L’arrêt CJUE Association de médiation sociale du 15 janvier 2014 : de l’effet direct horizontal de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne

     

     La question de l’effet direct horizontal de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne devant la Cour de justice de l'Union européenne n'est pas entièrement nouvelle. Elle a déjà fait l'objet de deux grands arrêts : l’arrêt Mangold rendu par la CJCE le  22 novembre 2005 et l’arrêt  Kücükdeveci rendu par la CJUE le 19 janvier 2010[1]. Ces derniers confèrent à l’article 21 alinéa 1 (Principe de non-discrimination, en l’espèce sur l’âge) de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne un effet direct horizonta ; autrement dit, ils leur confèrent la vocation à s’appliquer au sein de litiges opposant uniquement des particuliers. Dans son arrêt Association de médiation sociale (ci-après arrêt « AMS ») rendu le 15 janvier 2014, la CJUE, reprenant partiellement les étapes de raisonnement développées dans l’arrêt Kücükdeveci, conclut que l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne ne saurait être invoqué dans un litige opposant des particuliers du fait de la nature non inconditionnelle de cet article.

    L’AMS est une association régie par la loi du 1er juillet 1901 qui exerce différentes missions sociales dans la ville de Marseille. Le 4 décembre 2010, M. Laboubi est nommé représentant de la section syndicale de l’AMS par l’union départementale CGT des Bouches-du-Rhône. Cette nomination est contestée par l’AMS sur le fondement de l’article L1111-3 du code du travail,  car elle n’atteindrait pas le nombre de salariés nécessaires pour se voir imposer des règles  relatives à la représentation des travailleurs ;  cet article exclut en effet certains types de travailleurs du décompte des effectifs.

     Le tribunal d’instance de Marseille, saisi de l’affaire, transmet une question prioritaire de constitutionnalité concernant les dispositions de l’article 1111-3 du code du travail à la Cour de cassation, qui saisit le Conseil constitutionnel de cette question. Celui-ci ayant déclaré l’article 1111-3 conforme à la constitution, M. Laboubi et l’Union locale des syndicats CGT des quartiers Nord soutiennent devant le tribunal d’instance de Marseille que l’article 1111-3 du code du travail serait contraire au droit de l’Union Européenne. Le 7 juillet 2011, le tribunal d’instance de Marseille rend son jugement dans lequel il écarte l’application de l’article L. 1111-3 du code du travail car il l’estime contraire au droit de l’Union européenne ; il confirme alors la désignation de M. Laboubi. L’AMS forme un pourvoi contre ce jugement devant la Cour de cassation qui sursoit à statuer et pose à la CJUE deux questions préjudicielles :

 « 1)  Le droit fondamental relatif à l’information et à la consultation des travailleurs, reconnu par l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, tel que précisé par les dispositions de la directive 2002/14, peut-il être invoqué dans un litige entre particuliers aux fins de vérifier la conformité d’une mesure nationale de transposition de cette directive.

   2) Dans l’affirmative, ces mêmes dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une disposition législative nationale excluant du calcul des effectifs de l’entreprise, notamment pour déterminer les seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel, les travailleurs titulaires de contrats aidés?»

     La deuxième question préjudicielle ayant déjà été traitée par la CJCE dans l’arrêt Confédération Générale du Travail du 18 janvier 2007 (voir les points 24 et suivants de l’arrêt AMS), - en concluant à l’incompatibilité de l’article 1111-3 du code du travail avec les dispositions de la directive 2002/14 -, nous nous focaliserons ici sur la réponse apportée par la CJUE à la première question préjudicielle.

     La question essentielle de cet arrêt est de déterminer quelles sont les conditions que pose la Cour de Justice de l’Union européenne à l’attribution d’un effet direct horizontal à une disposition de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne.

    Aussi étudierons-nous les deux conditions posées par l’arrêt AMS, tout d’abord la condition liée au champ d’application matériel de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne (I), puis celle liée à l’exigence d’inconditionnalité vis-à-vis de la disposition pertinente de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne (II).

