 institue le Comité contre la torture (CCT), un organe composé d'experts indépendants qui surveille l'application de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants par les États parties. En vertu de l'article 19.1, ces derniers sont tenus de présenter au CCT des rapports sur la mise en œuvre des droits protégés un an après avoir adhéré à la Convention, puis tous les quatre ans. Ces rapports sont examinés par le CCT, qui ensuite fait part de ses préoccupations et de ses recommandations à l'État partie concerné sous la forme d'observations finales. Le CCT dispose ainsi de l'occasion d'engager le dialogue avec le gouvernement concerné et de le critiquer publiquement, le cas échéant, pour améliorer la situation. D'autres mécanismes, mis en place par la Convention, permettent au Comité de s'acquitter de ses fonctions de surveillance: sous certaines conditions, le CCT peut examiner des requêtes ou des communications individuelles émanant de particuliers alléguant qu'une violation des droits consacrés par la Convention a été commise à leur encontre; le CCT peut décider d'entreprendre une enquête dans des situations de violation systématique et en accord avec l'État partie intéressé; enfin, le CCT peut examiner des plaintes inter-étatiques. Toutefois, à l'époque de l'adoption de la Convention contre la torture, le moment n'était pas encore venu pour les Nations Unies d'adopter un traité imposant des visites des différents lieux de détention. Ce n'est qu'en juin 2006 qu'entre en vigueur le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture. Ce dernier a institué le Sous-comité de la prévention (SPT), et permet l'inspection, avec la collaboration des institutions nationales, des lieux de détention nationaux. Ce Sous-comité est entré en fonction en février 2007. Il est autorisé à visiter tous les lieux de détention dans les États concernés et d'examiner le traitement des personnes qui y sont détenues. Le Protocole facultatif oblige également les États à établir des mécanismes nationaux de prévention indépendants afin d'examiner le traitement des personnes détenues, de faire des recommandations aux autorités gouvernementales dans le but de renforcer la protection contre les actes de torture, et enfin, de commenter les lois existantes ou en cours d'adoption.

En procédant à une analyse des modes d'action de ces deux comités, nous ne pouvons que constater qu'il existe de nombreuses similarités. Le CPT et le CCT agissent essentiellement de manière préventive et confidentielle. De plus, ils n'ont tous deux qu'un pouvoir limité en ce qui concerne les recommandations qu'ils adressent aux États parties: en effet, en cas de refus des États concernés de s'y conformer, leur ultime recours consiste en une condamnation publique de ces derniers. Cependant, le CPT et le CCT présentent tous deux un intérêt distinct en ce qui concerne leur champ d'action. D'une part, le CPT fonde ses rapports sur les visites périodiques ou ad hoc qu'il effectue dans les États parties. En vertu de l'article 9 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, les États ne peuvent refuser ces visites que pour des raisons de force majeure (troubles graves, défense nationale, sécurité publique, ou enquête pénale urgente). D'autre part, le CCT fonde l'essentiel de ses recommandations sur les rapports présentés par les États sur la mise en œuvre des droits protégés. Le CCT voit ainsi son action limitée car ses recommandations se fondent principalement sur l'appréciation des rapports émis par les États, et ce à l'entière discrétion de ces derniers, et non pas sur la base de rapports rédigés par le Comité lui-même lors d'éventuelles visites. Le système européen semble ainsi garantir aux membres du CPT une meilleure appréciation des conditions de détention que le système universel. En revanche, l'intérêt majeur du CCT réside dans le fait que ce dernier est chargé de mettre en œuvre un instrument normatif bien plus important que la Convention européenne, offrant ainsi une protection plus large aux individus. En effet, la Convention contre la torture des Nations Unies, dans sa première partie (16 articles), prescrit tout un ensemble de règles à respecter, notamment l'obligation de prévenir la commission d'actes de torture (article 2), l'interdiction d'extrader toute personne vers un pays où elle risquerait de se faire torturer (article 3), l'obligation de poursuivre les auteurs d'actes de torture (article 4) ou l'obligation de coopérer avec les autorités judiciaires des autres États aux fins de lutter contre la torture (article 9) à titre d'exemple, tandis que la Convention européenne se contente de faire référence à l'article 3 de la CESDH dans son préambule, qui sert ainsi de point de repère pour le CPT. De plus, contrairement au CPT, le CCT permet aux particuliers de lui adresser des requêtes individuelles. Enfin, la véritable valeur ajoutée du CCT par rapport au CPT réside dans son caractère universel et dans l'obligation créée pour les États parties d'instituer un mécanisme national de prévention (article 17).

