Est-il possible de contraindre contractuellement un employé au renoncement de l´usage de ses droits et libertés fondamentales ? (Cour Constitutionnelle allemande 22 octobre 2014 – 2 BvR 661/12)

Résumé : L´État Allemand garantit l´ « autonomie » aux sociétés et associations à caractère religieux (« Religionsgesellschaft »). Ce statut juridique spécial est intéressant à l´égard de la théorie du droit constitutionnel et dans sa mise en œuvre, car il confère aux sociétés religieuses une très large liberté dans la structuration de leur droit du travail. Cette liberté peut néanmoins se heurter aux droits fondamentaux des employés, qui ne souhaitent pas renoncer à leur exercice.

 

Introduction :

 

La France, pays fondateur de la laïcité, est entourée d´États européens qui entretiennent un rapport tout autre avec la religion. L´Allemagne a, par exemple, choisi en 1919 lors de l´instauration de la République de Weimar, un compromis entre le tout séculier et la religion d´État. Les articles 136 à 141 de l´ancienne constitution de Weimar (ci-après « WRV ») ont été repris dans l´article 140 de la loi fondamentale allemande (ci-après « GG »), la constitution de la République Fédérale d´Allemagne. D´après ces articles constitutionnels, l´État est seulement ‘neutre’ à l´égard de la religion dans la mesure où il n´existe pas de religion d´État d´après l´article 137 §1 WRV et où la liberté de croyance est assurée constitutionnellement (Art. 4 §1 GG). De plus, d´après l´article 137 §5  WMR, une possibilité est offerte aux sociétés à caractère religieux de créer une « corporation » ou collectivité de droit public qui leur permet de prendre en charge certains domaines du service public (comme l´enseignement, l´éducation, l´aide sociale, la santé publique, etc…) de manière parfaitement autonome (« selbstständig »). Enfin, sur la base de l´article 4 §2 GG, le libre exercice de ces activités sociales est garanti par l´État Allemand.

 

Ainsi la Caritas et la Diaconie, qui sont les deuxièmes plus gros employeurs après l´État Allemand (plus de 1,3 millions de collaborateurs), disposent de leur propre marge de manœuvre en droit du travail : la loi sur l´organisation des entreprises (« Betriebsverfassungsgesetz ») et celle qui lutte contre les discriminations (« Allgemeine Gleichbehandlungsgesetz » ci-après « AGG ») n´y trouvent pas leur application.

Concrètement, le droit syndical et de grève est interdit et l´application de certaines prescriptions religieuses dans les contrats de travail se fait en principe sans concessions.

 

C´est ce que nous rappelle la Cour Constitutionnelle allemande (ci-après « la Cour », « BVerfG ») dans sa décision du 22 octobre 2014 – 2 BvR 661/12. En cassant les arrêts précédents rendus sur ce cas d´espèce, et en se fondant sur sa jurisprudence de principe de 1985 – 2 BvR 1703/83, la Cour autorise aux sociétés religieuses catholiques le licenciement de leurs employés en cas de second mariage, car cela représente une violation grave des obligations de loyauté. Ces obligations contractuelles et leurs inévitables ingérences dans la vie privée et familiale des collaborateurs sont perçues par (une partie de) la société civile comme étant anachroniques et inadaptées en raison du caractère inviolable et inaliénable (Art. 1 §II GG) des droits fondamentaux. Cela revient donc à se demander s´il est possible de contraindre contractuellement  l´employé au renoncement de la jouissance de ses droits fondamentaux.

 

Il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande sur l´autonomie des sociétés religieuses un domaine juridique réservé à l´application inconditionnelle des obligations de loyauté (I). Les limites d´application fixées par la Cour restent en contradiction avec le droit européen (II).

