Le dénuement du travailleur chilien dans la revendication et la défense de ses intérêts, par Laura Sauvain Hovnanian


Résumé : Des semaines de travail de plus de 45 heures, bas salaires, conditions de travail dangereuses ne respectant aucunes normes minimales de sécurité, comment le travailleur chilien peut-il accepter tacitement ces conditions ? La solution se trouverait dans l’organisation de forces sociales suffisamment puissantes pour peser dans la négociation collective et faire entendre les revendications professionnelles. Mais la réalité est autre. Le débat social n’existe pas, la défense des intérêts collectifs souffre de graves obstacles, laissant les salariés démunis de toute action effective.


 


Pour reprendre les termes du professeur José Luis Ugarte, la réalité salariale chilienne se caractérise par la grande solitude dans laquelle se trouve le travailleur chilien face à la revendication de ses droits.  Comment comprendre cette dure réalité sociale où le travailleur chilien est soumis à la volonté toute puissante du patron ?


L’évolution des réglementations en matière de droit syndical et de droit de grève ne peut faire abstraction du contexte historique du pays dans lequel se trouve la norme étudiée, il est nécessaire de «  sonder l’arrière plan culturel du discours juridique » (Professeur Legrand). Le Chili a été profondément marqué par une peur et une forte suspicion vis-à-vis de la classe ouvrière. Les grandes grèves et les conflits sociaux des camionneurs qui eurent lieu lors de la Présidence de Salvador Allende débouchèrent sur le coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973 et s’en suivit une forte répression à l’égard de l’opposition sociale. La base de la législation du droit du travail s’est développée durant la Dictature, fortement influencée par les Chicago Boys  disciples de Milton Friedman.


Un fait divers a réactivé les débats relatifs aux conditions de travail. Un programme de télévision de la chaine TVN a révélé que des travailleurs de nuit du supermarché Santa Isabel étaient enfermés à double tour dans les locaux afin d’éviter les vols. Face à de telles conditions violant toutes normes de sécurité et mettant en danger la vie de ces salariés, quels sont les moyens dont disposent les travailleurs afin de faire respecter leurs droits ?


En pratique, peu de moyens s’offrent à eux. Malgré la reconnaissance normative de la liberté syndicale et du droit à la négociation collective, la réalité est toute autre, aggravée par un droit de grève extrêmement restrictif. Le Plan Laboral de 1978 (Decreto- Ley N°2756) a mis en lien effectivité des droits au travail et notion d’entreprise. De ce fait, l’exercice des droits du travailleur ne se limite qu’au cadre de l’entreprise. Cette conception est aussi présente dans la Constitution dont l’article 19 paragraphe 16 ne reconnait le droit à la négociation collective que dans la relation entre employeur et salariés.  La négociation collective à l’échelle de branche ou de secteur n’est pas reconnue dans le système chilien, ce qui renforce d’autant plus l’isolement dans lequel se trouvent les travailleurs. Faiblesse d’action des syndicats, recours à la grève quasi illégal, telle est la réalité sociale chilienne.


 


Les obstacles à la syndicalisation


 


La Constitution Politique de la République chilienne reconnait le droit à la libre syndicalisation (article 19 §19), mais dès cette reconnaissance formulée, une limitation vient immédiatement s’ajouter.  Le droit de s’affilier à un syndicat n’est autorisé que dans les cas et formes prévus par la Loi. L’ordre juridique chilien est fortement marqué par l’intervention du législateur notamment quant à la constitution et au fonctionnement du syndicat. De ce fait, peu de place a été accordée à l’autonomie normative des syndicats. Le professeur Sergio Gamonal distingue entre liberté syndicale procédurale, relative aux règles de constitution du syndicat,  et substantielle, concernant les droits fondamentaux des travailleurs et du syndicat en tant qu’entité collective.  Dès lors qu’un trop grand formalisme est requis pour constituer un syndicat, c’est la liberté substantielle qui s’en voit affectée. En revanche en France, c’est dès la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars  1884 sur la liberté syndicale qu’est adopté le principe de libre constitution des syndicats. Aucune autorisation n’est requise, la loi fixe seulement le statut juridique des syndicats.  Quant au fonctionnement et à l’organisation des syndicats, se sont les statuts qui devront les délimiter.  En accordant cette autonomie, c’est l’aspect collectif du droit syndical qui est reconnu. Entre interventionnisme et libéralisme, deux régimes se dessinent.


