Le critère de la subordination en droit anglais et en droit français, par Marion de Castelbajac
Si le critère de la subordination joue encore un rôle central dans la qualification de contrat de travail en droit anglais, sa place est aujourd'hui moins importante qu'en droit français, du fait de l'apparition de critères alternatifs.
En droit anglais comme en droit français, la qualification de contrat de travail (« contract of service ») déclenche l'applicabilité d'un grand nombre de règles propres : imposition, responsabilité civile, sécurité... Le salarié (« employee ») se voit reconnaître un certain nombre de droits dont le travailleur indépendant ("self-employed") ne bénéficie pas. Par conséquent, la détermination de la nature de la relation contractuelle de travail qui unit les parties est essentielle.
En l'absence de définition légale du contrat de travail, c'est à la jurisprudence qu'il est revenu d'en préciser le sens. Des critères ont émergé, mais les différentes évolutions qu'a connues le salariat ont entraîné des réajustements réguliers.
A l'instar de droit français, le droit anglais est indifférent à la qualification retenue par les parties. Cette dernière est indisponible. Les juges s'attacheront donc à analyser le contenu de la relation contractuelle.
A cet égard, l'élément le plus étroitement lié à l'existence d'un contrat de travail semble être la possibilité pour l'une des parties d'exercer une autorité sur son cocontractant, dans le cadre de l'exécution de ses obligations. Si en droit français, l'existence d'un lien de subordination est une condition nécessaire à l'existence d'un contrat de travail, les choses sont plus complexes en droit anglais. L'on verra que s'il n'en a pas toujours été ainsi, la subordination (« control ») est aujourd'hui considérée par les juges comme un indice parmi d'autres. Mais l'étude des éléments retenus par la jurisprudence révèle en fait un rôle tout aussi crucial que celui que lui réserve le droit français.
I. La place de la subordination dans la qualification de contrat de travail
Au XIX ème siècle, le droit anglais faisait de l'exercice par un cocontractant d'un contrôle sur l'autre le seul facteur déterminant dans la qualification de contrat de travail. On parlait d'ailleurs non pas d'employé et d'employeur, mais de « master » et de « servant ». Toutefois, la notion de contrôle, si elle présente une certaine parenté avec celle de subordination, n'a pas le même contenu. Plus restreinte, elle correspond à la direction et au contrôle exercé par une partie sur le contenu des tâches à accomplir et la manière dont elles doivent être accomplies (Yemens v. Noakes [1880] 6 QBD 530). Il ne s'agissait donc pas de prendre en compte la possibilité pour l'employeur d'organiser le cadre de travail, comme en droit français, mais seulement le contrôle effectif exercé par l'employeur sur l'exécution des missions assignées par le contrat de travail. On comprend dès lors qu'elle ait été jugée insuffisante, notamment du fait du haut degré de qualification que détiennent nombre de salariés aujourd'hui, et qui rend impossible un contrôle effectif de l'employeur sur le travail de ses employés. A l'inverse, on notera que la notion de subordination ( qui exige que l'employeur ait le pouvoir de donner des ordres et directives, de contrôler l'exécution du contrat et d'en sanctionner les manquements ) est quant à elle assez large pour couvrir ce cas de figure.
Un infléchissement a toutefois été donné à la définition (voir notamment l'arrêt Gibb v. United Steel Companies ltd & Anor [1957] 2 All ER 110 ), puisque d'un contrôle effectif, les juges sont allés vers un contrôle possible, en se posant seulement la question de savoir si l'employeur avait le droit de donner des instructions au salarié sur la manière dont il doit accomplir ses tâches.
Cependant, ce critère a clairement cessé d'être une condition nécessaire ou suffisante à la qualification de contrat de travail. L'existence d'un contrôle ne suffit pas à caractériser l'existence d'un contrat de travail (Hitchcock v. Post Office [1980] LOR. 100), et, à l'inverse, l'absence de contrôle sur la manière dont le salarié exécute ses obligations contractuelles n'exclut pas l'existence d'un contrat de travail. Le juge anglais a préféré recourir à d'autres « tests », d'autres critères. Pour autant, l'idée de subordination n'est pas absente de ces nouvelles considérations.
II. La prise en compte indirecte de la subordination
La question du degré de qualification du salarié a sans aucun doute guidé en grande partie l'analyse du juge anglais. Deux autres tests ont été élaborés qui traduisent cette nécessité de concilier haute qualification, ou, plus largement, indépendance, et contrat de travail : l'intégration dans l'organisation de l'entreprise et le fait ou non d'être « à son compte ». On retrouve clairement dans ces deux grilles d'analyses le lien de subordination tel que le droit français le conçoit.
