Le cas du Diéthylstilbestrol (DES) et la responsabilité des produits défectueux en France et aux Etats Unis. Une évolution inverse entre les deux pays quant à la charge de la preuve ?, par Margaux Nollet
Commentaire de l’arrêt rendu le 20 mars 1980 par la Cour Suprême de Californie: Sindell v Abbot laboratories
Résumé : Aux Etats Unis, le 20 mars 1980, l’arrêt de la Cour Suprême de Californie applique la théorie de la responsabilité proportionnée à la part de marché dans l’affaire du distiblène. Cette approche permet d’indemniser les victimes d’un médicament défectueux qui ne parviennent pas identifier le producteur. En France, il faut attendre septembre 2009 pour que la Cour de cassation renverse la charge de la preuve. Comme, aux Etats Unis, les victimes peuvent obtenir réparation de leur préjudice sans même désigner le laboratoire fautif. Le tournant est plus radical puisque les producteurs potentiels sont responsables solidairement, indépendamment de leur part de marché.
Introduction
Le 20 mars 1980, la Cour Suprême de Californie rendait une décision pionnière en matière de produits défectueux ( Supreme Court of California, Sindell v. Abbott laboratories, 20 mars 1980, L.A. 31063) . En effet, elle introduit alors le concept de responsabilité relative à la part de marché des entreprises dans le cadre des dommages engendrés par la molécule diéthylstilbestrol (DES), aussi appelé distilbène. Ce médicament avait été prescrit à des femmes enceintes pour lutter contre les fausses couches entre les années 1940 et 1970 aux Etats Unis. Des années plus tard, il se révèle engendrer des complications graves dont des tumeurs et des cancers chez les filles exposées au médicament in utero. Celles-ci cherchent alors à poursuivre les laboratoires dans le cadre d’une « class action ». Les demanderesses ne parviennent cependant pas à identifier les entreprises productrices des médicaments prescrits à leur mère des années auparavant. Les hôpitaux utilisaient indifféremment plusieurs marques selon la disponibilité du produit et aucune archive médicale n’est disponible à ce sujet. Ni les laboratoires pharmaceutiques, ni les hôpitaux, ni les patientes, ne sont en mesure d’établir un lien certain entre une entreprise et une femme enceinte en particulier (Ibid). Dans ce cas, comment établir un lien de causalité permettant de lier le producteur du médicament au dommage ?
La Cour Suprême de Californie a jugé que chaque laboratoire qui produisait le DES au moment de la grossesse serait responsable en proportion de sa part de marché. Pour écarter toute responsabilité, chaque laboratoire doit prouver qu’il n’avait pas mis en en vente ou qu’il avait déjà retiré le médicament au moment de la grossesse. Cette approche novatrice permet donc de renverser la charge de la preuve au profit de la patiente (Ibid). Par la suite, aux Etats Unis, cette doctrine n’est suivie que dans une partie des Etats. (American Journal of Comparative Law, automne 2003, Mathias Reimann, Products liability at the beginning of the twenty-first century : Emergence of a worldwide standard début p751, p 773; voir aussi :Washburn Law Journal, printemps 2006, The law of public nuisance: maintaining rational boundaries on a rational tort, Victor E. Schwartz début p 581 ; voir aussi la base de données: American Law Reports ALR4th, Products liability: diethylstilbestrol (DES) ,Romualdo P. Eclavea : arrêts cités en exemple Tidler v. Eli Lilly and Co., 851 F.2d 418 (D.C. Cir. 1988) (appliquant la loi du Maryland) ou dans le même Etat : Brown v. Superior Court, 44 Cal. 3d 1049, 245 Cal. Rptr. 412, 751 P.2d 470 (1988) - 1)
En France au contraire, la cour de Cassation vient de reconnaître cet inversement de la charge de la preuve dans deux arrêts du 24 septembre 2009 (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvois : 08-10081 (rejet) et 08-16305 (cassation)v. déjà TGI Nanterre, 1re ch. B, 24 mai 2002). De la même manière, les victimes n’ont qu’à prouver qu’elles ont été exposées au médicament défectueux à un moment ou à un autre et sont exemptées d’identifier le laboratoire. Le tournant est encore plus large en France puisque les entreprises productrices de DES sont présumées responsables solidairement indépendamment de leur part de marché ; et ce jusqu’à ce qu’elles parviennent à prouver qu’ils n’avaient pas pu produire la substance en cause. Jusque là, la Cour de cassation avait allégé la charge de la preuve au profit des victimes du sang contaminé par le virus du VIH ainsi que dans le cadre du lien entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaque. ( Droit des obligations volume 2, Responsabilité civile et quasi-contrats, Muriel Fabre-Magnan, 2007 : référence aux décisions :Versailles, 2 mai 2001, RTD civ. 2001, 891, obs. P. Jourdain ; cet arrêt a cependant été censuré par la Cour de cassation (Civ. 1re, 23 sept. 2003, n° pourvoi : 01-13063 ; JCP G 2004, I, 101, p. 23, obs. G. Viney ; RTD civ. 2004, 101, obs. P. Jourdain ; D. 2004, 898, note Y. M. Serinet et R. Mislawski, précisément au motif que la causalité entre la vaccination et la maladie n’était pas établie. « Rejetant également la causalité entre la vaccination contre l’hépatite B et la pathologie de la sclérose en plaques », Civ. 1re, 27 févr. 2007, no pourvoi : 06-10063 ; RCA 2007, comm. 165, par A. Gouttenoire et Ch. Radé.Civ. 2e, 14 sept. 2006, no pourvoi : 04-30642.).
