Droit des brevets et protection des connaissances médicales traditionnelles, par Leïla Noisette

Le phénomène de « biopiraterie » entraine une opposition manifeste entre les pays développés et les pays en développement au sein des organisations internationales concernées par les droits de propriété intellectuelle. La législation américaine reflète particulièrement l’opposition idéologique entre ces deux groupes de pays. Elle est à l’origine du système international actuel de protection de la propriété intellectuelle, qui est inadapté à la protection des savoirs traditionnels.

Introduction

Les organisations internationales sont aujourd’hui le terrain d’un débat virulent entre les pays du Sud et les pays du Nord concernant l’évolution du régime de propriété intellectuelle. Ceci est dû notamment à ce que les pays du Sud ont nommé la « biopiraterie ». Cette notion désigne le comportement des multinationales des pays développés qui consiste à rassembler du matériel génétique végétal dans les pays en développement afin de faire breveter ensuite des inventions basées sur les savoirs qui y sont attachés (FEDERLE, Biopiraterie und Patentrecht, p.25). En matière pharmaceutique, les conséquences économiques de ces pratiques ont des répercussions sur l’accès à la santé. Les laboratoires pharmaceutiques obtiennent des brevets sur des médicaments ou des procédés utilisant des végétaux dont les principes actifs sont déjà connus des populations locales.
Le « piratage » des « savoirs traditionnels », en dévoilant les propriétés des ressources génétiques, accélère considérablement le développement d’une molécule commercialisable. Le monopole obtenu par les laboratoires augmente le prix de ces produits ou procédés, qui deviennent ainsi inaccessibles aux populations locales. C’est le cas aussi bien lors de la délivrance de bad patents, portant sur des produits ou procédés existants, que lors de celle de good patents, portant sur une invention répondant aux critères de nouveauté et d’inventivité, mais utilisant un savoir traditionnel (FEDERLE, op.cit., p.25). Les « savoirs traditionnels » ne bénéficient effectivement à l’heure actuelle d’aucune protection, ils ne sont d’ailleurs pas réellement définis par le droit international. Ils sont « la somme millénaire de la créativité intellectuelle humaine » (DOUSSO-YOVO, L’accès aux ressources biologiques dans les rapports Nord-Sud, p.42), et correspondent, selon la Convention pour la Diversité Biologique de 1992 (CDB) aux connaissances et savoir-faire. Le droit des brevets quant à lui repose sur le principe de rémunération de l’inventeur – en lui conférant un monopole de commercialisation – dans le but de promouvoir l’innovation.

Au sein des organisations internationales, une opposition nette s’est formée entre les pays en développement, dont l’intérêt principal est la promotion des droits des détenteurs de ces savoirs, et les pays développés, se faisant plutôt les porte-paroles des entreprises pharmaceutiques. La position des Etats-Unis a une influence considérable sur le déroulement des débats, surtout au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce. De plus, les cas recensés de « pillage » des savoirs traditionnels impliquent le plus souvent des chercheurs et des laboratoires pharmaceutiques américains. C’est donc à partir de la législation américaine que nous allons comparer les rapports entre droit des brevets et protection des savoirs traditionnels dans les différents systèmes existants. La loi américaine sur les brevets se distingue peu des autres régimes de protection des pays développés, et a les mêmes conséquences sur les rapports entre les brevets et les savoirs traditionnels (I). Elle est ainsi, au niveau international, le révélateur d’une opposition nette entre les pays développés et les pays en développement, tant sur le plan idéologique que sur le plan technique (II). De nouvelles solutions sont cependant proposées au niveau international afin de concilier les systèmes occidentaux de protection de la propriété intellectuelle et les intérêts des communautés détentrices de savoirs traditionnels (III).

I/ Une législation qui diffère peu des systèmes de protection des autres pays développés

Le droit américain est un droit de common law, essentiellement jurisprudentiel. Cependant, les conditions de brevetabilité et leurs modalités ont été fixées par une loi (Patent law), dont les articles figurent à la section 35 US Code. Ces conditions, harmonisées au niveau international par l’accord ADPIC (article 27), sont la nouveauté (novelty), l’activité inventive (non obviousness), et l’application industrielle (utility). La formulation de l’article 35 USC 102 concernant la condition de novelty se distingue des textes internationaux et des autres régimes de brevet (A), mais en pratique, les résultats obtenus quant à la délivrance de brevets sont semblables (B).

