L'arrêt Golan v. Holder [2012] : l'agonie du domaine public ? par Caroline Jamet
Il n’existe pas de « copyright international ». Un créateur ou compositeur ne peut concrètement bénéficier d’une protection dans le monde entier que si les pays en question sont parties à des accords internationaux de protection mutuelle. La Convention de Berne de 1886 établit le fondement d’une telle protection internationale des œuvres artistiques. Dans un souci d’harmonisation, la Convention a d’ailleurs fixé une durée minimale à cette protection : 50 ans après la mort de l’auteur. Mais depuis la création du copyright et du droit d’auteur, la durée de protection n’a cessé d’être augmentée, dans la quasi-totalité des pays. Pour ne citer que deux exemples, le Congrès américain l’a étendu près de 20 fois depuis sa création, tout comme l’Union Européenne, et ses pays membres ont adopté un grand nombre de lois et directives à cet effet. Cependant, malgré les extensions successives de la durée de protection, une chose ne changeait pas : ce qui avait intégré le domaine public demeure toujours dans le domaine public. Cette certitude a été détruite le 18 janvier 2012 par la Cour Suprême des Etats Unis dans sa décision Golan v. Holder, confirmant la constitutionalité d’une loi de 1994 ayant eu pour effet de soustraire des millions d’œuvres du domaine public. La conception traditionnelle du domaine public, au service de la diffusion de la culture, semble entamée.
Pour comprendre la décision, il convient en premier lieu d’expliquer les circonstances et les évolutions du droit international ayant mené à une telle solution. Une analyse de la décision de la Cour Suprême ainsi que des arguments soulevés par les opposants à la loi de 1994 permet dans un second temps de comprendre pourquoi la Cour a validé un tel retrait. La constitutionnalité de cette loi n’empêche pas, malheureusement, des résultats injustes, voir absurdes, créant une insécurité juridique pour l’ensemble de la communauté artistique.
Circonstances et évolutions du droit international ayant mené à la décision Golan v. Holder.
La Convention de Berne dispose, dans son article 3, que les œuvres ayant pour pays d’origine l’un des Etats contractants bénéficient, dans chacun des autres Etats contractants, de la même protection que celle que cet Etat accorde aux œuvres de ses propres nationaux. Il a fallu attendre une prise de conscience quant à la nécessité de voir accorder aux auteurs et créateurs américains une meilleure protection dans le reste du monde et le Berne Convention Implementation Act de 1988 pour que les Etats Unis deviennent partie à la convention. Et encore, celle-ci n’est entrée en vigueur qu’en 1994. Ayant pour objectif de se mettre en conformité avec leurs obligations internationales, les Etats Unis sont, en 1994, devenus parties aux Accords de l’Uruguay Round, accords faisant entrer la Convention de Berne en vigueur. Alors que les Etats- Unis, antérieurement, ne protégeaient pas certaines œuvres étrangères dans certaines circonstances (enregistrement sonore, manquement à certaines formalité, etc...), la section 514 des Accords de l’Uruguay Round (conclu dans le cadre de l’OMC) les a obligé à accorder cette protection dès lors que les œuvres en cause sont protégées dans leur pays d’origine.
Une des conséquences de la loi de 1994, faisant entrer cette section en vigueur, a été de restaurer des copyrights sur des œuvres qui étaient tombées dans le domaine public, parfois depuis un grand nombre d’années. Plusieurs millions d’œuvres sont concernées, en particulier celles publiées à l’étranger entre 1923 et 1989. Les œuvres datant d’avant 1921 ne seront pas touchées, puisque celles-ci seraient de toute façon entrées dans le domaine public avant 1977, même si elles avaient pu bénéficié du nouveau régime de protection. Quant à celles publiées entre 1921 et 1923, elles ont vu leur protection restaurée puis expirée, l’adoption du Sonny Bono Copyright Term Extension Act de 1998 procédant à une extension de la durée de certains copyright n’ayant pas pu les concerner.