 

I)             La condition liée au champ d’application matériel de la Charte des Droits fondamentaux de l’union européenne

 

     Après avoir rappelé, conformément à l’arrêt Kücükdeveci précité, qu’une directive ne peut malgré son caractère « clair, précis et inconditionnel » être invocable en tant que telle dans un litige opposant uniquement des particuliers (voir le point n°36 de l’arrêt AMS), la CJUE s’intéresse à la possibilité de rapprocher la situation de l’arrêt AMS avec celle de l’arrêt Kücükdeveci.

     Dans cet arrêt, il s’agissait de juger de la conformité de la loi allemande en vigueur en matière de préavis en cas de licenciement avec le droit de l’Union Européenne. Cette disposition pouvait en effet être estimée contraire au principe de non-discrimination fondé sur l’âge formulé à l’article 21 alinéa 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, puisqu’elle exclut du décompte de l’ancienneté professionnelle les périodes où le salarié a travaillé avant ses 25 ans. La question qui se pose est alors celle de l’invocabilité de l’article 21 alinéa 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans un litige entre particuliers.

La CJUE, saisie de cette question par le Landesarbeitsgericht de Düsseldorf, conclut que la disposition litigieuse est bien contraire au principe de non-discrimination sur l’âge et qu’elle doit en tant que telle être écartée. Pour ce faire, elle rappelle tout d’abord que pour appliquer les dispositions de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne dans un tel cas, il faut que celui-ci entre dans les champs d’application du droit de l’Union européenne (voir le point n°23 de l’arrêt Kücükdeveci), celui-ci ayant « vocation à être appliqué dans toutes les situations régies par le droit de l’Union » (voir le point 42 de l’arrêt AMS). Afin de le démontrer, la CJUE utilise à la fois l’article 21 alinéa 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne et la directive 2000/78 qui précise cet article. Ce raisonnement est intéressant dans la mesure où la directive et l’article précités forment en quelque sorte un tandem dans lequel la directive permet d’ouvrir le champ d’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne. Cette dernière permet par son application de dépasser les contraintes inhérentes aux directives, qui ne peuvent s’appliquer directement à des litiges entre particuliers (voir l’arrêt Kücukdeveci).                                                                                                                                      

     Dans l’arrêt AMS, la CJUE reprend ce raisonnement aux points 42 et 43. Elle rappelle tout d’abord l’étendue du champ d’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne. En s’appuyant sur l’arrêt Åkerberg Fransson du 26 février 2013, la Cour rappelle que « les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union ». Au point 43 de l’arrêt AMS, la Cour, indiquant que l’article 1111-3 du code du travail est une mesure de transposition de la directive 2002/14, déduit que l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a vocation à s’appliquer au cas de l’espèce. La Cour, par son argumentation, fait donc une interprétation assez extensive de l’expression « régie par les droits de l’Union ». L’article 1111-3 du code du travail est en effet une loi française. Elle n’émane donc pas directement de l’Union Européenne, mais du Parlement français. La Cour étend donc le champ d’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne aux situations régies par les lois nationales transposant le droit de l’Union Européenne.                                                                                                                                              

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     L’arrêt AMS s’inscrit donc, comme nous avons pu le voir, dans la continuité de l’arrêt Kücükdeveci. Néanmoins, la CJUE, aux points 44 à 49 de l’arrêt AMS pose une nouvelle condition à l’effet direct horizontal des dispositions de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle exige que la disposition pertinente soit suffisamment inconditionnelle pour conférer aux particuliers un droit subjectif à l’invoquer.

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II)           L’exigence d’inconditionnalité vis-à-vis de la disposition pertinente de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne

 

     L’avocat général Pedro Cruz Villalon s’était prononcé dans ses conclusions présentées le 18 juillet 2013 pour une reprise pure et simple de la jurisprudence issue de l’arrêt Kücükdeveci (voir le point 77 desdites conclusions). Il concluait ainsi à la possibilité d’invoquer l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne dans un litige opposant des particuliers (voir le point 80 des conclusions de l’avocat général).