A. Une formulation discriminatoire propre à la législation américaine

Lors de l’examen d’une demande de brevet, les offices de brevet doivent déterminer si une invention est nouvelle ou non. D’après l’article 35 USC 102, la condition de nouveauté ne sera pas remplie si “ the invention was known or used by others in this country, or patented or described in a printed publication in this or a foreign country “. Le droit américain opère donc une distinction entre l’état des connaissances sur le sol américain, et en dehors des Etats-Unis. Cette distinction n’est présente ni dans le droit européen (article 54 de la Convention sur le brevet européen) ni en droit japonais – les deux autres systèmes de brevet les plus important des pays en développement – qui admettent chacun la possibilité de réfuter la nouveauté par des moyens oraux, des usages ou tout autres moyens, sans considération géographique. La plupart des savoirs traditionnels en matière médicale se transmettent oralement et ne sont donc pas pris en compte lors de l’évaluation de la nouveauté d’une invention devant l’office américain des brevets (USPTO).

Cette distinction parait en outre en contradiction avec la clause du traitement national. Ce principe, issu de l’accord GATT, oblige les Etats à appliquer aux produits étrangers un traitement au moins égal à celui appliqué aux produit nationaux (article 3 GATT). Il vaut également pour les autres accords pris dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), y compris les domaines touchés par l’accord ADPIC, et doit donc être respecté par le système de brevet. L’article 35 USC 102, en rendant plus difficile la preuve des connaissances étrangères, leur applique un traitement moins favorable qu’aux connaissances américaines, et viole ainsi l’un des principes de l’OMC.

B. Une pratique commune répandue dans les pays développés

En pratique, les offices de brevet européen et japonais délivrent également de nombreux bad patents. Malgré la volonté affichée dans les textes de prendre en compte les usages étrangers, les experts évaluant la nouveauté n’ont généralement pas connaissance des savoirs traditionnels de la plupart des pays en développement et accordent donc des brevets sur des produits fabriqués à partir de connaissances médicales traditionnelles (JOURDAIN-FORTIER, Santé et Commerce International…, p.351). L’exemple le plus connu est celui du brevet accordé par l’office européen des brevets (OEB) pour une invention utilisant l’une des propriétés de l’arbre Neem (originaire d’Inde et localisé dans certains pays d’Afrique et d’Amérique latine). Ce brevet a été annulé en 2005, suite à un recours de nombreuses organisations non-gouvernementales, car il a été prouvé que l’usage concerné par le brevet était en réalité connus depuis très longtemps par les populations locales. Mais de nombreux brevets accordés au mépris de la préexistence de connaissances traditionnelles méconnues en Occident ne font pas l’objet de recours, faute d’information ou de financement. La formulation moins discriminante des textes européen et japonais n’a donc aucun impact en matière de lutte contre la biopiraterie.

II/ Une législation révélatrice du conflit entre les intérêts du « Nord » et ceux du « Sud »
La législation américaine en matière de brevet, reflétant la même position que celle des Communautés Européennes, est à l’origine du système de protection de la propriété intellectuelle de l’accord ADPIC. Mais cette conception s’oppose, sur le plan international, à celle des pays en développement (A). Cette opposition idéologique s’explique notamment par l’inadaptation, dans les faits, de ce système de protection aux connaissances et savoirs des populations des pays du Sud (B).

A. Une opposition idéologique entre le Nord et le Sud

Les pays développés, conduits par les Etats-Unis, estiment que le fait de récompenser un individu va permettre le progrès de toute la société. Cette idée est à la base du système de protection de la propriété intellectuelle de ces pays, qui vise à protéger un auteur en particulier. Ce concept ne fait pas partie de la culture de la plupart des pays en développement, qui refusent généralement le principe de brevetabilité du vivant, donc des ressources génétiques végétales utilisées en matière médicale. Ils s’opposent également au principe de protection de la propriété intellectuelle individuelle. La mise en place d’un système de protection de la propriété intellectuelle semble menacer de détruire la culture de transmission orale et d’imitation souvent dominante dans les pays du Sud (HAHN, Traditionelles Wissen indigener und lokaler Gemeinschaften zwischen geistigen Eigentumsrecht und der public domain, p.93). La logique de protection des droits d’un individu déterminé est en effet contraire au développement collectif des savoirs traditionnels, qui résultent d’une transmission de plusieurs générations, et pour lesquels il est impossible d’identifier un auteur unique (SUNDER, Property in Personhood, p.166).