La restauration de la protection d’œuvres d’art qui n’étaient précédemment plus protégées aux Etats Unis a signifié le retrait de ces œuvres du domaine public. Cette loi a ainsi été fortement contestée par un grand nombre de personnes et d’associations du monde culturel. Les chefs d’orchestres, archivistes, et autres personnes dont l’activité dépendait de l’utilisation, exploitation, et copie d’œuvres d’art du domaine public se voient désormais privés de certaines de ces œuvres. Les chefs d’orchestres ne peuvent plus, par exemple , exécuter aux Etats-Unis des œuvres de Prokoviev (la Symphonie Classique, Pierre et le Loup), la Symphonie n°14 de Chostakovitch, ou encore Petruchka de Stravinski. Les archivistes d’œuvres cinématographiques, eux, ne peuvent plus présenter « Train de nuit pour Munich » de Reed, sans payer de royalties. Les Etats Unis ne sont pas les seuls a avoir procédé à de tels retrait. En effet, la CJUE a elle aussi été amenée a se prononcer sur cette question. La directive 98/71/CE (sur la protection juridique des dessins et modèles) été à l’origine de questions préjudicielles de la part des tribunaux Italiens. En réponse, la Cour a dans un arrêt du 27 janvier 2011 déclaré que la directive s’opposait à une législation d’un Etat Membre excluant de la protection par le droit d’auteur « les dessins ou modèles ayant fait l’objet d’un enregistrement dans un Etat Membre et qui sont tombés dans le domaine public avant la date de l’entrée en vigueur de cette législation ». Il existe cependant peu d’exemples de tels retraits dans la législation européenne. De plus, il convient de remarquer qu’étrangement, ces retraits n’ont en Europe pas fait l’objet d’une opposition comparable à celle à laquelle a du faire face le Congrès Américain. En effet, des associations telles qu’Internet Archives et la Conductors Guild » (association de chefs d’orchestre) en ont appelé à la Cour Suprême afin de protéger la «communauté culturelle ».
Analyse de la décision de la Cour Suprême. Comment justifie-t-elle un retrait d’œuvres d’art du domaine public ?
Ces opposants à la loi en ont contesté la validité, pour deux raison : d’une part, la clause de la Constitution relative aux copyrights ne permettrait pas au Congrès de retirer des œuvres du domaine public. D’autre part, le retrait de certaines œuvres d’art du domaine public constituerait une violation de la liberté d’expression protégée par le premier amendement. En effet, ils estiment que le principe constitutionnel selon lequel la durée de protection des œuvres d’art doit être limitée afin de promouvoir la création et l’abondance d’œuvres accessible par tous de par leur appartenance au domaine public s’opposerait par définition au retrait d’œuvres du domaine
public. Même si ce second argument est clairement subsidiaire, le premier amendement protège la liberté d’expression et, en conséquence, s’opposerait à ce que cette liberté soit restreinte par l’interdiction d’utiliser des œuvres précédemment accessibles.
Dans une décision rendue par 6 voix contre 2, écrite par la juge Ginsburg, la Cour Suprême a cependant considéré que la loi de 1994 était constitutionnelle. La Cour offre ici son soutien à l’intention du Congrès de faire en sorte que « toutes les œuvres, étrangères ou américaines, soient soumises au même régime juridique ».
La Clause de la Constitution relative aux copyrights autorise-t-elle un tel retrait ?
L’article 1, section 8, clause 8 de la Constitution Américaine dispose que le « Congrès a le pouvoir de promouvoir le Progrès de la science en protégeant les droits exclusifs des auteurs sur leurs œuvres pour une période limitée ». La Cour Suprême a eu à interpréter cette clause afin de déterminer son sens. En effet, selon les appelants, cette clause devait constituer une barrière au retrait d’œuvres du domaine public. Les appelants prétendait que la loi de 1994 allait à l’encontre du principe selon lequel le Congrès est censé protéger les œuvres pendant « une période limitée », afin de protéger les auteurs tout en promouvant la créativité. La reconnaissance du pouvoir du Congrès de retirer des œuvres du domaine publique était extrêmement dangereuse, dans le sens ou elle donnerait à celui-ci le pouvoir de créer et d’étendre des copyrights indéfiniment. La Cour rejette cet argument. En effet, dans une précédente décision Eldred v. Ashcroft de 2002, la Cour avait déjà considéré que le Congrès disposait d’une flexibilité pour déterminer le sens de « période limitée », et qu’étendre la protection des copyrights de 20 ans était en son pouvoir. Un débat similaire avait été soulevé en France avec la question du cumul des prorogations de guerre, prévues par les articles L.123-8 CPI (6 ans et 152 jours pour les œuvres publiées avant le 31 décembre 1920 en raison de la première guerre mondiale) et L.123-9 CPI (8 ans et 120 jours pour les œuvres publiées entre le 31 décembre 1920 et le 1er janvier 1948 en raison de la seconde guerre mondiale), avec les 70 ans de protection prévues par l’article L.123-1 en application de la directive européenne de 1993. Après plusieurs années de débat, la Cour de Cassation a finalement tranché, dans les arrêts Monet et Boldini du 27 février 2007 : la période de 70 ans « absorbe » les prorogations de guerre. La France a donc, à l’inverse des Etats-Unis, fait le choix de faire prévaloir le droit à la culture sur le droit à la protection des copyrights.
