La filiation des enfants enlevés pendant la dictature en Argentine et l'obtention forcée de la preuve - par Charlène Barbier
La loi 26.549 a été adoptée le 26 novembre 2009 en Argentine, suite au projet de loi déposé par les députés sous l'impulsion des "Abuelas de Plaza de Mayo". Elle autorise le juge argentin à obtenir l'ADN des enfants enlevés pendant la dernière dictature (1976-1983) par des moyens autres que les tests sanguins, et met fin à un long débat sur la constitutionnalité de ce type de mesure dans les procès pénaux.
Le 24 mars 1976, un coup d'État militaire survient en Argentine. A compter de cette date, le nouveau gouvernement va mener une politique de terreur à l'encontre de tous les opposants au régime. La répression politique se traduira par des disparitions forcées, dont auront été victimes plus de 30 000 personnes en sept ans. Parmi elles, plus de 500 enfants ont été arrachés à leurs familles biologiques à la naissance ou dans leurs premières années de vie, pour être remis à des proches du pouvoir. Aujourd'hui, les Abuelas de Plaza de Mayo, constituées en ONG, luttent pour retrouver leurs petits-enfants, mais beaucoup refusent de se soumettre aux tests ADN ordonnés par le juge. Avec l'adoption de la loi 26.549 du 26 novembre 2009, les tests pourront s'effectuer sur tout support génétique dans le cadre de procès pénaux (comme par exemple sur «des objets contenant des cellules qui se seraient détachées du corps») sans que la personne victime de l'enlèvement n'ait à se soumettre elle-même à une prise de sang (qui seront désormais exclusivement effectuées par la Banque Nationale de Données Génétiques - BNDG - dont le statut et les prérogatives ont aussi été modifiées par la loi 26.548 du 26 novembre 2009). Ces moyens ont déjà été appliqués dans neuf cas de jeunes retrouvés par les Abuelas. L’ONG a donc été confrontée à trois obstacles majeurs lors de ses recherches; tout d'abord s'est présenté le problème de la prescription. Les Abuelas ont donc déposé une requête en 1995 devant la Commission Inter-américaine des Droits de l'Homme (Commission IADH) en soutenant que « l'arrêt (de la Cour Suprême de Justice de la Nation -CSJN – du 04/12/95) marque un point final à la recherche de nos petits-enfants et à l'impunité de leurs adoptants, thèmes qui avaient été expressément exclus des lois de Point Final et d'Obéissance Exigée» (dans les années 80, deux lois - obediencia debida et punto final - et un décret présidentiel - decreto de indulto - ont amnistié les responsables militaires des atrocités commises pendant la dictature, dans une optique de réconciliation nationale. Il convient de noter que ces mesures d'amnistie ont été annulées en 2003, et que l'État argentin juge actuellement ces responsables, la plupart pour crimes contre l'humanité) . Depuis, les juges argentins ont affirmé que ces crimes étaient imprescriptibles : ainsi, le 8 septembre 2009, la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation a énoncé que le vol d'enfants de disparus, la suppression de leur identité et la falsification de leurs documents officiels étaient constitutifs de crimes contre l'humanité et ne prescrivaient donc pas . Le second obstacle est le refus de ces enfants de se soumettre aux tests, afin de ne pas contribuer à l’incrimination de leurs parents. La loi a également pour finalité de ne pas laisser entre les mains des enfants la responsabilité de fournir eux-même une preuve contre leurs parents: dorénavant, cette décision sera entre les mains de la justice. Enfin, le troisième obstacle est relatif à la constitutionnalité de la mesure de prélèvement coercitif de l’ADN dans le cadre pénal : en effet, de nombreux juges estiment que cette mesure est inconstitutionnelle et ne l'ordonnent pas, ou bien l'annulent lorsque l'affaire est portée devant les juridictions de second degré. La loi va permettre de mettre fin à ces deux derniers obstacles, et le législateur argentin n'a pas tenu à limiter son application aux affaires de crimes contre l'humanité. Cependant, elle n' a vocation à s'appliquer que dans le cadre d'un procès pénal. Pourtant, les enjeux de cette loi sont tant de nature pénale (condamnation de responsables de crimes contre l'humanité) que civile (par l'établissement de la filiation, un éventuel changement d'état civil, ou encore l'annulation des adoptions). Le problème du prélèvement des données génétiques des victimes de disparitions forcées ne s’est évidemment pas posé en France. Cependant, le droit français est riche en dispositions sur les prélèvements d'ADN aux fins d'identification de la personne. Il serait dès lors intéressant de s’interroger sur le consentement de la personne soumise à ce type de mesures en doit français. En effet, on peut se demander si, et dans quelle mesure, les empreintes génétiques d’un individu peuvent être prélevées de manière coercitive ? S’agissant d’étudier l’adoption récente d’une loi en Argentine, cet article s’intéressera aux motivations qui ont amené les parlementaires à adopter cette loi, à savoir la condamnation de l'État argentin par la Cour IADH (I) et la nécessité de mettre un terme à une jurisprudence incertaine au sujet de la constitutionnalité des prélèvement coercitifs d'ADN dans les procès pénaux (II). Il convient également d’examiner l’état de la question en droit pénal français, mais aussi en droit civil, plus particulièrement en ce qui concerne les questions de filiation dans les deux systèmes (III). En effet, en France, la preuve biologique est devenue primordiale lorsqu'il s'agit de résoudre des questions de filiation ou, en droit pénal, les questions relatives aux empreintes génétiques des auteurs d’infractions.