B. L’inadaptation du système actuel de brevet à la protection des savoirs traditionnels

Au-delà de l’opposition idéologique et du caractère collectif des savoirs traditionnels, ces derniers ne répondent en outre généralement pas aux critères de brevetabilité existants. Ces savoirs sont anciens, souvent connus de tous, ou en tout cas des personnes exerçant un rôle médical au sein des communautés locales. Ils ne répondent donc ni au critère de nouveauté, et ne résultent pas nécessairement d’une activité inventive. Les détenteurs de ces savoirs n’ont donc aucune possibilité de protéger leurs connaissances d’une utilisation par les firmes étrangères.

L’impossibilité de protéger les savoirs traditionnels dans le cadre du système actuel est d’autant plus problématique dans les cas de good patents, c’est-à-dire lorsque la firme étrangère apporte une modification – souvent très légère, et concernant notamment le mode de production industrielle – au savoir traditionnel. Si le savoir utilisé était breveté, les entreprises devraient obtenir – et payer – une licence pour développer et commercialiser leur produit. En l’absence de cette protection, les détenteurs des connaissances utilisées n’ont aucun droit sur l’utilisation qui est faite de leur savoir.

III/ Les tentatives internationales de conciliation de ces intérêts

Lorsqu’un brevet est accordé au mépris de l’existence préalable d’une connaissance traditionnelle, il est toujours possible d’effectuer un recours devant l’office ayant délivré le brevet afin d’en demander l’annulation, ce qui fut le cas dans l’affaire « Turmeric » aux Etats-Unis, et « Neem » devant l’OEB (not. HAHN, op.cit., pp.270 et 282). Cependant, cette solution a posteriori est longue, coûteuse, nécessite une très bonne connaissance du droit des brevets de l’Etat concerné et n’est envisageable que pour les bad patents. Elle ne peut donc constituer la seule solution à terme (Communication du groupe africain à l’OMC, 2003, p.5). De nouvelles solutions sont donc discutées au sein des organisations internationales.

A. Le projet de recensement des savoirs traditionnels par l’OMPI

L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) a mis en place un recensement des savoirs traditionnels afin qu’ils fassent partie de l’état de la technique, c'est-à-dire « la somme totale des connaissances accessibles au public avant la date du dépôt d’une demande portant sur les brevets  » (DOSSOU-YOVO, op.cit., p.263). Cette initiative permettra, à terme, que les connaissances traditionnelles, notamment médicales, soient prises en compte dans l’évaluation de la nouveauté lors d’une demande de brevetabilité devant un office étranger.

Bien que cette solution soit en théorie un point d’accord entre les pays en développement et les pays développés, sa mise en œuvre est très critiquée. En effet l’OMPI n’opère aucune distinction entre les différents savoirs. Le recensement des savoirs qui sont déjà connus de tous, et donc déjà dans le domaine public ne pose aucun problème. En revanche certains savoirs, détenus par des communautés, ne sont pas dans le domaine public, mais ne peuvent pour autant bénéficier d’aucune protection au niveau international (cf. II/ B). Leur recensement revient à les divulguer et ainsi à leur ôter toute valeur économique potentielle (JOURDAIN-FORTIER, op.cit., p.352).

