L'arrêt "Atala" de la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme: condamnation de la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et influence de la jurisprudence européenne

 

Résumé : Dans un arrêt « Atala Riffo et enfants contre Chili » du 24 février 2012, la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIADH) a condamné le Chili pour violation du droit à l’égalité et à la non-discrimination. Il s’agit de la première fois que la CIADH reconnaît un cas de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Cet arrêt place la CIADH dans le sillon de la jurisprudence internationale en la matière, et particulièrement de celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).

 

L’arrêt du 24 février 2012 marque un tournant dans la protection du droit à la non-discrimination par une interprétation extensive de celui-ci. Le 24 novembre 2004, la victime, Karen Atala Riffo, a présenté une requête devant la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), suite à la décision de la Cour Suprême chilienne (datant du 31 mai 2004) de lui retirer la garde de ses trois filles. La décision de la Cour Suprême se fondait sur le concubinage de la requérante avec une personne du même sexe, ce qui aurait pu, selon la Cour, entraîner un risque pour les intérêts et le bon développement de ses enfants.

En condamnant le Chili, la jurisprudence « Atala »  envoie, d’une part, un signal clair aux autorités chiliennes d’une nécessaire adaptation aux nouvelles réalités sociales. Et, d’autre part, elle marque une volonté de la Cour de procéder à une interprétation dynamique et large de la Convention Américaine des Droits de l’Homme (CADH). En effet, la question était de savoir si l’orientation sexuelle de K. Atala constituait une catégorie pouvant être protégée par l’article 1.1 (obligation de respecter les droits) de la CADH. En combinant ce dernier avec l’article 24 (égalité devant la loi) de la CADH, la CIADH répond par l’affirmative.

Cette interprétation du principe de non-discrimination comme s’élargissant à l’orientation sexuelle est également présent au sein d’une jurisprudence de plus en plus importante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Celle-ci a condamné à plusieurs reprises des Etats membres sur ce fondement.

Il convient alors de se demander comment se traduisent les convergences entre la décision de la CIADH et la jurisprudence de la CEDH sur cette question. Après avoir étudié comment la CIADH procède à une lecture extensive de la lettre de la CADH pour renforcer le droit à la non-discrimination (I), nous verrons comment le rôle de protecteur des droits de l’homme de la Cour  peut encore être consolidé (II).

 

I / Une lecture extensive de la CADH renforçant le droit à la non-discrimination

 

La CIADH condamne le Chili au motif que sa Cour Suprême n’aurait pris en compte que l’orientation sexuelle de la requérante pour lui retirer la garde de ses enfants. Son raisonnement dans l’arrêt en question démontre son intention claire de protéger l’orientation sexuelle par un droit à la non-discrimination (A), et ce par le biais d’une méthode également employée par la CEDH (B).

 

A – L’identification de l’orientation sexuelle comme forme de discrimination à part entière

 

Dans l’arrêt « Atala », la CIADH procède à une interprétation extensive de l’article 1.1 de la CADH. En effet, elle affirme tout d’abord qu’au même titre que le Pacte International sur les Droits Civils et Politiques, la CADH ne contient pas de définition explicite de la discrimination (§81). Néanmoins, elle a établi, tout comme la CEDH, que les traités internationaux sont des instruments vivants dont l’interprétation doit accompagner l’évolution sociale ainsi que les conditions de vie actuelles (§83). Par conséquent, elle considère que la formule « toute autre condition sociale » prévue à l’article 1.1 ne peut qu’être interprétée de la manière la plus favorable à la protection des droits protégés par la CADH. Elle ajoute que les critères prévus par cet article ne sont pas exhaustifs mais indicatifs, et que cette formule peut inclure des catégories non explicitement prévues (§§84 et 85).