 

  1. L´autonomie des sociétés religieuses : un ‘domaine réservé’ à l´application inconditionnelle des obligations de loyauté

 

  1. Le caractère (très) contraignant des obligations de loyauté.

 

L´autonomie religieuse accordée par la constitution allemande permet à l´employeur religieux d´imposer des obligations de loyauté à ses collaborateurs. Ces obligations contractuelles trouvent leurs sources dans les dogmes et préceptes religieux : par exemple la Caritas catholique soumet le contrat de travail de ses employés à la doctrine ecclésiastique relative au rôle de prédication de l´Évangile (« Sendungsauftrag ») et au maintien de la crédibilité des institutions religieuses (« Glaubwürdigkeit der Einrichtungen »). D´après l´article 4 §1 du règlement fondamental de l´Église Catholique (« Grundordnung»), les obligations de loyauté concernent a fortiori les collaborateurs investis d´une ‘misso canonica’ et ceux exerçant une fonction de cadre supérieur. Par ailleurs d´après l´article 4 §2 du règlement, tous « les collaborateurs doivent s´abstenir de toute attitude hostile à l´égard de l´Église ». 

 

Le règlement fondamental prévoit donc une certaine gradation des obligations de loyauté. Il est imposé par l´Église elle-même et ne peut être remis en cause par les tribunaux étatiques (BVerfG – 70, 138) sauf si, d´après la position de principe de la Cour du 4 juin 1985 (BVerfG – 70, 138, §168 ; BVerfG 102, 370, §372), le règlement est en contradiction avec les principes fondamentaux de l´ordre juridique (« Grundprinzipien der Rechtsordnung »), à savoir l´interdiction de l´arbitraire [Art. 3 §1 GG], l´infraction aux bonnes mœurs [Art. 138 §1 Code Civil allemand (BGB)] ou à l´ordre public [Art. 6 de la loi sur l´introduction du Code Civil allemand (EGBGB)].

 

On peut constater ici une première contradiction dans l´argumentation de la Cour. Alors que l´interdiction de se remarier a déjà été interprétée comme une atteinte à l´ordre public (BVerfG 4.5.1971 – 1 BvR 636/68), ce qui au passage a également été confirmé par la Cour de cassation allemande (BGH 27.11.1996, XII ZR 126/95), en l’espèce, dans l´affaire du 22 octobre 2014, le plaignant (médecin en chef d´une clinique catholique), a justement été licencié pour avoir commis la faute grave de se marier une seconde fois civilement. La Cour autorise ici le licenciement et ne constate pas d´infraction à une norme fondamentale de l´ordre juridique. La contradiction de la jurisprudence est claire et reste injustifiée (paragraphe 118 de la décision).

 

Le règlement fondamental catholique est en outre très large et contient des obligations de loyauté affectant le libre exercice d´autres droits fondamentaux. Un licenciement est notamment prévu lorsqu´un médecin se prononce en faveur d´un avortement (BVerfG – 70, 138), lorsqu´un collaborateur est homosexuel (tribunal du travail d´Hambourg, 4.12.2007, Az : 20 Ca 105/07), ou encore lorsque ce dernier décide de changer de confession (Cour Européenne des Droits de l´Homme, affaire Siebenhaar c/ Allemagne, 1 BvR 1962/01), sans que cela se ressente dans les  comportements. Des atteintes à l´égalité de traitement, à la liberté d´expression, de croyance et de l´orientation sexuelle sont ici donc inévitables.

 

  1. L´absence totale de contrôle des obligations de loyauté

 

L’importante décision de la Cour du 4 juin 1985 instaurant le concept spécial de l´autonomie des sociétés religieuses avait été rendue suite à une série d´arrêts de principe du tribunal fédéral du travail d´Erfurt (ci-après « tribunal », « BAG »). D´après le tribunal, les obligations de loyauté ne pouvaient plus que concerner les seuls employés investis directement du rôle de prédication de l´Église (« Nähe zum Verkündungsauftrag » BAG, 25.4.1978 – 1 AZR 70/76, §33 ; 4.3.1980 – 1 AZR 125/78, §26). En outre, les licenciements pour des motifs de violation des obligations de loyauté étaient soumis au contrôle judiciaire dans toute son ampleur (BAG, 21.10.1982 – 2 AZR 591/80, §36).