I - L’adoption de la loi fait suite à la condamnation de l'État argentin par la CIADH
La Constitution nationale a été réformée en 1994 avec l'incorporation de l'article 75.2, qui donne valeur constitutionnelle aux Traités des Droits de l'Homme. Sur le plan international, il convient de noter la condamnation de l'Argentine par la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (Darwinia Rosa Mónaco de Gallicchio, le 3 avril 1995), arrêt où la Commission demande à l'État « de persévérer dans les enquêtes sur les disparitions d'enfants, d'établir leur véritable identité, de délivrer des papiers d'identité à leur vrai noms et de leur accorder rapidement la réparation à laquelle ils ont droit eux et leurs familles. » L'État argentin s'est alors engagé (le 11 septembre 2009) devant la CIADH à adopter toutes les mesures nécessaires pour que soient obligatoires les analyses génétiques dans ce types d'affaires (peticion n°242/03, Inocencia Luca de Pegoraro). Ainsi, la loi récemment adoptée tâche de remplir cette obligation .
II - Droit à l'identité, droit à la vie privée et droit à la vérité: les problèmes posés par les prélèvement obligatoires dans les procès pénaux
La Constitution nationale protège le droit à la vie privée (article 19), sous réserve du respect des droits des tiers ou de l'ordre public. Dans chaque affaire, les juges doivent prendre en compte le droit à l'intimité de la victime (art. 19 de la Constitution), le droit à la vérité des familles biologiques (qui implique « le droit de la victime et de sa famille à obtenir des organes compétents de l'État l'éclaircissement des faits infractionnels (...) à travers le procès des responsables »- CourIADH, « Barrios Altos », le 14 mars 2001- mais aussi, depuis peu, la recherche des liens de parenté, sans aucune conséquence civile sans l'accord de la victime- voir plus loin les affaires Prieto 1 et 2) et l'engagement de l'État vis-à-vis de la Cour IADH quant à la poursuite des responsables de crimes contre l'humanité (même arrêt).
De nombreux arrêts de la Cour Suprême de Justice de la Nation (CSJN) ont tâché de résoudre le thème épineux de savoir s'il était juridiquement possible d'effectuer des prélèvements sanguins de manière coercitive sur les victimes afin de réaliser des analyses ADN. Tout d'abord dans l'affaire Müller, le 13 novembre 1990, la CJSN a admis le refus des parents à pratiquer la prise de sang sur leur enfant au motif qu'il s'agissait d' « une preuve qui suppose d'exercer un certain degré de violence - bien que minime - sur le corps, ce qui envahit la sphère d'intimité ». De plus, la Cour a noté que « l'intéressé a la faculté de refuser que soit pratiquée sur lui les preuves hématologiques » et qu'il est donc, par conséquent, impossible de procéder de manière coercitive à la mesure . En effet, l'article 4 de la loi 23.511 de 1984 qui créé la Banque Nationale de Données Génétiques (BNDG) disposait que « lorsqu'il est nécessaire de déterminer la filiation d'une personne lors d’un procès (…) un examen génétique sera effectué (...). Le refus de se soumettre aux examens et analyses nécessaires sera constitutif d'un indice contraire à la position soutenu par la personne en question ». Dans une affaire du 4 décembre 1995 la Cour a adopté une position contraire en faisant référence au principe de proportionnalité: «l'extraction de quelques centimètres cube de sang (…) occasionne une perturbation infime en comparaison des intérêts supérieurs que sont la (...) défense de la société et la répression du crime» et elle a estimé que ces intérêts étaient en jeu en cas de refus de se soumettre à la mesure. Le 27 décembre 1996, la Cour a de nouveau admis les prélèvements obligatoires sur une mineure au motifs que «la mesure n'affecte pas les droits fondamentaux comme la vie, la santé ou l'intégrité corporelle» , qu'elle est le moyen le plus rapide et efficace de mettre fin au litige, et que «le refuser reviendrait à méconnaître les dispositions de la Convention sur les Droits de l'Enfant (qui a valeur constitutionnelle) » ; la