B. Les modifications possibles de l’accord ADPIC : négociations au sein du Conseil des ADPIC

Mais le recensement des savoirs ne règle pas encore la question de la protection des savoirs dans le cas des good patents. Dans le cadre des négociations sur le réexamen de l’article 27 de l’accord ADPIC, les pays en développement insistent pour la mise en place de droits pour les détenteurs de savoirs traditionnels. Il s’agit d’intégrer dans le système de protection de la propriété intellectuelle des objectifs affirmés dans la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) de 1992 (articles 8 j) et 15) et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 (article 31). La Déclaration n’est pas un instrument contraignant, mais elle reflète un consensus international large. La CDB et l’accord ADPIC ne portent en théorie pas sur les mêmes questions, mais en matière de biotechnologie, certaines dispositions se chevauchent ou se contredisent (GAYET, La protection du savoir traditionnel comme partie intégrante d’une nouvelle approche de la propriété intellectuelle, p.6). Les modifications du système actuel de brevet demandées par les pays en développement permettraient de mettre en accord les obligations des Etats découlant de ces différents textes. La position des Etats-Unis est ici assez emblématique : ils considèrent que l’accord ADPIC n’a pas lieu d’être modifié, car n’entre pas en contradiction avec la CDB, mais refusent de ratifier la CDB, car cela nuirait notamment aux entreprises pharmaceutiques. Les pays du Sud, Brésil et Inde en tête, demandent l’introduction de conditions supplémentaires pour valider une demande de brevet dont l’objet est basé sur un savoir traditionnel. Le demandeur devrait divulguer le pays d’origine du savoir utilisé (communication du Brésil etc.., 2006, p.2), apporter la preuve du consentement préalable de la communauté locale détentrice de ce savoir, et la preuve d’un accord sur le partage des bénéfices futurs. Les Communautés Européennes semblent plus enclines que les Etats-Unis à accepter de telles modifications (communication des CE à l’OMC, 2002), qui permettraient d’adapter le système de brevet aux savoirs traditionnels, et ainsi de réduire les risques d’entrave à l’accès aux soins de santé des populations des pays en développement.

Bibliographie

OUVRAGES

DOSSOU-YOVO B., L’accès aux ressources biologiques dans les rapports Nord-Sud, jeux, enjeux et perspectives de la protection internationale des savoirs, L’Harmattan, 2008 FEDERLE Ch., Biopiraterie und Patentrecht, Nomos, Baden Baden, 2005 HAHN (von), A., Traditionelles Wissen indigener und lokaler Gemeinschaften zwischen geistigen Eigentumsrechten und der public domain, Springer Verlag, Berlin, 2004 JOURDAIN-FORTIER Cl., Santé et commerce international, contribution à l’étude de la protection des valeurs non marchandes par le droit du commerce international, Litec, 2006 REMICHE B. et KORS J. (dir.), L’accord ADPIC : 10 ans après, regards croisés Europe-Amérique latine, actes du séminaire de Buenos Aires orrganisé par l’Association internationale de Droit économique, Larcier, Bruxelles, 2007 SUNDER, M., «Property in Personhood» dans M. ERTMAN M. et WILLIAMS J.-C.(dir.), Rethinking Commodification: Cases and Readings in Law and Culture, New York, New York University Press, 2005 WOLFRUM R.,KLEPPER G., STOLL P.-T., FRANCK S., Genetische Ressourcen, traditionelles Wissen und geistiges Eigentum im Rahmen des Übereinkommen über die biologische Vielfalt, Bundesamt für Naturschutz, Bonn, 2001

ARTICLES

GAYET A.-C., « La protection du savoir traditionnel comme partie intégrante d’une nouvelle approche de la propriété intellectuelle », Lex Electronica, vol. 14 n°2, Automne / Fall 2009 JEFFERY M.I., Intellectual Property Rights and Biodiversity Conservation: Reconciling the Incompatibilities of the TRIPs Agreement and the Convention on Biological Diversity, in Intellectual Property and Biological Resources, edited by Burton ONG, Marshall Cavendish International, Singapore, pp.185 à 225

COMMUNICATIONS D’ETATS MEMBRE DE L’OMC

Communication des Communautés Européennes et de leurs états membres, IP/C/W/383, 17 Octobre 2002

Communication conjointe du Groupe africain, Comment faire progresser l'examen de l'article 27:3 b) de l'accord sur les adpic, IP/C/W/404, 26 juin 2003

Communication présentée par le Brésil, la Chine, la Colombie, Cuba, l’Inde, le Pakistan, le Pérou, la Thaïlande et la Tanzanie, Programme de travail de Doha – Question de mise en œuvre en suspens concernant la relation entre l’accord sur les ADPIC et la Convention sur la Diversité Biologique, IP/C/W/474, 5 Juillet 2006