Comment expliquer une telle exception au principe de certitude du lien de causalité en France comme aux Etats Unis dans l’affaire du distilbène? Alors que la décision Sindell v. Abbott date de 1980 et a été contestée depuis, pourquoi faut-il attendre 2009 pour que la Cour de cassation assouplisse radicalement la charge de la preuve? Quelles sont les différences contextuelles et systémiques, aussi bien légales que socio-économiques, qui expliquent une évolution singulière de la jurisprudence dans chaque pays ? Il s’agit de se pencher sur la spécificité du cas du distiblène par rapport à la charge de la preuve, avant de déterminer en quoi les approches françaises et américaines diffèrent.
I) La charge de la preuve dans le cas du distiblène, une exception aussi bien en France qu’aux Etats Unis
L’affaire du distiblène constitue une dérogation aux principes de la charge de la preuve en droit civil français comme américain. (Droit des obligations volume 2, Responsabilité civile et quasi-contrats, Muriel Fabre-Magnan, 2007 p 96 ; voir aussi :Cases and materials on torts, Prosser, Wade and Schwartz, 11ème Edition, Foundation Press p 712). En effet, en France comme aux Etats Unis, il appartient au demandeur de prouver le lien de causalité entre le dommage et la responsabilité du défendeur. Celui-ci doit être certain (Ibid). Dans les deux pays, ce principe de certitude est écarté pour les victimes du distilbène ; et cela pour les mêmes raisons: la gravité des dommages, l’impossibilité d’identifier les responsables due au temps écoulé, la fongibilité des médicaments conçus par les différentes entreprises, le consensus autour de la dangerosité du produit et enfin la conduite fautive des laboratoires. En effet, il a été établi que les laboratoires ont laissé le médicament en vente alors même que les risques étaient connus. Pour ce qui est de la certitude scientifique, la Cour de Cassation fait référence à des présomptions présomptions graves, précises et concordantes, dont la valeur et la portée sont appréciées par les seuls juges du fond. La Cour Suprême de Californie applique le même principe de déférence par rapport aux faits vis à vis des juridictions antérieures.(voir Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvoi : 08-16305 (cassation). note J. Peigné, Revue de droit sanitaire et social 2009 p. 1161 ; Sindell v Abbot p 610) .
Il s’agit donc ici d’offrir une protection particulière aux malades qui se trouvent dans une situation très grave et disposent de peu de données. Dans les arrêts français comme américains, certaines requêtes ont pu être écartées quand le lien entre la prise du médicament par la mère au moment de la grossesse et la maladie de la fille n’était pas certain (voir Sindell v. Abbott, p 612 ; Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvoi : 08-10081 (rejet)) ou encore quand la prise du médicament ne pouvait pas être prouvée. Pourtant la Cour de cassation s’est montrée assez souple en matière de preuve. Celle-ci a admis des allégations de la mère de la victime à son médecin gynécologue des années après la prise du médicament, et avant la survenance de complications pour sa fille. De même, la Cour a rejeté l’approche de la Cour d’appel qui avait refusé de considérer la force probante de l’inscription de la prise du médicament sur son carnet de santé par la patiente elle-même (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvoi : 08-16305 (cassation). v. déjà TGI Nanterre, 1re ch. B24 mai 2002). )). En effet, contrairement aux autres cas importants de responsabilité médicale comme pour la contamination au virus du VIH ou pour le vaccin contre l’hépatite B, la communauté scientifique s’accorde sur la certitude du lien de causalité entre les maladies engendrées et la prise du médicament. (op cit Sindell v. Abbott p 612) .