Cour se réfère ici au droit à l'identité consacré par cette Convention. Enfin, elle a ajouté que le refus devait être interprété comme faisant obstacle à la justice. La polémique ressurgit avec l’affaire Vázquez Ferrá du 30 septembre 2003 car la Cour a, cette fois-ci, admis le refus de la victime, majeure, de se soumettre à la mesure, au motif que les suspects avaient avoué leur crime, et que donc la mesure « aurait permis de démontrer le lien de parenté avec la demanderesse, mais n'aurait rien apporté au procès pénal ». Enfin, au sujet de l'auto-incrimination, la Cour a tout de même affirmé dans cette dernière affaire que « la garantie contre l'auto-incrimination se limite aux manifestations qui dépendent de la volonté du sujet ». A cet égard, la CEDH a adopté la même position (le 17/12/96, Saunders c/ RU) : le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination « ne s’étend pas à l’usage de données que l’on peut obtenir de l’accusé en recourant à des pouvoirs coercitifs, mais qui existent indépendamment de la volonté du suspect, comme les documents recueillis en vertu d’un mandat, les prélèvements d’haleine, de sang et d’urine, ainsi que de tissus corporels en vue d’une analyse ADN ».
L'évolution de la jurisprudence grâce au développement des «mesures alternatives» Le 11 août 2009, deux arrêts ont été rendus (Prieto 1 et 2) concernant deux frères: dans l'un des arrêts, la CSJN a estimé constitutionnelle l'obtention de données ADN à partir d'une perquisition d'objets personnels au domicile de la victime; dans le second, elle estime que la réalisation de l'examen génétique coercitif est inconstitutionnel lorsque « lors du procès il n'y a pas eu d'épuisement des possibilités d'obtenir du matériel génétique d'une manière moins violente que l'intervention physique sur la victime ». Elle a ajouté que le résultat de la mesure visait seulement à satisfaire le droit à la vérité de la famille biologique sans avoir aucun autre effet juridique (comme par exemple le changement d'état civil) sans l'accord de la victime. La loi 26.549 a réglé la question de l'inconstitutionnalité qui se posait dans toutes les affaires où les juges avaient ordonné le prélèvement corporel d'ADN dans les procès pénaux (sur le droit à l’intimité, la garantie à ne pas contribuer à sa propre incrimination - art.18 de la Constitution - et le droit à l'identité - lui aussi de valeur constitutionnelle puisqu'énoncé dans la Convention sur les Droits de l'Enfant). Ainsi, les juges pourront ordonner le prélèvement de sang, de salive, de poils ou cheveux (art. 2 § 2 de la loi), même sans l'accord de l'intéressé. Mais lorsque la victime de l'infraction s'opposera à la réalisation de cette mesure, le juge pourra ordonner l'obtention d'ADN par « des moyens autres que l'inspection corporelle, comme la perquisition d'objets contenant des cellules qui se seraient détachées du corps » (art. 2 § 4).
En France, l’article 226-25 du Code Pénal dispose que “le fait de procéder à l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne (...) sans avoir recueilli préalablement son consentement dans les conditions prévues à l’article 16-10 du code civil ” constitue une infraction. Cependant, les articles 55-1 et 76-2 du Code de Procédure Pénale autorisent les prélèvements externes (capillaires ou pileux par exemple) à l’encontre des personnes suspectées d'avoir commis une infraction afin de comparer leurs empreintes biologiques avec les indices prélevés sur place . Le refus de s’y soumettre constitue une infraction. De plus, l'article 706-56-I, al.4 du CPP admet que l'identification de l'empreinte génétique d'une «personne (à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis un crime ou un délit) peut être réalisée à partir de matériel biologique qui se serait naturellement détaché du corps de l'intéressé.» Il s'agit donc là de prélèvements externes. Enfin, «lorsqu'il s'agit d'une personne condamnée pour crime ou pour un délit puni de dix ans d'emprisonnement, le prélèvement peut être effectué sans l'accord de l'intéressé».