Dans l’affaire Eldred, l’argument principal des opposants au Sonny Bono Act de 1998 (loi d’extension) était justement celui de l’objectif de promotion de la créativité. En effet, dans le cas de l’extension de la protection tout comme dans le cas du retrait d’œuvre du domaine public qui nous intéresse ici, cela va à l’encontre de cet objectif. La loi de 1994 ne fait que rétribuer financièrement les propriétaires d’œuvres anciennes et empêche la dissémination de millions d’œuvres étrangères. Mais pour les mêmes raisons que dans Eldred, la cour suprême rejette cet argument. Le terme utilisée par la loi dans la section 514 est « limité » . Or, non seulement la protection demeure limité, mais elle reste relativement courte, puisque la Convention de Berne prévoit qu’il expirera au même moment que dans le pays d’origine de l’œuvre.
On peut cependant observer une différence notable : c’est que les œuvres concernées n’ont pas vu leur copyright étendu, mais restauré. Dans Eldred, les œuvres étaient toujours protégées. Considérer, comme le fait ici la Cour, que le Congrès a le pouvoir de restaurer des copyrights inexistants ou expirés ne revient-il pas à lui donner le pouvoir de créer des copyrights illimités, en retirant une œuvre du domaine public chaque fois que son copyright aura expiré et en la protégeant pour une nouvelle « période limitée » ? Cependant, pour la Cour, un tel résultat est bien trop hypothétique et improbable, et celle-ci affirme que : « En se mettant en conformité avec la Convention de Berne et en offrant une protection équitable aux auteurs étrangers s’étant vu refuser une telle protection, on ne peut imaginer que le Congrès ait l’intention de mettre en place insidieusement un régime de copyrights perpétuels ». Celle-ci justifie alors sa décision en ajoutant que le Congrès a déjà procédé à de tels retraits par le passé – sans jamais instaurer une pratique de copyright perpétuel. Il s’agissait cependant essentiellement de prorogations de guerre, à l’image de ce qu’a connu le droit français. On pouvait donc penser, avec l‘Information Society Project de l’Université de droit de Yale (association offrant son soutien aux opposant de la loi), « seules les guerres et autres événements exceptionnels, ayant provoqué de très sérieuses perturbation des systèmes de communications qui ont injustement empêché des auteurs de prétendre à la protection de leurs œuvres, ont pu justifier des déviations de la pratique constante consistant à préserver ‘la finalité du domaine public’ ». Cet argument n’a néanmoins pas convaincu la Cour, qui ne présente pas ces situations comme des cas exceptionnels, mais simplement comme une preuve que le Congrès dispose d’un tel pouvoir.
Le retrait d’œuvres d’art du domaine public constitue-t-il une violation de la liberté d’expression ?
Les opposants maintenaient en second lieu que le retrait de millions d’œuvres du domaine public constituait une violation de la liberté d’expression, protégée par le premier amendement. L’accès aux œuvres faisant partie du domaine public constitue pour tout individu une précieuse source d’idées, d’inspirations, et de travaux offrant des opportunité de reproduction et d’utilisation en tout genre. L’interdiction d’accès sans autorisation de l’ayant droit à toutes ces œuvres appartenant à tous a donc pour effet de restreindre la liberté d’expression, en interdisant l’utilisation libre d’œuvres qui précédemment appartenaient au public dans son ensemble.
Cependant, pour la Cour, une telle violation est totalement inexistante, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les rédacteurs de la constitution ont rédigé le premier amendement et la clause de la constitution relative à la propriété intellectuelle de façon de manière à ce que l’un soit lu à la lumière de l’autre. Par conséquent, ces deux articles doivent être lus ensembles, et l’un ne peut être considéré comme violant l’autre. Le retrait d’œuvres du domaine public ne viole pas plus la liberté d’expression que le principe de la protection par copyright lui même. Selon la cour, « tant que le Congrès passe des lois en cohérence avec les principes traditionnels relatifs aux copyrights, le premier amendement est protégé ». La cour fait ici référence, non sans logique, au principe selon lequel le copyright protège « l’expression, et non les « idées », ainsi qu’au fait que la protection n’inclut pas le « fair use » (« usage loyal ») des œuvres.