 

La décision récente du 22 octobre 2014 de la Cour constitutionnelle se trouvait sensiblement dans la même configuration qu´en 1985 : alors que le tribunal (BAG, 8.9.2011 – 2 AZR 543/10) laissait de nouveau transparaître la nécessité de pondérer les droits et intérêts de l´employés avec ceux de l´employeur en raison de l´importance croissante de la vie privée et familiale (Art. 2 et 6 GG), la Cour casse l´arrêt en critiquant fortement le tribunal.  D´après la Cour, les tribunaux doivent s´abstenir de toute évaluation des obligations de loyauté  et notamment de les mettre en balance avec d’autres droits fondamentaux. Ces obligations sont en effet contraignantes et applicables de plein droit. Leur caractère approprié (« sachgerecht », 2 BvR 661/12,  §46 de la décision) ne peut être remis en question par les tribunaux en raison de leur autonomie.

 

De surcroît, la Cour interprète extensivement l´utilité des obligations de loyauté (« Schutzgut » - 2 BvR 661/12, §44 de la décision) qui ne servent pas seulement la crédibilité publique de l´Église, mais garantissent surtout la conviction religieuse ainsi que la liberté de vivre selon celle-ci. Pour la Cour, cette considération est déterminante afin de ne pas mettre en péril l´intégrité du service religieux.

 

La Cour interprète in fine l´autonomie comme étant un ‘domaine réservé’,  ‘(« Kirchliches Sonderarbeitsrecht », « Kirchenprivileg » d´après  Dorothee Frings, et Till Müller Heidelberg) une ‘niche constitutionnelle’, dans laquelle la jouissance de certains droits fondamentaux des employés ne peut s´exercer. Cette interprétation, contestée par les tribunaux internes, suscite également des contradictions notables avec le droit européen.

 

 

  1. Les limites de l´application des clauses contractuelles religieuses

 

  1. Les vices de forme du contrat,  seules réelles limites actuelles

 

Les juges de Karlsruhe  rappellent, dans un premier temps, l´importance constitutionnelle du mariage dans les paragraphes 178 et 179 de la décision du 22 octobre 2014: ces derniers considèrent le droit au mariage et celui de sa dissolution comme étant sous la protection particulière de l´article 6 de la loi fondamentale allemande (BVerfG 6, 55 §72). L´État doit garantir la jouissance de ce droit en se gardant de toute ingérence dans la libre organisation de la vie privée. Enfin, les juges estiment qu’un second mariage ne peut être considéré constitutionnellement comme étant de valeur inférieure au premier (BVerfG 55, 114 §128) et doit bénéficier ainsi de la même protection.

 

Mais, dans un second temps, la Cour estime que, quand bien même l´importance constitutionnelle du droit au remariage est reconnu, il est possible de contraindre l´employé au renoncement du libre exercice de ce droit fondamental. Autrement dit, une atteinte à un droit fondamental ne peut suffire pour déclarer une clause du contrat de travail irrecevable (« Eröffnung des Schutzbereiches kann nicht ausreichen », §180 de la décision) !

 

Ainsi pour la Cour, il ne s´agit pas de pondérer les obligations de loyauté directement avec les droits fondamentaux, mais de vérifier seulement si l´employé avait le libre choix de contracter  (« Freiwilligkeit der Eingehung »), et si les stipulations du contrat de travail étaient suffisamment claires (§181 et 182 de la décision). Cela  parait quelque peu cynique de la part de la Cour, étant donné qu´il est exceptionnel en Allemagne de remettre en cause la liberté contractuelle. De plus, les clauses du contrat de travail sont de facto ‘claires’ dans la mesure où ce sont celles du règlement fondamental du culte catholique et protestant.

 

On relèvera que dans une affaire Schüth c/Allemagne du 23 septembre 2010, la Cour Européenne des droits de l´homme s’était appuyé sur d´autres critères pour déclarer le licenciement de Mr. Schüth contraire à la Convention (CEDH, Schüth c/Allemagne, 23.09.2010 – n° 1620/03). La crédibilité de l´Église, la durée de la collaboration, l´attitude de l´employé et ses perspectives futures sur le marché du travail sont d´autres éléments pertinents à prendre en compte pour juger la conformité d´un licenciement. Ces critères ne remettent toutefois pas en cause l’absence de contrôle des normes religieuses en question.