Le refus du suspect de se soumettre à ces prélèvement constitue une infraction. Le 13 mars 2003, le Conseil Constitutionnel a affirmé «qu'il appartient à la juridiction répressive, lors du prononcé de la peine sanctionnant le refus, de proportionner cette dernière à celle qui pourrait être infligée pour le crime ou le délit à l’occasion duquel le prélèvement a été demandé». Le CPP prévoit que ce refus peut être puni de une à deux années d'emprisonnement. Enfin, il convient de noter qu'un unique article autorise le recours à la force pour effectuer une prise de sang; il s'agit de l'article 706-47-2 du CPP (dans les hypothèses d'agressions sexuelles afin de déterminer si le suspect à une maladie sexuellement transmissible). Le droit français a donc tendance à faire prévaloir le principe de l'inviolabilité du corps humain.
III - L'état de la question en droit civil
En France, l’article 16-10 du Code Civil énonce que: “le consentement exprès de la personne doit être recueilli préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dument informée de sa nature et de sa finalité”. Le non-respect de cette mesure est constitutif d'une infraction pénale. En cas de refus de se soumettre aux tests, l’article 11, al.1er du Code de Procédure Civile prévoit que “les parties sont tenues d’apporter leur concours aux mesures d’instruction, sauf au juge à tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus ». Néanmoins, le seul fait de refuser d'effectuer les analyses biologiques ne peut constituer une preuve de la paternité: d'autres éléments de preuves sont nécessaires. Enfin, il convient de noter que le juge est tenu d'ordonner l'expertise biologique lorsque l'une des parties le demande; ainsi, dans un arrêt du 28 mars 2000, la Cour de Cassation a énoncé que “l’expertise biologique est de droit en matière de filiation, sauf s’il existe un motif légitime de ne pas y procéder” et ce quelque soit l’objet de l’action. Ce motif légitime peut être l’existence d’une expertise précédente (Civ. I, 12 juin 2001 et 24 septembre 2002), ou encore l’existence d’indices permettant déjà d'établir la paternité. L'absence de présomptions ou indices graves n'est pas un constitutif d'un motif légitime (Civ. I, 1er juin 2005).
En Argentine, l’article 253 du Code Civil énonce que “les preuves biologiques peuvent être produites d’office ou à la demande des parties en matière de filiation”. Le Code Civil ne dit rien quant au refus de se soumettre aux analyses; en revanche, l’article 4 de la loi 23.511 (abrogée en novembre 2009) énonçait que le refus « constitue un indice à la défaveur des prétentions de l’auteur du refus ».
Sur la nullité absolue de l'adoption plénière d'un mineur victime de disparition forcée. L'ONG des Abuelas agit donc sur le plan pénal afin de démontrer que les enfants recherchés sont bien ceux des disparus de leur famille, et au civil afin d'annuler les adoptions. En effet, ceux qui ont « adopté » les enfants l'ont fait de deux manières: soit ils ont inscrit les enfants au registre de l'état civil comme leurs propres enfants, soit ils ont procédé à une adoption plénière. Or, en droit argentin (article 323 du Code Civil) comme en droit français (article 359 du Code Civil), l’adoption plénière est irrévocable. Pourtant, dans l'affaire “Mónaco de Gallichio, sur la nullité de l'adoption” du 20 septembre 1994 la Cour Suprême de la Province de Buenos Aires a affirmé que les adoptions des mineurs victimes du terrorisme d'État étaient nulles et de nullité absolue.
BIBLIOGRAPHIE Articles DREIFUS NETTER (Frédérique), « Empreintes génétiques et filiation ». FERRAND (Frédérique), « Preuve », Répertoire Dalloz de Procédure Civile PASCAL (Anne), « Vérité biologique et filiation dans la jurisprudence de la Cour de cassation ».
Ouvrages GAUNA KROEGER (Carlos) La pericia biológica y coerción en el ámbito del proceso penal y civil, DJ 14/06/2006, 522 MIZRAHI (Luis Mauricio), Identidad filiatoria y pruebas biologicas, ed. Astrea, 2004 MIDON (Marcelo Sebastian), Derecho probatorio, Parte general, ediciones juridicas Cuyo,