Ici, le raisonnement du juge interaméricain est similaire à celui de la CEDH. La Cour interaméricaine fait référence à une jurisprudence récente de la Cour européenne en la matière. En effet, alors que l’article 14 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CESDH) prévoit l’interdiction de la discrimination, l’orientation sexuelle n’y est pas explicitement citée. Néanmoins, la Cour rappelle que dans un arrêt « Salgueiro Da Silva Mouta contre Portugal » du 21 décembre 1999[1], la CEDH affirme que l’orientation sexuelle du requérant est une notion qui est indubitablement couverte par l’article 14 de la Convention. Elle ajoute, tout comme le fait la CIADH dans l’arrêt ici étudié, que la liste de l’article 14 est indicative et non exhaustive (§28). Ce raisonnement s’est ensuite appliqué à de nombreuses affaires soumises à la Cour de Strasbourg.

Il faut également constater une volonté partagée, aussi bien dans l’affaire « Atala » que dans la jurisprudence de la CEDH, de considérer l’orientation sexuelle comme étant une forme de discrimination à part entière. Afin de statuer sur l’existence ou non d’une discrimination dans l’affaire en question, le juge interaméricain avait en effet dû notamment se prononcer sur la question de l’impact de l’orientation sexuelle d’un parent sur l’intérêt de l’enfant.  Dans sa décision du 31 mai 2004, la Cour Suprême chilienne avait décidé de confier la garde des enfants de la victime à leur père, en estimant qu’en s’installant avec une personne du même sexe, la mère soumettrait ses propres enfants à une probable discrimination sociale[2].

Pour se prononcer sur la légalité d’un tel raisonnement, la CIADH affirme tout d’abord que l’intérêt supérieur des enfants est effectivement une fin légitime. Néanmoins, elle constate que l’Etat chilien n’a fait qu’affirmer sa volonté de protéger les enfants, sans fournir de démonstration objective du tort qui leur serait causé (§102).

Dans un contexte similaire, la CEDH avait estimé, dans un arrêt « J.M contre Royaume-Uni » du 28 septembre 2010[3], qu’en s’en tenant à l’orientation sexuelle de la requérante le Royaume-Uni avait procédé à une discrimination du droit au respect des biens (§58) fondée sur son orientation sexuelle. En effet, la CEDH constate que la seule différence existant entre la requérante et un couple hétérosexuel était son orientation sexuelle.

 

A travers ces décisions,  on constate une volonté convergente de la part de la CIADH et de la CEDH d’identifier la prise en compte de l’orientation sexuelle pour priver de la jouissance d’un droit comme une source de discrimination.

 

B – La combinaison de plusieurs droits comme moyen de consolidation de l’interdiction de la discrimination

 

Dans l’arrêt « Atala », la CIADH combine la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’égalité devant la loi. En effet, elle établit que l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont des catégories protégées par la CADH. Par conséquent, toute norme, acte ou pratique discriminatoire fondée sur l’orientation sexuelle d’une personne est interdite. La Cour en conclut qu’aucune décision de droit interne, en l’espèce l’arrêt de la Cour Suprême chilienne, ne peut diminuer ou restreindre d’une quelconque manière les droits d’une personne en raison de son orientation sexuelle (§91). Le juge interaméricain décide ici d’appliquer le principe d’égalité devant la loi interprété à la lumière du principe de non-discrimination également prévu par la CADH.

On peut retrouver cette méthode de combinaison des articles d’une Convention de protection des droits fondamentaux dans la jurisprudence abondante de la CEDH en matière de discrimination. En effet, le juge européen a très régulièrement recours à la combinaison de l’article 14 (prévoyant l’interdiction de la discrimination) avec un droit protégé par un autre article de la convention. A titre d’exemple, dans l’arrêt « X contre Turquie », du 9 octobre 2012[4], la CEDH condamne la Turquie pour discrimination contre un détenu. La Cour parvient ainsi « à une inédite condamnation pour discrimination en jugeant que les mauvaises conditions de détention sont liées à l’orientation sexuelle du détenu »[5]. Pour ce faire, la Cour combine l’article 3 de la CESDH (interdiction de la torture et du traitement inhumain) avec l’article 14. Précisons toutefois que, comme le rappelle la Cour, « l’article 14 n’est pas autonome : il ne s’applique qu’en relation avec les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles, qu’il complète » (§55). La combinaison de l’article 14 avec un autre article se révèle donc être une nécessité à l’usage de ce premier.