Nous pouvons donc conclure que les deux mécanismes de prévention de la torture, universel et européen, se complètent. Il est important de préciser que ces derniers ne s'appliquent conjointement que dans les États parties aux deux Conventions, ainsi qu'au Protocole facultatif en ce qui concerne la CAT. À ce jour, la Convention européenne pour la prévention de la torture a été ratifiée par les 47 États membres du Conseil de l'Europe (CE). Depuis l'entrée en vigueur en mars 2002 du Protocole n°2 à la Convention, tout État non membre du CE peut aussi être invité à signer la Convention par le Conseil des ministres du CE. Le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture de 1984 n'est quant à lui entré en vigueur qu'en mars 2006 et compte à ce jour un nombre de 50 États parties.

L'institution d'un rapporteur spécial par la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies (résolution 1985/33) complète néanmoins le système universel de prévention de la torture. Afin d'examiner les questions relatives à la torture, le mandat du rapporteur spécial a été prolongé pour une période de trois ans par le Conseil des Droits de l'Homme en juin 2008 et couvre tous les pays, que l'État ait ratifié ou non la Convention contre la torture. Cet expert est principalement chargé de transmettre des appels urgents aux États concernant les personnes qui risquent d'être soumises à la torture, ainsi que des communications sur des cas antérieurs de torture présumée; d'effectuer des visites d'établissement des faits dans les pays; et enfin, de présenter des rapports annuels au Conseil des droits de l'homme et à l'Assemblée générale. De plus, alors que les principaux mécanismes des organes de traités obligent le requérant à démontrer qu'il a au préalable épuisé toutes les voies de recours internes, le Rapporteur spécial n'est pas tenu d'épuiser tous les recours nationaux avant d'intervenir. En tout état de cause, il demeure regrettable que le CCT et le CPT ne disposent pas d'une force contraignante plus importante envers les États en ce qui concerne les recommandations. Le CPT a néanmoins effectué un total de 283 visites à ce jour et a publié 235 rapports à la suite de ces dernières. Quant au SPT, il a effectué 8 visites depuis son entrée en fonctions. Le résultat de ces visites et la possibilités offerte aux divers mécanismes de prévention de la torture de publier leurs rapports ont été plutôt satisfaisants. En effet, bien que les recommandations faites aux États ne soient pas juridiquement contraignants, les gouvernements restent généralement très sensibles à la publication de rapports qui leur serait défavorable en raison des réaction ainsi suscitées au niveaux interne et international.

Royaume-Uni : un exemple de mis en œuvre préventive de l'interdiction de la torture