A tout d'abord émergé le critère de l'intégration du salarié dans l'organisation de l'entreprise ( Stevenson, Jordan and Harrison ltd v. Mc Donald and Evans [1952] 1 TLR 101 ). S'il ne s'agit pas pour le juge anglais d'évaluer ici le degré de contrôle exercé par l'employeur sur le travailleur, cette notion est proche de celle de la subordination retenue pendant un temps par le droit français : l'exécution de la prestation dans le cadre d'un service organisé. Bien que le juge français ait ultérieurement considéré que cet élément ne suffit pas à caractériser la subordination, ce dernier demeure un indice de l'existence d'une telle relation. En droit français comme en droit anglais, il permet de qualifier de contrat de travail les contrats impliquant une certaine indépendance du salarié.
Plus prégnant aujourd'hui est « l'entrepreneurial test » (Market investigations ltd v. Minister of Social security [1969] 2 QB 173), qui amène le juge à se demander si le cocontractant travaille pour son propre compte. Encore une fois, il ne s'agit pas à proprement parler de caractériser l'absence de subordination, mais ce test conduit finalement le juge à se demander quel degré de contrôle est exercé par un cocontractant sur l'autre. Le parallèle avec la notion de subordination est d'autant plus pertinent que les indices retenus par le juge pour répondre à cette question correspondent précisément, pour certains, à ceux auxquels s'attache le juge français :
- le travailleur utilise-t-il son propre matériel?
- Le travailleur organise-t-il le lieu de travail?
- Le travailleur rend-il des comptes à son cocontractant?
D'autre part, le droit anglais recourt au « mutuality test » qui invite le juge à rechercher si les parties se sont mutuellement engagées, l'une à fournir du travail au salarié, et l'autre à exécuter ce travail, de manière durable et régulière (O'Kelly v. Trusthouse Forte plc [1983] ICR 728). Cette mutualité d'obligation ne doit pas être confondue avec la « consideration », qui correspond à l'existence d'une contrepartie. Il s'agit ici d'écarter les relations professionnelles où l'une où l'autre partie conservent la possibilité de refuser de fournir ou d'exécuter le travail. Bien que cela ne constitue pas une condition à part entière de la qualification de contrat de travail en droit français, une telle hypothèse en serait nécessairement exclue, l'accomplissement occasionnel, sporadique et facultatif d'une prestation étant par nature incompatible avec l'idée de subordination (Cass. soc. 25 mars 1998, n° 95-41.817 ).
Toutefois, certaines différences importantes sont à noter. Le haut degré de qualification (dans un domaine dans lequel l'employeur est profane) ne suffit pas, en droit français, à exclure la qualification de contrat de travail. En droit anglais, elle permet au juge de ne pas faire entrer dans cette catégorie un salarié qui exécute pourtant le contrat dans les locaux de l'entreprise, à des heures fixées par son cocontractant. En droit français, ces deux éléments (fixation des lieu et horaires de travail) sont au contraire déterminants. On peut également noter que, contrairement au droit français, le droit anglais n'est pas hostile à l'introduction d'éléments économiques dans l'analyse de la subordination. Il ne s'agit pas cependant d'apprécier l'état de dépendance ou de faiblesse économique du salarié, mais de rechercher qui supporte les risques de perte ou de profit.
Finalement, le juge anglais combine ces différents facteurs (le « control test », l' « entrepreneurial test », l' »organisational test »), qui ne sont que des indices (City and East London FHS authority v. Duncan [1996] EAT 721 ). Mais il apparaît clair que, comme en droit français, l'autorité exercée par un cocontractant sur l'autre est un élément déterminant. On retrouve d'ailleurs cette idée dans l'arrêt Withers v. Flackwell Health Football Supporters' Club ([1981] IRLR 307), dans lequel les juges ont pragmatiquement suggéré, aux fins de déterminer si l'on était en présence d'un contrat de travail ou non, de poser au cocontractant la question suivante : « are you your own boss? »...
Bibliographie :
- Simon HONEYBALL, Employment Law, 10th edition, Oxford University Press
- Ian SMITH and Gareth THOMAS, Employment Law, 9th edition, Oxford University Press
- Norman SELWYN, Law of Employment, 15th edition, Oxford University Press
- Halsbury's laws of England, Employment, 5th edition, LexisNexis
- Jean PELISSIER, Gilles AUZERO, Emmanuel DOCKES, Droit du travail, 25ème édition, Dalloz