La définition de la grève en droit anglais et en droit français, par Marion de Castelbajac

La définition de la grève détermine le champs d'application de la protection dont bénéficient les salariés contre les poursuites pouvant découler d'un mouvement social en vertu du droit commun. Les droits français et anglais présentent d'importantes divergences sur cette question.

Le droit anglais ne consacre aucun droit de grève de manière explicite, contrairement au droit français qui lui confère une valeur constitutionnelle (préambule de 1946). Le salarié gréviste s'expose donc potentiellement à toutes les sanctions de droit commun : inexécution du contrat de travail, licenciement, sanctions pénales, faute civile... Toutefois, des immunités légales sont prévues, lorsque le mouvement répond à un certain nombre de critères. Il est dès lors possible d'élaborer, à partir de ces éléments, une définition de la grève. La comparaison de la définition ainsi obtenue avec celle retenue par le droit français s'avère pertinente, dans la mesure où elles remplissent une même fonction : déclencher la protection du salarié gréviste. En Angleterre comme en France, si le mouvement social ne remplit pas les conditions ainsi posées, le gréviste ne bénéficie d'aucune immunité. Nous verrons toutefois que les critères retenus par le droit anglais sont relativement restrictifs.

 

I.       « An action in contemplation or in furtherance of a trade dispute »

 

Cette formule, que l'on trouve à l'article 244 du Trade Union and Labour relations (consolidation) Act de 1992, (que l'on peut approximativement traduire par « une action en considération d'un conflit professionnel ») est qualifiée de « formule d'or » par la doctrine, puisque la grève qui répond à cette définition donne au salarié et au syndicat une immunité contre un certain nombre de poursuites. Elle appelle  quelques précisions.

 

Tout d'abord, la loi précise depuis 1982 qu'il doit s'agir d'un conflit entre les travailleurs et leur employeur, et non pas avec n'importe quel employeur.

 

Ensuite, la loi énonce de manière limitative les différents objets possibles du conflit. Il s'agit là d'une différence majeure avec le droit français. Ce dernier exige certes l'existence de revendications professionnelles, mais il ne précise pas a priori le contenu de cette catégorie. Toutefois, il faut noter que la liste des objets possibles est assez large pour couvrir tous les types de revendications professionnelles possibles.

Mais surtout, le droit français est indifférent au fait que les revendications professionnelles ne soient pas le motif principal de la grève. Une grève « politique » (dirigée contre le gouvernement, par exemple), mais qui comporte un aspect professionnel, ne sera pas illicite. Au contraire, la loi anglaise exige depuis 1982 que le conflit soit « principalement ou entièrement » rattaché à l'un des objets énumérés ( Mercury Communication ltd v. Scott-garner [1983] IRLR 494 : le facteur professionnel doit être le facteur dominant ).

 

Par ailleurs, l'action ne doit pas être simplement liée au conflit. L'emploi des termes « in contemplation or furtherance » induit en effet une relation plus étroite. Le conflit doit être sur le point, ou en train de se produire. Une telle limitation n'existe pas en droit français.

 

Une série d'arrêts de Cour d'appel à la fin des années 70, a cherché à restreindre le champ d'application de la « formule d'or », en exigeant que le mouvement puisse objectivement permettre  l'obtention des avantages demandés. La chambre des Lords a toutefois rejeté une telle approche, en considérant qu'il incombait aux grévistes, et à eux seuls, d'évaluer la pertinence de leur action. On peut rapprocher ces tensions de celles qu'a connues le droit français concernant l'existence de revendications déraisonnables. L'assemblée plénière avait en effet adopté en 1986 une position similaire à celles des juges d'appel anglais, position rejetée par la chambre sociale, qui considère que seuls les grévistes peuvent apprécier le bien-fondé de leur action et de leurs revendications (Ass. Plén. 4 juill. 1986, n° 84-15.735  et Soc. 2 juin 1992, n° 90-41.368, Zaluski). La Cour de Cassation a de plus récemment affirmé que « la capacité de l'employeur à satisfaire les revendications des salariés est sans incidence sur la légitimité de la grève » ( Soc. 23 oct. 2007, n°06-17.802). La jurisprudence de la CJCE pourrait cependant affecter cessolutions (CJCE,11/12/2007, aff. C-438/05, The International Transport Workers' Federation & TheFinnish Seamen"s Union / Viking LineABP & OÜ Viking Line Eesti).

