Le droit à l’avortement aux Etats-Unis à travers l’affaire Planned Parenthood of Greater Texas v. Attorney General Gregory Abbott (27 mars 2014)

En juillet 2013, le Sénat de l’Etat du Texas, majoritairement conservateur, adopte une loi, la « House Bill II », qui prévoit de nouvelles restrictions au droit à l’avortement. La loi interdit l’IVG après vingt semaines de grossesse (sauf en cas d’urgence médicale extrême), limite l’utilisation de la pilule abortive, impose des normes de construction aux cliniques pratiquant l’avortement et, enfin, contraint les médecins pratiquant l’avortement à être habilités à faire admettre leurs patientes en priorité dans un hôpital[1] situé à moins de 30 miles (environs 50 Kilomètres) du lieu où l’IVG est pratiquée.

Aux Etats-Unis, la Cour Suprême a établi les trois principes fondamentaux qui gouvernent l’accès à l’avortement. Premièrement, le droit à l’avortement découle du droit à la vie privée, protégée par le quatorzième amendement, il a donc un statut constitutionnel (Roe v. Wade). Deuxièmement, jusqu’au moment où le fœtus est déclaré viable, l’Etat ne peut pas imposer un undue burden, c’est-à-dire toute mesure ayant pour but ou pour effet de créer un obstacle conséquent à la liberté de choisir de la femme (Planned Parenthood v. Casey). Troisièmement, toute loi tendant à réguler l’avortement doit être soumise au rational basis test : la loi doit être raisonnablement liée au but poursuivi, elle ne doit pas être arbitraire (Gonzales v. Cahart).

En l’espèce, Planned Parenthood a saisi la Cour fédérale de première instance[2], affirmant que les articles de la loi imposant des « privilèges d’admission », ne sont pas conformes à la Constitution, en ce qu’ils constituent un encadrement arbitraire ayant pour seul but et effet de limiter l’accès à l’avortement. Les opposants à cette loi affirment qu’imposer ce critère de privilège d’admission revient tout simplement à limiter le nombre de médecins pouvant pratiquer une IVG, et conduit à la fermeture de cliniques de proximité. Planned Parenthood soutient que cette clause risque de se traduire par la fermeture d’un tiers des établissements pratiquant l’IVG, privant ainsi plus de 22,000 femmes d’accès à l’avortement.

 

La Cour Fédérale de première instance a invalidé ces deux articles, estimant comme Planned Parenthood, que ceux-ci ne survivaient pas au undue burden test  car ils revenaient à imposer un obstacle anticonstitutionnel aux femmes souhaitant mettre fin à leur grossesse avant le stade de viabilité du foetus. La Cour d’Appel a quant à elle contesté l’interprétation du undue burden test  retenue par la Cour inferieure, jugeant qu’une interprétation correcte de ce test permet à l’inverse de confirmer la validité de la loi et, en particulier, de l’exigence des privilèges d’admission qui sont au cœur des deux décisions.

Contrairement à ce qui a pu être lu dans la presse française[3], la Cour Suprême n’a pas encore entendu ce cas. En effet la décision de la Cour d’Appel est très récente (27 mars 2014), et le writ of certiorari (demande de recours devant la Cour Suprême) n’a pas encore été formé. La décision de la Cour Suprême à laquelle il a été fait référence dans les média français (en date du 19 novembre 2013) ne valide pas expressément la conformité de la loi à la Constitution. A cinq contre quatre, les juges de la Cour Suprême ont simplement refusé d’ordonner la suspension de l’application des articles litigieux, le temps que l’appel soit entendu par la Cour d’Appel fédérale. En effet, la décision de la première instance fédérale, invalidant ces articles, en avait automatiquement suspendu l’application. A la suite de cette décision, l’Etat a,parallèlement à son pourvoi, demandé à la Cour d’Appel, en urgence, d’annuler l’injonction suspendant l’application de cette portion de la loi, ce que la Cour d’appel a fait. C’est cette décision, concernant simplement l’application de la loi avant qu’une décision finale soit rendue, qui a fait l’objet d’un recours devant la Cour Suprême.

 

Dans l’attente d’une décision finale de la Cour Suprême sur la constitutionnalité de l’exigence de ces privilèges d’admission, la décision de la Cour d’Appel, qui corrige l’application du undue burden test par la Cour de première instance, offre un exposé complet et détaillé de la manière dont ce standard de contrôle de constitutionnalité en matière d’avortement doit être appliqué : la première étape du undue burden test, le rational basis test, a pour point de départ une présomption simple de validité de la loi (I). La seconde étape du undue burden test consiste à analyser si la loi, par son but ou son effet, ne revient pas à limiter de façon excessive le droit à l’avortement (II).

 

  1. Le rational basis test présume la validité de l’exigence de privilèges d’admission

 

Le rational basis test est un standard de contrôle de constitutionnalité d’une loi qui consiste à observer si la loi en question présente une intervention raisonnable, logique et non arbitraire pour atteindre un certain but (A). En l’espèce, la question qui se pose aux juges est dès lors la suivante : l’interdiction de pratiquer une IVG pour les médecins ne possédant pas de privilège d’admission dans un hôpital situé à moins de 30 miles constitue-t-elle une mesure raisonnablement liée à l’intérêt de l’Etat de protéger la santé des patientes ? (B).