En ce qui concerne le raisonnement de la CIADH dans l’affaire « Atala », il semblerait qu’il s’agisse d’une méthode nécessaire à une meilleure protection de la victime d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

Ces éléments de convergence dans le raisonnement de la CIADH et de la CEDH sur cette question amènent à analyser la portée de ces positions.  

 

II /  La CIADH, garante de des droits fondamentaux : une position à consolider

 

Dans l’arrêt « Atala », la CIADH démontre sa volonté d’interpréter la CADH de manière large afin d’assurer une protection dynamique des droits fondamentaux. Il convient tout d’abord de se pencher sur la méthode du test d’égalité employée par la Cour (A), puis d’étudier le risque d’un raisonnement parfois trop « opaque » dans la détermination d’une discrimination (B).

 

A – Le « test d’égalité » : une méthode d’analyse de la discrimination empruntée à la Cour de Strasbourg

 

Dans l’arrêt ici étudié, la Cour emploierait une méthode d’identification d’une discrimination, appelée « test d’égalité ». En effet, selon Alexandra Sandoval Mantilla[6], bien que la Cour n’ait pas eu un raisonnement dogmatique sur le type de méthodologie employée pour identifier la discrimination, celle-ci a tout de même suivi un  cheminement structuré.

Le « test d’égalité » se déroulerait alors en 5 étapes : a) l’identification d’une différence de traitement, b) l’analyse de la légitimité de cette différence c)  son adéquation pour parvenir à l’objectif poursuivi, d) sa nécessité ; e)  sa proportionnalité. L’absence d’un de ces éléments entrainerait le caractère discriminatoire de la différence de traitement.

En l’espèce, la Cour constate en suivant cette méthodologie que l’Etat chilien a eu recours à un raisonnement peu rigoureux (la charge de la preuve lui incombant) pour démontrer que sa décision n’avait ni un objet ni un effet discriminatoire (§124). En outre, la CIADH se réfère explicitement à la jurisprudence de la Cour européenne lorsqu’elle souligne l’importance d’un raisonnement appuyé et fourni pour légitimer une situation discriminatoire.

Cette méthode développée par la CIADH s’apparente à la technique d’identification des discriminations à laquelle la CEDH a recours. En effet, dans un arrêt « Konstantin Markin contre Russie » du 22 mars 2012[7], la Cour européenne rappellait qu’ « une distinction (de personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissant d’un traitement préférentiel) est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est à dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (§125). On y retrouve ici une grande partie des éléments d’analyse que reprend la CIADH.

Le « test d’égalité », employé par la CIADH en s’apparentant à la méthode du juge de Strasbourg pour identifier une discrimination, renforce l’impression que donne la Cour interaméricaine de s’inspirer de la jurisprudence européenne pour garantir une protection dynamique des droits fondamentaux. Cependant, il existe des limites dans son raisonnement que l’on retrouve également dans les décisions de la CEDH.

 

B – Les limites du raisonnement de la Cour et le risque d’affaiblir la protection régionale des droits fondamentaux

 

La prise en compte de l’orientation sexuelle dans les formes de discrimination est une véritable avancée dans la protection des droits fondamentaux par la CIADH. Néanmoins, il est tout de même nécessaire de noter qu’il est fait à cet arrêt certaines critiques, notamment dues à l’ « opacité » d’une partie de son raisonnement. En effet, Alexandra Sandoval Mantilla[8] considère qu’il peut être reproché à la Cour sa faible argumentation quant à l’interdiction de ce type de discrimination, qui serait alors réputée « intrinsèque » au texte de la Convention interaméricaine. Selon l’auteure, il manquerait une explication précise de ce raisonnement.

Sur ce point, on peut à nouveau  effectuer un parallèle avec la jurisprudence de la CEDH. Une partie de la doctrine a notamment reproché à la Cour de Strasbourg une forme d’opacité dans certaines de ses décisions pour qualifier une discrimination. Au sujet de l’arrêt « X contre Turquie », N. Hervieu fait état de certaines difficultés dans son raisonnement[9]. En effet, l’auteur constate que la Cour ne condamne pas seulement une discrimination dans la sphère procédurale (inaction du juge turc), mais aussi dans l’attitude des autorités pénitentiaires. La Cour n’indiquerait pas clairement si ce sont les deux agissements cumulés qui justifient l’engagement de la responsabilité, ou uniquement les « seules actions fautives des autorités ». De plus, l’auteur remarque que dans le même arrêt, la CEDH a également affaibli son raisonnement en ne procédant pas à l’usage de sa « méthode habituelle d’identification de discrimination ».