Des limites à la restitution du copyright étaient aussi prévue par la loi, à partir de la section 514 de l’Uruguay Round. En effet, les mesures de droit transitoire prévoient que ceux qui, ayant exploité ou copié une œuvre étrangère au moment où celle-ci se trouvait dans le domaine public, ne peuvent faire l’objet de poursuite pour violation de copyright ayant eu lieu avant la restauration de celui-ci. De plus, une personne qui se serait fondée sur le fait qu’une œuvre était dans le domaine public pour pouvoir l’exploiter, ait ayant continué l’exploitation après la restauration de son copyright, ne peut faire l’objet d’une action en justice que si le détenteur du copyright restauré le notifie d’une telle restauration dans les deux ans suivant celle-ci.
L’aboutissement à des résultats injustes, voire absurdes, créant une insécurité juridique pour l’ensemble de la communauté artistique.
La loi de 1994 est donc constitutionnelle, puisqu’elle ne viole ni la liberté d’expression protégée par le premier article de la Constitution, ni l’article relatif aux copyrights. Cependant, le fait qu’elle soit constitutionnelle ne signifie pas pour autant que cette loi est juste. Tout d’abord, elle aboutit à des résultats absurdes : le droit américain a prévu pour ces œuvres une protection de 95 ans après la publication de l’œuvre, tandis que la section 514 dispose que les œuvres étrangères doivent être protégées pour la durée de protection restante dont l’œuvre aurait bénéficié si elle n’était jamais passée dans le domaine public aux Etats - Unis. Or, tous les pays d’origine n’offrent pas une protection allant jusqu’à 95 ans. En conséquence, non seulement les œuvres ont été retirées du domaine public, mais de surcroît elle se retrouvent protégées plus longtemps que dans leur pays d’origine, ou alors même qu’elles seraient déjà entrées dans le domaine public dans leur pays d’origine, créant ainsi un système de protection à deux vitesses. La Convention de Berne pose certes dans ses articles 7 et 8 la « règle du terme le plus court », selon laquelle la durée de protection d’une œuvre ne peut excéder celle de son pays d’origine. Cependant, les Etats Unis, comme un grand nombre d’autres pays, ne reconnaissent pas cette règle. De plus, l’article 18 de la Convention prévoit expressément qu’elle ne requiert pas le retrait d’œuvres étant tombé dans le domaine public. Etrangement, la Cour dans sa décision ne fait aucune référence à cet article. L’Union Européenne accepte elle aussi un tel retrait, cependant en raison des directives d’harmonisation européennes, une multiplication des systèmes de protection semble avoir été évitée, puisque tous les Pays Membres sont désormais obligé d’appliquer une protection similaires aux œuvres ayant pour origine un autre pays membre. Cette harmonisation des législations justifie aussi la décision de la France d’ « absorber » les prorogations de guerres dans la protection de 70 ans prévue par la législation Européenne, afin de ne pas offrir à certaines œuvres une protection qu’elles ne recevraient pas dans les autres pays membres.
Ces premiers pas dans la réduction de biens culturels appartenant à tous soulèvent naturellement une autre question : quelles sont les garanties contre d’autres lois réduisant petit à petit cet ensemble de bien appartenant à tous ? Les artistes, créateurs, chefs d’orchestres, et tout individu pensant précédemment avoir accès à ces ressources communes à tous ne sont désormais plus surs de rien.
Bibliographie
1. Droit international et Européen
A. Textes législatifs
Convention de Berne de 1886.
Uruguay Round Agreement de 1994
Directive 98/71/CE
B. Jurisprudence
CJUE, 27 janvier 2011, Flos SpA, aff. C-168/09
2. Droit Français
A. Textes législatifs
Code de la propriété intellectuelle
article L. 123-1
article L. 123-8
article L. 123-9
B. Jurisprudence
Arrêt Monet, Cour de Cassation (1ère Chambre Civile), 27 janvier 2007, arrêt n° 280.
Arrêt Boldini, Cour de Cassation (1ère Chambre Civile), 27 janvier 2007, arrêt n°281
C. Sites internet
De la renaissance de la protection juridique des dessins et modèles (En ligne). Adresse URL :
LE FOYER DE COSTIL, La durée de protection des droits d’auteur en France. (En ligne). Adresse URL : http://www.avocats-publishing.com/article/la-duree-de-la-protection-des
La lettre de la SCAM, Durée des droits d’auteur. (En ligne). Adresse URL : http://www.scam.fr/Dossiers/fiches/Duree.pdf
3. Droit Americain
A. Textes législatifs
US Constitution
Berne Implementation Act de 1988
B. Jurisprudence
Eldred v. Ashcroft (US Supreme Court, 2002) : 537 U.S. 186.
Golan v. Holder (US Supreme Court, 2010) : 131 S.Ct. 1600.