Malgré l’entérinement du régime de déclaration par le Plan Laboral de 1978 (avant un syndicat ne pouvait être créé qu’après autorisation par  décret du Ministre du Travail), une volonté claire et précise de limiter le développement de l’action syndicale au Chili demeure.  En effet l’article 227 du Code du travail impose un certain quorum pour constituer un syndicat. Dans une entreprise de plus de 50 salariés, un syndicat peut être formé par au minimum 25 salariés représentant 10 % des travailleurs de l’entreprise ; et pour celles de moins de 50 salariés, seuls 8 salariés sont nécessaires. Le droit français fervent défenseur du principe de libre syndicalisation n’impose aucun quorum pour la constitution du syndicat, ni ne soumet sa création à une autorisation préalable. Seules deux conditions de forme et de fond sont requises. Les statuts et les noms des dirigeants syndicaux doivent être déposés; et le syndicat a pour objet exclusif la défense des « droits et intérêts matériels et moraux tant collectifs qu’individuels des personnes mentionnées dans leurs statuts » (principe de spécialité, art. L. 2131-1). L’article L. 2131-2 précise qu’il doit s’agir de personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou connexes. L’article 220 du Code du travail chilien énumère, quant à lui, les différentes finalités du syndicat : représenter les travailleurs dans l’exercice de leurs droits issus du contrat de travail (§2), veiller au respect de la législation du travail ou de la sécurité sociale (§3)… Le principe de spécialité choisi par le droit français laisse une plus grande place à la diversité d’action des syndicats.


La détermination des règles de fonctionnement du syndicat est un point clé. Les principes de libre choix de la structure, de l’élection des dirigeants ou de la rédaction des statuts sont primordiaux pour protéger la liberté syndicale. Cette autonomie des syndicats a été reconnue dans l’ordre international. Les conventions n°87 et 98 de l’OIT imposent, afin que soient protégés les droits collectifs de l’organisation syndicale, que les autorités publiques s’abstiennent de toute immixtion visant à limiter le droit de celle-ci (article 3 de la Convention n°87). L’article 2§1 de la Convention n°98 précise qu’il s’agit de protéger le syndicat de tout acte d’ingérence quant à sa formation, son fonctionnement et son administration. Depuis la reforme introduite  par la Loi n°19.759 du 5 octobre 2001, introduisant  dans l’ordre juridique chilien les Conventions n°87 et 98 de l’OIT,  une plus grande autonomie fonctionnelle a été octroyée aux syndicats. Désormais les statuts disposent d’un plus grand champ de compétence normative quant à la fixation des règles internes de fonctionnement. Le Code du travail de 1987 imposait par exemple les règles de vote pour l’élection des dirigeants syndicaux. Ceux-ci devaient être élus à la plus haute majorité relative. Le nouvel article 231§3 dispose que ce sera aux statuts désormais de prévoir qui disposent du droit de vote et à quelles majorités seront élus les dirigeants syndicaux ; le régime disciplinaire interne ; les droits et obligations des membres… Faisant preuve d’une tradition plus libérale, l’article L.2131-3 du Code du travail français ne fait mention que de l’obligation de procéder au dépôt des statuts. La loi ne fixe pas le contenu des statuts même si en pratique ceux-ci ont pour objet de déterminer : l'objet du syndicat, le siège, l'organisation interne, le secteur géographique concerné, les règles de fonctionnement, les conditions de modification des statuts et les conditions de la dissolution. L’absence de toute référence, quelle qu’elle soit, dans la loi, quant au contenu des statuts, fait preuve une fois de plus de la volonté d’accorder une autonomie aux syndicats considérés comme des acteurs sociaux fondamentaux. Bien que la législation chilienne tende à une plus grande libéralisation, celle-ci demeure marquée par la tradition interventionniste de l’Etat en la matière.


Cependant, malgré cette libéralisation du régime de constitution et de fonctionnement des syndicats, pourquoi seulement 10% des travailleurs chiliens sont-ils représentés ? Pourquoi  une telle faiblesse d’action pour ces syndicats  décrits par José Luis Ugarte comme « sindicatitos » ?


La réponse se trouve notamment dans le contournement de la législation par les employeurs en utilisant le concept subterfuge de la notion d’entreprise.


Tel qu’il est inscrit dans la Constitution, la négociation collective n’est entendue que dans le cadre de la relation directe employeur /salarié. La relation de travail, de laquelle découle les droits et obligations respectifs, se définit au travers de la notion d’entreprise et non  de contrat de travail. L’entreprise est considérée comme « l’habitat naturel du contrat de travail » (Claudio Palavecino, Concepto de empresa y su problematica). A l’inverse, en droit français la relation de travail est définie par l’existence d’un contrat de travail et donc d’un lien de subordination caractérisé par« l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (…) » (arrêt Société Générale du 13 novembre 1996).