 

  1. Importance de la présomption de validité de la loi

 

Lors de ce contrôle de constitutionnalité, la Cour de première instance fédérale a fait peser la charge de la preuve sur l’Etat, exigeant que ce dernier prouve le lien logique entre le critère des privilèges d’admission, et la protection de la santé des patientes ayant recours à une IVG. Estimant que les éléments de preuve avancés par l’Etat ne permettaient pas de déduire un lien de causalité entre la mesure en question et le but recherché, la Cour a conclut que la mesure ne satisfaisait pas le rational basis test, première étape du undue burden test. A l’inverse, la Cour d’Appel estime que la Cour inférieure a adopté une interprétation qui dévie de l’approche classique du rational basis test dans lequel la première étape constitue justement une présomption simple de validité de la loi. Il en découle que la charge de la preuve n’incombe pas à l’Etat, mais à la partie qui conteste la validité de la loi.

En première instance, l’Etat du Texas avance que cette exigence de privilège d’admission pour les médecins pratiquant une IVG n’est motivée que par un seul objectif, la protection des patientes. En effet, ces fameux privilèges d’admission, communs aux Etats-Unis permettent à un médecin de faire admettre ses patients en priorité à l’hôpital. En cas de complication liée à l’IVG, une patiente pourrait être admise en priorité à l’hôpital auprès duquel son médecin possède des privilèges d’admission. L’Etat affirme aussi qu’ils permettraient d’améliorer la communication entre les différents médecins et services au sein d’un même hôpital, et donc de mieux traiter une patiente. La Cour de première instance rejette ces arguments qu’elle estime, comme Planned Parenthood, infondés. En effet, Planned Parenthood met entre autre en avant le fait que tous les hôpitaux ont une obligation d’accepter un patient en urgence, et qu’aucune étude ne montre que les patients de médecins possédant des privilèges d’admission recevraient un traitement diffèrent des autres.

En fait, il importe peu que l’Etat ait avancé suffisamment d’arguments montrant le lien logique entre les privilèges d’admission et l’objectif de protection de la santé des patientes puisque comme l’explique la Cour d’Appel, la mesure est présumée valide, et c’est à Planned Parenthood qu’il incombe de prouver que ce lien logique est justement absent.

 

 

  1. Une présomption simple, mais très difficile à contester

 

La cour d’Appel met en avant le fait que cette présomption est simple, et qu’il appartient des lors à Planned Parenthood de la contester. Cependant, comme le montre la jurisprudence de la Cour Suprême, et notamment l’arrêt Casey, cette présomption est extrêmement difficile à contester. En effet, le rational basis test  est satisfait des lors qu’un lien logique existe entre la mesure et le but poursuivi, même si ce lien ne repose que sur des suppositions, ou n’est supporté par aucune preuve: « As the Supreme Court has often stressed, the rational basis test only seeks to determine whether any conceivable rationale exists for the enactment ».[4] La Cour d’Appel rappelle que ce standard de contrôle est extrêmement faible, et qu’à l’inverse d’un standard plus stricte, comme celui dont le Planned Parenthood prône l’application[5], le rational basis test, ne comprend aucun élément exigeant de vérifier si une mesure moins intrusive ou stricte aurait permis d’atteindre le même objectif : « There is no least restrictive means component to the rational basis review ».[6] Ainsi, peu importe que rare (voire inexistant) soient les éléments montrant l’impact positif des privilèges d’admission sur la santé des patientes, à partir du moment où une personne raisonnable pourrait voir un lien logique entre les deux, la mesure passe le test. La Cour d’Appel va même jusqu'à affirmer qu’une loi qui reposerait uniquement sur des spéculations, et ne serait supportée par aucun élément de preuve, passerait tout de même ce test[7]. Il devient dès lors presque impossible pour Planned Parenthood de renverser la présomption de validité de loi dans la mesure où la démonstration de l’absence de preuve supportant l’efficacité de la loi ne suffit pas à atteindre présomption de validité attachée à cette dernière. Autrement dit, le fait qu’il n’y ait pas de preuve supportant clairement le lien entre les privilèges d’admission et la protection de la santé des patientes ne suffit pas à renverser la présomption à partir du moment où un lien logique peut être établi entre les deux.

 

La Cour d’Appel conclut donc que le rational basis test est satisfait, les juges voient un lien logique, raisonnable entre la mesure imposant au médecin d’être affiliés à un hôpital et l’intérêt légitime de l’Etat de protéger la santé des citoyens et d’encadrer la profession médicale.

 

  1. « The purpose and effect Test » : l’effet de la loi comme seul moyen de prouver son inconstitutionnalité

 

La seconde partie du undue burden test consiste à analyser si le but, puis l’effet de la loi, reviennent à entraver de façon excessive la liberté de la femme de choisir l’avortement. Dans un premier temps donc, les juges observent si le but de la loi en elle même est de placer un obstacle réel et conséquent : « a substantial obstacle ». Si la mesure en question n’a pas pour but d’entraver l’accès à l’avortement (A), un dernier élément, l’effet de la loi reste à prendre en compte pour déterminer la constitutionnalité de la loi (B).