 

En raison de la portée de leurs décisions, ces deux juridictions internationales ont un rôle particulièrement important à jouer dans la protection des droits fondamentaux, et notamment à travers leur lecture de la notion de « discrimination ». Dans l’arrêt « Atala », la CIADH assume pleinement le recours à des méthodes et à un raisonnement très proches de ceux de la CEDH. Mais il est nécessaire qu’elle puisse aussi s’en démarquer  sur les terrains où elle pourrait contribuer à une protection accrue et plus précise.

 

Bibliographie

 

Doctrine

 

Nicolas Hervieu, « L’orientation sexuelle, inédite clef de lecture européenne des conditions carcérales » (PDF) in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 18 octobre 2012

 

A. Sandoval Mantilla, « Desarrollos y mecanismos de proteccion a las personas LGBTI en el sistema interamericano de derechos humanos », Séminaire international sur la diversité sexuelle, 9-10-11 septembre 2013, Faculté de Droit, Université de la République, Montevideo, Uruguay

 

 

Décisions de justice

 

Arrêt de la 4ème Chambre de Cour Suprême chilienne, 31 mai 2004

http://dsyr.cide.edu/documents/302584/303331/06.-Atala.pdf

 

CEDH, « Salgueiro Da Silva Mouta contre Portugal », 21 décembre 1999, Req. N° 33290/96

http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-63014#{%22itemid%22:[%22001-63014%22]}

 

CEDH, « J.M. contre R-Royaume-Uni », 28 septembre 2010, Req. n° 37060/06 

http://hudoc.echr.coe.int/tkp197/viewhbkm.asp?action=open&table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649&key=85078&sessionId=59806122&skin=hudoc-fr&attachment=true

 

CEDH, « X contre Turquie », 9 octobre 2012, Req. N°24626/09

http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001113389#{%22itemid%22:[%22001-113389%22]}

 

CEDH, « Konstantin Markin contre Russie », 22 mars 2012, Req n°30078/6

http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#{%22dmdocnumber%22:[%22904733%22],%22itemid%22:[%22001-109871%22]}

 




[1] CEDH, « Salgueiro Da Silva Mouta contre Portugal », 21 décembre 1999, Req. N° 33290/96

http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-63014#{%22itemid%22:[%22001-63014%22]}

[2] Arrêt de la 4ème Chambre de la Cour Suprême chilienne, 31 mai 2004, attendu n°15

http://dsyr.cide.edu/documents/302584/303331/06.-Atala.pdf

[4] CEDH, « X contre Turquie », 9 octobre 2012, Req. N°24626/09

http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001113389#{%22itemid%22:[%22001-113389%22]}

[5] Nicolas Hervieu, « L’orientation sexuelle, inédite clef de lecture européenne des conditions carcérales » (PDF) in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 18 octobre 2012

[6] A. Sandoval Mantilla, « Desarrollos y mecanismos de proteccion a las personas LGBTI en el sistema interamericano de derechos humanos », Séminaire international sur la diversité sexuelle, 9-10-11 septembre 2013, Faculté de Droit, Université de la République, Montevideo, Uruguay

[7] CEDH, « Konstantin Markin contre Russie », 22 mars 2012, Req n°30078/6

http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#{%22dmdocnumber%22:[%22904733%22],%22itemid%22:[%22001-109871%22]}

[8] A. Sandoval Mantilla, « Desarrollos y mecanismos de proteccion a las personas LGBTI en el sistema interamericano de derechos humanos », Séminaire international sur la diversité sexuelle, 9-10-11 septembre 2013, Faculté de Droit, Université de la République, Montevideo, Uruguay

[9] Nicolas Hervieu, « L’orientation sexuelle, inédite clef de lecture européenne des conditions carcérales » (PDF) in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 18 octobre 2012