Pour ce qui est du problème de prescription, celui-ci a aussi pu être écarté de manière différente en France et aux Etats Unis. En France, le juge prend en compte la date de consolidation du dommage. Civ. 2e, 19 févr. 2009, Sté UCB Pharma c/ Zamy-Perrin, n° 07-20499. Aux Etats Unis, dans un arrêt de l’Etat de New York, le juge a passé outre la prescription au motif que la « la cour peut accorder un droit à l’action en justice déjà prescrit là où le contraire donnerait lieu à une sérieuse injustice pour le demandeur » ( Mindy Hyomitz,v.Eli lilly and company, Court of Appeals of New York, 4 avril 1989,73 N.Y.2d 487, 539 N.E.2d 1069 citant Gallewski v. Hentz & Co., 301 N.Y. 164, 174, 93 N.E.2d 620). En effet, le droit européen a plus tendance à édicter des règles d’exception là où le doit américain se repose sur le principe d’Equity. (Ibid).
Ni la Cour de cassation ni la Cour Suprême des Etats Unis n’ont reconnu que les laboratoires en cause avaient agi de concert. La responsabilité « groupée » des entreprises est donc déterminée dans les deux cas indépendamment de tout accord expresse ou tacite (Sindell v. Abbott p 605 ;Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvoi : 08-10081).
II) Une évolution différente de la jurisprudence française et américaine: des variantes contextuelles mais aussi une approche distincte de la charge de la preuve
Les variantes entre la jurisprudence américaine et française s’expliquent par des facteurs de temps et de circonstance. Il existe un décalage entre le moment de la mise en vente du produit et l’interdiction légale entre les Etats Unis et la France (régulation fédérale de la Drug and Food administration 10 mars 1971, inscription du diéthylstilbestrol sur la liste des substances vénéneuses, arrêté du 10 mars 1977 ; voir aussi Sindell v. Abbot et les deux arrêts du 24 septembre 2009 (op cit).Cela peut expliquer en partie l’écart de temps entre les décisions françaises et américaines. La théorie de la responsabilité proportionnée à la part de marché est aussi plus facilement applicable dans le cadre d’une class action comme dans Sindell v. Abbot (op cit).
Cependant, il s’agit aussi de placer les décisions dans le cadre plus large l’évolution de la charge de la preuve en matière de responsabilité civile dans les deux systèmes. Aux Etats Unis, la responsabilité médicale est directement associée à un contrat de vente alors que dans le droit français et européen, elle se situe plus souvent au niveau administratif (Tort Liability of Hospitals, Blood Transfusions Nonprofit Enterprises: Corporations, Trusts, and Associations, septembre 2009 ,Marilyn E. Phelan). Le système américain est à l’origine plus flexible pour admettre la protection du consommateur (American Journal of comparative law, automne 2003, Mathias Reimann, Products liability at the beginning of the twenty-first entury : Emergence of a worldwide standard début p751, p 772,773, 774). Ainsi les théories comme la responsabilité proportionnée, une des variantes de la responsabilité alternative, pour alléger la charge de la preuve, sont admises depuis longtemps aux Etats Unis. Bien qu’il soit difficile de déterminer quel système est plus favorable au consommateur, il semble que les tribunaux américains ont eu tendance à freiner la protection de la partie faible dans le cadre de la responsabilité en matière de produits défectueux ces dernières années (Ibid).
Le juge Richardson a d’ailleurs critiqué l’approche de la théorie proportionnelle à la part de marché dans l’opinion dissidente de la décision de la Cour Suprême de Californie. Selon lui, elle conduirait à décourager la recherche et le développement. En effet, la décision de la Cour Suprême de Californie place les laboratoires pharmaceutiques dans une situation précaire. Ceux-ci doivent compter avec le risque de voir leur responsabilité engagée des années après la mise en vente d’un médicament quand bien même ils n’auraient pas produit directement la molécule en cause pour une patiente donnée. Ce risque a été jugé contreproductif et contraire à des prérogatives de santé publique dans la mesure où la mise en place de nouveaux médicaments sur le marché bénéficie à tous. Le juge Richardson pose notamment la question de savoir quelle solution aurait été apportée dans le cas où seule une partie des patientes souffrirait des effets secondaires dus à la prise du médicament (op cit Sindell v Abbott laboratories, opinion dissidente du juge Richardson).