 

  1. But de la loi : maintiende la présomption de validité

 

Une loi dont le but est de limiter le droit à l’avortement est contraire à la Constitution. Dans Casey, la Cour Suprême a clairement exprimé la distinction entre des mesures visant à réguler l’avortement (celles qui n’entravent pas de façon excessive l’accès à l’avortement) et des mesures dont le but est justement de limiter ce droit.

En l’espèce, alors même que Planned Parenthood n’a pas cherché à prouver que le but de la loi était de limiter de façon excessive l’accès à l’avortement, la Cour de première instance a tout de même tiré la conclusion que le but de la mesure prévoyant des privilèges d’admission était inconstitutionnel. En effet, les juges ont estimé que puisque l’Etat n’avait pas démontré de but valide fondant la mesure, celui-ci n’était automatiquement non valide.

Là encore, la Cour de première instance n’a pas respecté l’approche classique en faisant reposer la charge de la preuve sur l’Etat. La Cour d’Appel, citant une jurisprudence constante en la matière, rappelle qu’il appartient au demandeur, Planned Parenthood en l’occurrence, de prouver que la loi a pour but de limiter le droit à l’avortement[8]. Sanctionnant l’erreur de jugement de la Cour infeérieure, la Cour d’Appel note : «It is not the Court’s duty to second guess legislative factfinding ».[9]

 

  1. Effet de la Loi : ultime moyen de prouver l’inconstitutionnalité ?

 

La dernière étape du contrôle de constitutionnalité d’une loi portant sur l’avortement consiste à analyser si la loi a pour effet d’entraver de façon excessive l’accès à l’avortement. Ainsi, même si la mesure en question passe tous les test précédents, si le demandeur, en l’occurrence Planned Parenthood parvient à montrer les effets excessifs de la loi sur le droit à l’avortement, la loi sera jugée non conforme à la Constitution.

Pour cela, la décision de la Cour de première instance avance plusieurs chiffres, tendant prouver que la loi va engendrer la fermeture de cliniques déjà isolées, obligeant les femmes de la région à parcourir plus de 100 miles (environs 160 Km.) afin d’avoir accès à une clinique pratiquant l’IVG. De même, les privilèges d’admission n’étant pas automatiquement accordés aux médecins, car soumis à des critères stricts, le nombre de médecins pratiquant l’IVG va aussi indéniablement diminuer, ce qui aura un impact fort sur le droit à l’avortement en général.

La Cour d’Appel rejette cependant toute cette série d’arguments, affirmant, en citant à nouveau Casey, que l’effet considéré par la Cour inférieure ne constitue pas une atteinte excessive. En effet, dans Casey, la Cour Suprême avait estimé qu’une augmentation de 150 miles ne suffisait pas à constituer « un obstacle réel et conséquent », critère nécessaire pour satisfaire le undue burden test. Estimant, d’une part, que la conclusion tirée par la Cour inférieure que de nombreuses cliniques allaient fermer était trop vague, et d’autre part, que le standard retenu dans Casey avait permis de valider une loi ayant pour effet d’imposer plus de 150 miles de route, la Cour d’Appel confirme la validité du critère de l’effet de la loi  et confirme ainsi la constitutionnalité de l’exigence des privilèges d’admission.

 

Bien que cette décision n’en soit pas l’exemple parfait puisque l’effet de la loi n’a pas été jugé excessif, il apparaît que l’effet de la loi est le critère par lequel des demandeurs contestant la constitutionnalité d’une loi ont le plus de chance de réussir. Il sera intéressant de suivre cette affaire lorsqu’elle arrivera devant la Cour Suprême.

 

 

Décision en première instance :Planned Parenthood of Greater Texas Surgical Health Servs. v. Abbott, 13-51008, 2014 WL 1257965 (5th Cir. Mar. 27, 2014)

 

Décision en Appel : Planned Parenthood of Greater Texas Surgical Health Servs. v. Abbott, 951 F. Supp. 2d 891 (W.D. Tex. 2013)

 

 




[1] « Admitting privileges » : les privilèges d’admission font référence au système par lequel un hôpital accorde à un médecin le droit de faire admettre ses patients en priorité.

[2] United States District Court, W.D. Texas : Planned Parenthood of Greater Texas Surgical Health Servs. v. Abbott, 13-51008, 2014 WL 1257965 (5th Cir. Mar. 27, 2014)

[3] « La Cour suprême américaine valide la loi sur l'avortement au Texas », Le Monde, le 20/11/2013

http://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2013/11/20/la-cour-supreme-v...

[4] § III. C. p.7.

[5] En effet, Planned Parenthood affirme que puisque la mesure a pour but la protection de la santé de la patiente, et non la vie du fœtus, un standard plus strict devrait être appliqué. Cette position n’est pourtant supportée par aucune jurisprudence, comme le montre la Cour d’Appel.

[6] Id. Note 5

[7] Id.

[8] §II. D. p.10

[9] §I.C. p.7