Le Royaume-Uni est partie au Protocole facultatif se rapportant à la CAT et a ratifié ce dernier depuis le 10 décembre 2003. L'article 17 du Protocole accorde aux États parties un délai d'une année après sa ratification pour « administrer, désigner ou mettre en place un ou plusieurs mécanismes nationaux de prévention indépendants en vue de prévenir la torture à l'échelon national. Les articles 18 à 23 imposent aux États une série d'obligations destinées à faire en sorte que les mécanismes nationaux de prévention puissent remplir au niveau interne des missions similaires à celles conduites par le SPT, notamment la visite régulière de lieux de détention, la formulation de recommandations à l'adresse des autorités, ou la supervision des lois en vigueur ainsi que des projets de loi en la matière. Le « Joint Committee on Human Rights » est un organe constitué de parlementaires, dont la mission est de traiter de toutes les questions relatives aux droits de l'homme au Royaume-Uni. L'ensemble des projets de loi impliquant des questions relatives aux droits de l'homme fait l'objet d'un examen minutieux par le Comité. Dans le cadre de sa mission, le Comité supervise les actions entreprises par le gouvernement en réponse aux jugements des juridictions britanniques, ainsi que ceux de la CEDH lorsque des violations des droits de l'homme ont été commises. Depuis qu'il a publié son dernier rapport en octobre 2008, le Comité a demandé au Gouvernement de lui fournir des informations concernant la mise en œuvre de jugements rendus par la CEDH et de déclarations d'incompatibilité prononcées par les juridictions britanniques. En outre, le Comité joue un rôle important en ce qui concerne le mécanisme législatif du « remedial order » , en vertu duquel un ministre peut amender la loi aux fins de la rendre compatible avec la CESDH. Enfin, le Comité entreprend des enquêtes sur des questions relatives aux droits de l'homme au cours desquelles il collecte des preuves auprès d'un large éventail de groupes et d'individus concernés. À l'issue de ces enquêtes, le Comité rédige un rapport et adresse ses recommandations au Gouvernement. L'intérêt d'un tel comité par rapport au mécanisme universel se situe notamment au niveau normatif. En effet, le Joint Committee a la possibilité d'intervenir dès la présentation d'un projet de loi et de faire en sorte que ce dernier soit conforme aux normes de protection relatives à l'interdiction de la torture. Il s'agit d'un mode d'action très efficace, qui a d'ailleurs été très utile lors des tentatives plus ou moins récentes du gouvernement britannique de contourner cette interdiction absolue eu égard aux menaces terroristes. Cependant, le Comité ne dispose pas d'un pouvoir d'effectuer des visites des lieux de détention, et tout comme le CCT ou le CPT, les recommandations qu'il adresse aux autorités n'ont aucune force contraignante.

Conclusion :

En l'état actuel, le droit international montre que les instruments de droits de l'homme offrent un ensemble complet de normes et de procédures relatives à la prohibition de la torture. Aujourd'hui, les faiblesses constatées et le fait que la torture continue d'exister dans de nombreux pays n'est pas dû à un vide juridique, mais plutôt à un manque de volonté politique des États de s'acquitter des obligations qui leur incombent en vertu du droit international. Afin de combler les lacunes existant au sein des mécanismes nationaux de prévention, le Royaume-Uni a préféré confier les missions prévues par le Protocole facultatif à des structures déjà existantes, qui ont l'avantage d'être déjà spécialisées dans le domaine de la détention. L'Ombudsman des prisons et de la probation d'Angleterre et du Pays de Galles en constitue un parfait exemple. Sa mission consiste à enquêter sur les plaintes des détenus et de transmettre des recommandations aux autorités concernées. Ce faisant, il dispose d'un droit de visite des lieux de détention. Ce système est en outre complété par l'intervention de deux inspecteurs en chef des prisons qui disposent d'un droit d'accès illimité à ces établissements et sont chargés ensuite de publier un rapport suite aux inspections. Cependant, l'efficacité de ces structures se trouve parfois limitée par manque de moyens suffisants. Nous avons enfin pu constater que les organes chargés de garantir une mise en œuvre effective de l'interdiction de la torture agissent à différents niveaux : universel, régional, interne; préventif, normatif, juridictionnel et leurs champs d'action distincts ne sont pas toujours exclusifs les uns des autres. Ainsi, il est très important de veiller à développer une certaine coordination entre eux, afin d'éviter qu'ils arrivent à des conclusions contraires ou qu'ils émettent des recommandations contradictoires à l'égard des États par exemple.

BIBLIOGRAPHIE:

Antonio Cassese, « The European Committee for the prevention of torture and inhuman or degrading treatment or punishment », dans The international fight against torture, 1991, p.135-152

Peter Kooijmans, « Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », 27 décembre 1991, document ONU E/CN.4.1992/17, par. 277

Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l'homme, 2006, 8ème édition

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/ Site du Ministère des Affaires étrangères et européennes

http://www.echr.coe.int/echr/Homepage_FR Site de la Cour Européenne des Droits de l'Homme

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http://www.parliament.uk/parliamentary_committees/joint_committee_on_hum... Site du Joint Committee on Human Rights

http://www.icrc.org/fre Site du Comité International de la Croix-Rouge