En droit chilien, la notion maitresse est celle d’entreprise. Dans un pays où l’essor du néo libéralisme a marqué les quatre dernières décennies, la figure capitaliste de l’employeur demeure le point clé de toutes relations de travail. La notion d’entreprise telle que définie par l’article 3 alinéa 3 du Code du travail chilien (définition valable pour l’ensemble du droit du travail) comporte deux éléments, un élément formel ou légal et un élément matériel. L’entreprise est une entité disposant d’une personnalité juridique (individualidad legal determinada) ayant pour objet la mise en commun de moyens personnels, matériels et immatériels places sous la direction d’un employeur à des fins économiques, sociales et/ou culturelles (élément matériel).


Le point litigieux concerne le concept de individualidad legal determinada. Afin d’éviter la constitution de syndicats, une entreprise va se subdiviser en plusieurs entités juridiques. Chaque micro entreprise va embaucher le nombre minimal de salarié pour ainsi être sous le seuil du quorum requis pour  créer un syndicat. Ce démantèlement s’obtient par la multiplication du RUT (Rol Unico Tributario), numéro d’identification attribué aux entreprises octroyant la personnalité juridique. L’utilisation abusive de l’élément légal de la notion d’entreprise permet de créer différentes entreprises alors qu’en réalité une seule structure de commandement existe. Concernant cet abus de la personnalité morale, la Cour Suprême de Justice semble adopter deux lignes interprétatives. Dans un arrêt  inscrit au rol 2899-08, les juges ont conclu que dans le cadre de l’exercice des droits individuels du travailleur, le principe de réalité prime. Ce qui importe c’est l’existence d’une même structure de commandement. Mais dans le cadre de l’exercice de droit collectif (tel que la liberté syndicale), les juges de la Cour Suprême demeurent réticents à l’application de la doctrine du lever de voile.


Même si le droit du travail a fait l’objet de réformes tendant à étendre la liberté syndicale, de fortes réticences quant à la reconnaissance de l’importance de la négociation collective demeurent. 


Le droit de grève est une manifestation de la liberté syndicale dans son aspect collectif. C’est par la grève que peut s’exprimer la défense des intérêts collectifs du syndicat. Cependant pour fragiliser davantage l’organisation de forces collectives, le droit de grève fait l’objet d’une régulation extrêmement restrictive.  L’illégalité de la grève est érigée en principe plus qu’en une exception.


 


 Reconnaissance implicite et faiblesse du droit de grève


 


La Constitution Politique de la République chilienne ne fait pas mention expressément au droit de grève. Le droit de grève n’est envisagé que dans son aspect négatif, c'est-à-dire dans l’interdiction faite pour les fonctionnaires de recourir à la grève (article 19 paragraphe 16 de la Constitution).  Dès lors est inscrit une forte hostilité à ériger explicitement  le droit de grève en un droit fondamental. La réforme du  Plan Laboral de 1978 a institué cette forte hostilité.  La grève était vue comme un instrument de la lutte des classes issu de la doctrine marxiste. La doctrine du Plan Laboral  devait donc mettre un terme à cette conception et renouer avec une vision plus traditionnelle de la négociation collective la limitant seulement à la relation entre rémunération des travailleurs et productivité au travail. [1]


Le Code du Travail chilien admet la légalité de la grève dans un seul cas, lors de la négociation ou de la renégociation d’une convention collective (contrato colectivo de trabajo). Le droit de grève n’est reconnu que dans sa dimension collective et non individuelle, alors qu’en droit français le droit de grève se caractérise par sa nature mixte : un droit collectif s’intégrant dans le cadre de la défense des intérêts collectifs et un droit individuel reconnu aux travailleurs.  En droit chilien, le statut de travailleur ne donne pas droit en soi à la reconnaissance de cette liberté fondamentale. Le droit de grève est vu comme un moyen d’action des syndicats qui ne peut s’exercer que dans le cadre de la négociation collective. Paradoxe dans une législation où la négociation collective est quasi inexistante.


Le droit français reconnait la licéité de la grève dès lors qu’elle vise à appuyer des revendications professionnelles (Cass. Soc.,18 juin 1996). Cette condition peut être interprétée largement, ce qui permet de faire entrer dans le champ d’application de la grève de nombreuses actions sociales collectives. En revanche la finalité de la grève est déterminée par la Loi chilienne qui ne lui reconnait pas une pluralité d’objectifs. En dehors de la négociation collective le recours à la grève est illégal et constitutif d’un délit au vu de la Loi de Sécurité de l’Etat n° 12.597. L’instauration au sein du Département  de l’Ordre Public, dépendant du Ministère de l’Intérieur, d’un monitoring spécial visant à encadrer la grève, démontre que celle-ci est considérée davantage comme un trouble à l’ordre public plutôt qu’un droit fondamental propre à chaque travailleur (Revelan que división de Peña vigilará huelgas y conflictos sociales in La Tercera le 13 avril 2010). Or, le Comité de la Liberté syndicale de l’OIT a considéré que le fait de déclarer illégale et d’interdire une grève menée en réponse aux conséquences sociales de la politique économique du gouvernement constitue une grave violation à la liberté syndicale (Comité de la Liberté syndicale OIT 1996 §493).