 

B. Le rejet d´obligations de loyauté proportionnées et la violation du droit communautaire.

 

Dans l´affaire « Schüth » précitée (§40-42), la CEDH renvoie également directement au droit de l´Union Européenne. Cette digression est remarquable puisque la CEDH reproche à l’Allemagne une transposition non conforme de la directive 2000/78/CE, en se fondant sur une mise en demeure de la Commission Européenne. N´ayant pas le pouvoir de condamner l´Allemagne sur ce fait, la CEDH rappelle néanmoins la non-conformité du droit allemand par rapport au droit communautaire de la lutte contre la discrimination.

 

La Commission Européenne avait en effet relevé que la directive ne permettait « un traitement différent seulement si la religion ou les convictions constituaient une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation ». La transposition des exigences permettrait ainsi aux tribunaux allemands de contrôler et d´évaluer les obligations de loyauté sur la base d’un critère de proportionnalité.

Or, cette possibilité entre en contradiction avec le droit allemand en vigueur, puisque, selon l´article 9 de la loi allemande dite « AGG » sur l´égalité de traitement, les sociétés religieuses ont le droit inconditionnel  de procéder à des différences de traitements fondées sur la religion.  Les obligations de loyauté sont donc applicables de plein droit, malgré leur caractère discriminatoire. Il reste que de telles inégalités de traitement sont justifiées uniquement au regard du droit d´autonomie.

 

On signalera que le recours en manquement de la Commission Européenne a été retiré sans aucune sans aucune justification officielle. La transposition de la directive est  de ce fait considérée conforme. Cela a des conséquences déplorables pour les justiciables victimes de discrimination, qui ne peuvent pas s´appuyer sur la mise en demeure de la Commission Européenne devant les instances nationales considérée comme non valide (Cour d´appel du travail LAG Berlin-Brandenburg, 28.05.2014 – 4 Sa 157/14). Le renvoi préjudiciel devant la Cour de Justice de l´Union Européenne est quasiment impossible, en raison de cet obstacle procédural.

 

Conclusion

 

La décision r de la Cour Constitutionnelle allemande du 22 octobre 2014 démontre la volonté ferme du juge constitutionnel de faire imposer sa propre interprétation de l´autonomie des normes religieuses, malgré l´importance croissante des droits fondamentaux et de la portée des normes européennes.

Les conséquences sont lourdes pour les employés et les chercheurs d´emplois, qui sont confrontés à un monopole des sociétés religieuses à certains niveaux locaux (pour cela, voir l´étude politique « Loyal Dienen, Kirchliches Arbeitsrecht diskriminiert », Étude de Corinna Gekeler Alibri Bücher 2012). Ces dérives du monopole religieux mettent en outre en exergue un contexte de violence économique, qui remet la liberté contractuelle des employés totalement en question.

 

 

 

Bibliographie :

 

_ „Arbeitsrechtliche Kurzkommentare AGG“ de Schleusener, Suckow, Voigt 2. Auflage Luchterhand.

_ „Vorgänge203 (Zeitschrift für Bürgerrechte und Gesellschaftspolitik), Religiöse Sonderrechte auf dem Prüfstand“.

_ „Das Antidiskriminierungsrecht und seine Folgen für die kirchliche Dienstgemeinschaft“, Daniela Fink-Jamman; Band 3, [Peter Lang, Internationaler Verlag der Wissenschaften].

_ „Arbeitsrecht in der Kirche“, Richardi 6. Auflage 2012

_  „Grundsatz der VHM ist ein fundamentales Prinzip“ de Waldhoff JZ 2003, 978.

_ „Kommentar §9 AGG“ de Rust, Falke, Stein

_ „Homosexualität als Kündigungsgrund“ de Däubler RdA 2003, 208

_  „Loyal Dienen, Kirchliches Arbeitsrecht diskriminiert Étude de Corinna Gekeler Alibri Bücher 2012

_ „Gutachten im Auftrag von Verdi Bezirk München“ de Prof. Dr. Ursula Fasselt.