La doctrine Res Ipsa Loquitur, essentielle en Common law, permet d’alléger la charge de la preuve mais elle a aussi pu être utilisée contre le consommateur dans les décisions qui ont suivi Sindell v Abbott. (Ibid). Certains tribunaux ont alors laissé la théorie de la Cour Suprême de Californie de côté. Dans un arrêt reconnaissant la théorie de la responsabilité liée à la part de marché, un tribunal d’appel de New York a apporté une interprétation restrictive à l’arrêt Sindell v. Abbott. La cour a précisé que les laboratoires mis en cause ne sont responsables que dans la proportion de leur part de marché, quelque soit l’état de solvabilité des autres producteurs, même s’il est finalement impossible de couvrir le montant total des dommages subis par la victime (Mindy Hyomitz,v.Eli lilly and company, Court of Appeals of New York, 4 avril 1989,73 N.Y.2d 487, 539 N.E.2d 1069). Il semble que la France, au contraire, s’oriente vers une meilleure protection des malades victimes de médicaments défectueux en consacrant la responsabilité solidaire des entreprises en 2009. Pour être entièrement dédommagées, il ne reste aux femmes malades qu’à prouver, par tout moyen, que leur mère a pris la molécule du distiblène au moment de la grossesse en question (op cit : voir arrêts français et américains suscités).
Bibliographie (Les références aux arrêts et aux articles de revue américains sont disponibles sur le site Westlaw : http://web2.westlaw.com/signon/default.wl?fn=%5Ftop&ifm=NotSet&newdoor=t...)
décisions de justice : arrêts principaux :
-Supreme Court of California, Sindell v. Abbott laboratories, 20 mars 1980, L.A. 31063 -Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvois : 08-10081 (rejet) et 08-16305 (cassation). v. déjà TGI Nanterre, 1re ch. B
autres arrêts américains:
-Tidler v. Eli Lilly and Co., 851 F.2d 418 (D.C. Cir. 1988) (appliquant la loi du Maryland) -Brown v. Superior Court, 44 Cal. 3d 1049, 245 Cal. Rptr. 412, 751 P.2d 470 (1988) – 1 (Californie) -Mindy Hyomitz,v.Eli lilly and company, Court of Appeals of New York, 4 avril 1989,73 N.Y.2d 487, 539 N.E.2d 1069
autres arrêts français :
-Versailles, 2 mai 2001, RTD civ. 2001, 891, obs. P. Jourdain -Civ. 1re, 23 sept. 2003, n° pourvoi : 01-13063 ; JCP G 2004, I, 101, p. 23, obs. G. Viney ; RTD civ. 2004, 101, obs. P. Jourdain ; D. 2004, 898, note Y. M. Serinet et R. Mislawski, -Civ. 2e, 14 sept. 2006, no pourvoi : 04-30642. -Civ. 1re, 27 févr. 2007, no pourvoi : 06-10063 ; -Civ. 2e, 19 févr. 2009 n° 07-20499, Sté UCB Pharma c/ Zamy-Perrin,
- textes officiels:
-Etats Unis: régulation fédérale de la Drug and Food administration 10 mars 1971, Code of Federal Regulations 1. 4 C.F.R. § 21.6 -France: inscription du diéthylstilbestrol sur la liste des substances vénéneuses, arrêté du 10 mars 1977, JO du 30/12/1977, page : 58836
- Ouvrages de référence: - Droit des obligations volume 2, Responsabilité civile et quasi-contrats, Muriel Fabre-Magnan, 2007 - Cases and materials on torts, Prosser, Wade and Schwartz, 11ème Edition, Foundation Press
articles : . -Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° pourvoi : 08-16305 note J. Peigné, Revue de droit sanitaire et social 2009 p. 1161 - American Journal of comparative law, automne 2003, Mathias Reimann, Products liability at the beginning of the twenty-first entury : Emergence of a worldwide standard début p751, p 773 - Washburn Law Journal, printemps 2006, The law of public nuisance: maintaining rational boundaries on a rational tort, Victor E. Schwartz début p 581 - Tort Liability of Hospitals, Blood Transfusions NonprofiEnterprises: Corporations, Trusts, and Associations, septembre 2009 ,Marilyn E. Phelan
- Base de données commentée sur les arrêts américains liés au DES: American Law Reports ALR4th, Products liability: diethylstilbestrol (DES) ,Romualdo P. Eclavea