La fragile reconnaissance du droit de grève est aggravée par l’article 381 du Code du travail chilien autorisant le recours au remplacement des travailleurs en grève.  Il faut distinguer entre le recours à la sous-traitance (suministro) et à l’externalisation (subcontratación). La Loi n° 20.123 interdit le recours à la sous-traitance dans le but de remplacer les travailleurs en grève. C'est-à-dire qu’une entreprise ne peut avoir recours à une entreprise sous-traitante pour effectuer les taches des travailleurs en grève. Toutefois, il n’est pas interdit d’avoir recours à l’externalisation. Dans ce cas, l’entreprise peut remplacer les salariés en grève par les travailleurs de l’entreprise externalisée, ceux-ci seront détachés pour effectuer le travail des salariés grévistes de l’entreprise externalisatrice. Forte de son Histoire marquée par les luttes sociales, le droit de grève jouit d’une importante protection en droit français. Son inscription dans le Préambule de la Constitution de 1946 lui permet de bénéficier de garanties constitutionnelles. Ainsi, l’article L.1251-10 du Code du travail pose le principe de l’interdiction du remplacement des travailleurs en grève dont le contrat de travail est suspendu. Par exemple, la Chambre sociale de la Cour de cassation a conclu que le fait d’augmenter spécialement la tranche horaire des travailleurs intérimaires (déjà embauchés dans l’entreprise) afin qu’ils effectuent le travail des salariés en grève, constituait une atteinte au droit de grève garanti constitutionnellement (Soc. 2 mars 2011 n°10-13.634).


 


En conclusion ce sont deux visions opposées de la relation de travail qui s’affrontent. L’une acceptant le conflit collectif comme outil de défense et de promotion des intérêts professionnels, nécessaire dans une société démocratique, et l’autre, réticente à accorder un espace public à la contestation sociale vue davantage comme un trouble à la sécurité plutôt qu’un moyen de promotion du consensus et de dialogue social.


 



  • Bibliographie :

En droit chilien :


-          S. Gamonal,La reforma laboral y libertad sindical, Revista laboral chilena mayo 2002, p 72-81.


-          R. M Mengod Gimeno, Libertad sindical efectos de la promulgación de los Convenios 87 y 98 de O.I.T en la legislación chilena, Universidad de Chile Facultad de Derecho Departamento de Derecho del Trabajo y de la Seguridad social, 2002.


-          I. Rojas Miño, “El peculiar concepto de empresa para efectos jurídicos laborales: implicancias para la negociación colectiva”, Ius et Praxis, Universidad de Talca, Chile, vol.7 n°002, 2001, p.409-422.


-          I. Rojas Miño,“Los desafíos actuales del Derecho del Trabajo en Chile”, Ius et Praxis, Universidad de Talca, Chile, vol.12 n°001, 2006, p.234-250.


-          J. L Ugarte,“Santa Isabel : la soledad de los trabajadores”, José Luis Ugarte in Ciper (Centro de Investigación Periodística) publié le 8 mars 2011 (article de presse commenté).


-          J.L Ugarte, “La actual Corte Suprema y su particular concepto de empresa para efectos de la negociación colectiva”, La Semana Jurídica N. 382- noviembre de 2008.


-          J. L Ugarte, La huelga como derecho fundamental.


 


 


 


En droit français:


-          G. Borenfreund, Cours de Droit du travail de Master 1 (prise de notes).


-          M. Mine et D. Marchand, Le droit du travail en pratique, Références édition Eyrolles, 2009.  


-          C. Robert, « L’abus de la personnalité morale des sociétés en Droit français et Droit anglais », Mémoire, Université de Nantes, 2001.


 


 






[1]el plan laboral partió de premisas muy distintas a las de la antigua legislación al momento de diseñar el proceso de negociación colectiva. La idea básica fue sacar a este proceso de la arena de conflicto y confrontación social en que había sido situado históricamente –con gran satisfacción de los partidarios de la lucha de clases– y devolverlo a su función natural, que es mantenerla más estrecha correspondencia posible entre las remuneraciones de los trabajadores y la productividad del trabajo”. José Piñera, La revolución laboral en Chile, Santiago, Zig Zag, 1990, p. 49.