 

 

II.    Les mouvements exclus des immunités légales

 

Afin de déclencher l'application des immunités légales, le mouvement social doit encore ne pas tomber dans l'une des exceptions prévues au bénéfice de la protection. Ces exceptions contribuent donc également à dessiner une définition de la grève licite en droit anglais.

 

Tout d'abord, ne bénéficient pas de l'immunité les actions dirigées contre un autre employeur que celui des grévistes (les « secondary actions »). En revanche, l'action des grévistes contre leur propre employeur mais qui affecte un autre employeur est, elle, licite. Le droit français est au contraire indifférent à cet élément, la Cour de Cassation considérant assez aisément que les grévistes sont directement intéressés par des revendications de solidarité, dès lors que ces dernières sont d'ordre social et professionnel.

 

Ensuite, l'action visant à sanctionner l'employeur embauchant des salariés non syndiqués ne bénéficie pas non plus de l'immunité. En France, le principe constitutionnel de liberté syndicale, qui implique la liberté de ne pas se syndiquer, s'oppose en principe à un tel mouvement.

 

Par ailleurs, la grève menée en raison du licenciement d'un salarié du fait de sa participation à un mouvement social ne bénéficiant pas de l'immunité est elle-même illicite. Quant à lui, le droit français ne protège pas non plus la grève exclusivement menée par solidarité envers un salarié. Mais il suffit qu'un tel mouvement revendique également la défense des intérêts des grévistes pour redevenir licite.

 

En outre, l'action menée afin d'imposer à un employeur de reconnaître un syndicat n'est pas non plus protégée. Rien ne semble s'opposer à une telle action en droit français.

 

Enfin, deux conditions essentielles sont également à remplir afin de bénéficier de l'immunité.

 

D'une part, le mouvement social doit avoir fait l'objet d'un vote des salariés, et avoir reçu leur approbation (article 226 du TULRA). En l'absence d'un tel scrutin, la grève est illicite. Des règles très complexes et précises encadrent le vote des salariés, notamment quant aux salariés qui doivent pouvoir voter, quant au bulletin de vote et à la formulation des questions, quant au déroulement du vote, quant aux délais... La plupart de ces règles, si elles ne sont pas respectées, entraînent l'illicéité du mouvement. Elles servent de fondement à de nombreuses actions en justice contre les grévistes. Le droit français n'impose pas de règles semblables, ni dans le secteur public, ni dans le secteur privé. Si ce point a fait l'objet de fluctuations, il est aujourd'hui clair que la grève peut être le fait d'une minorité.  Elle n'a pas à découler d'une initiative syndicale, du moins dans le secteur privé. Il y a donc là une divergence majeure entre le système anglais et le système français.

 

D'autre part, sept jours avant la grève, celle-ci doit être notifiée à l'employeur (Employment Relations Act de 2004). La notification doit de plus préciser si la grève sera continue ou discontinue. Une telle exigence se retrouve en droit français, mais seulement dans le service public, puisqu'un préavis émanant d'un syndicat représentatif au niveau national doit être communiqué à l'employeur 7 jours à l'avance. Ce préavis doit lui aussi contenir un certain nombre d'informations (lieux, dates du mouvement...). Chose rare, le droit français va ici plus loin que le droit anglais puisque chaque salarié participant à une grève du service public de transport terrestre doit prévenir son employeur à l'avance. Mais il est clair que les deux systèmes obéissent à des logiques bien différentes : protection des intérêts de l'employeur dans un cas, continuité du service public et protection des intérêts des usagers dans l'autre.

 

 

Il ne fait pas de doute que la définition de la grève retenue par le droit anglais est plus étroite que celle retenue par le droit français, les aspects organisationnels (vote, préavis), étant certainement les plus contraignants. La protection des grévistes s'en trouve par conséquent amoindrie, et on peut sans trop de risque y voir une explication à la rareté des mouvements sociaux en Grande-Bretagne.

 

 

Bibliographie :

 

-        Simon HONEYBALL, Employment Law, 10th edition, Oxford University Press

-        Ian SMITH and Gareth THOMAS, Employment Law, 9th edition, Oxford University Press

-        Norman SELWYN,  Law of Employment, 15th  edition, Oxford University Press

-        Halsbury's laws of England, Employment, 5th edition, LexisNexis

-        Jean PELISSIER, Gilles AUZERO, Emmanuel DOCKES, Droit du travail, 25ème édition, Dalloz