Les juges de la CJUE ont néanmoins choisi d’adopter une solution pour le moins éloignée de celle proposée par l’avocat général. Ceux-ci ajoutent en effet une condition qui vient s’ajouter à  celle issue de l’arrêt Kücükdeveci. Aux points 47 et 48 de l’arrêt AMS, les juges considèrent que si « l’article 21 alinéa 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne se suffit à lui-même pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel », ce n’est nullement le cas de l’article 27 de la même Charte. La CJUE explique cette différence par le fait que l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne fait explicitement référence à la nécessité de l’intervention de normes extérieures pour la réalisation de ses objectifs, telles que « le droit de l’Union, ainsi que […] les législations et pratiques nationales ». Ainsi, la CJUE considère qu’il faut, pour qu’une disposition de la Charte des Droits fondamentaux puisse être invocable dans un litige opposant des particuliers que cette disposition soit inconditionnelle. Elle conclut donc à l’impossibilité d’invoquer l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne dans le cadre d’un litige opposant exclusivement des particuliers, et ce sans égard aux dispositions de la directive 2002/14.

     Cette « condition d’inconditionnalité » implique de fait une limitation de la portée de l’arrêt Kücükdeveci car les conditions requises pour attribuer un effet direct horizontal à une disposition issue de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne s’en trouvent plus restrictives. De plus, la décision de la CJUE surprend puisqu’en durcissant ces conditions, elle nuit à la pleine effectivité du droit européen. Elle refuse en effet d’écarter une disposition nationale, en l’occurrence l’article 1111-3 du code du travail, alors que celui-ci est manifestement incompatible avec les dispositions de la directive 2002/14.

Cette exigence d’inconditionnalité posée par l’arrêt AMS s’explique néanmoins par le fait que la CJUE se refuse, comme évoqué précédemment, de conférer aux directives un effet horizontal direct. Or, si la Cour avait  écarté l’application l’article 1111-3 du code du travail sur le fondement de l’article 27 de la Charte des Droits fondamentaux, c’est ce qu’elle aurait indirectement  admis. Le point 46 de l’arrêt énonce en effet que : «  l’interdiction, prévue à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14 et adressée aux États membres, d’exclure du calcul des effectifs de l’entreprise une catégorie déterminée de travailleurs entrant initialement dans le cadre des personnes à prendre en considération lors dudit calcul ne saurait être déduite, en tant que règle de droit directement applicable, ni du libellé de l’article 27 de la Charte ni des explications relatives audit article ». Il aurait alors fallu que la Cour relie cette interdiction à la directive. En conséquence, cette décision aurait eu pour effet de conférer de façon incidente un effet direct horizontal à une directive, ce qui aurait  contrevenu à une jurisprudence constante de la CJUE (voir le point 36 de l’arrêt AMS et l’Arrêt de la CJCE Pfeiffer du 5 octobre 2004, point 103).

 

     Pour conclure, il faut souligner l’importance de cet arrêt qui pose les conditions nécessaires à l’invocabilité d’une disposition de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne. Il ouvre  la possibilité, pour la CJUE, dans les années, de venir de conférer un effet direct horizontal à d’autres dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, par conséquent, de renforcer in fine l’effectivité du droit de l'Union européenne.

 

 

  - Bibliographie :

Décisions :

-          Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, Kücükdeveci/Swedex, affaire C-555/07 (19 janvier 2010)

-          Arrêt CJCE, 22 novembre 2005, W. Mangold c. R. Helm, C-144/04

Ouvrage :

-          Ching-Hui Cheng, Die speziellen Diskriminierungsverbote der Charta der Grundrechte der Europäischen Union, Nomos, Universitätsschriften, 2011, pages 46 à 51.

Sites internet :

 


-          [1] Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, Kücükdeveci/Swedex, affaire C-555/07 (19 janvier 2010)