Les documents électroniques au sein des systèmes probatoires allemand et français - par Coraline RIET
Réflexions à partir de l'article de Thomas Lapp, « Zivilprozessualer Beweiswert und Beweiskraft digitaler Dokumente », Juris, 12 décembre 2007.
La notion de document électronique recouvrant les fax, les e-mails, les documents Word, les formulaires internet mais aussi les messages envoyés par SMS ou MMS, il semble nécessaire de s’interroger sur la valeur probante de ceux-ci. Peut-on les utiliser comme preuve ? Quelles caractéristiques doivent-ils présenter pour cela ? La question et les exigences requises se posent en termes de garantie d’intégrité et d’authenticité du document.
La généralisation de l’utilisation d’Internet dans la vie courante emporte des conséquences juridiques importantes. A l’heure du commerce électronique et du multimédia, certains échanges, qui autrefois se faisaient exclusivement sur papier, s’opèrent à présent à distance, via l’Internet. Ce nouveau moyen d’échange, présentant des avantages incontestables de gain de temps et d’argent, est devenu un facteur incontournable de la vie économique. Devant un tel phénomène, il était nécessaire que les législateurs interviennent et qu’il soit reconnu aux documents électroniques une certaine valeur juridique. Pour cela, il a fallu adapter les législations et notamment le droit de la preuve.
En ce qui concerne la France et l’Allemagne, deux grands systèmes de preuve sont généralement distingués : le système de preuve légale et le système de preuve libre. Lorsque le système de preuve est libre, tout moyen de preuve est recevable, sauf contrariété à l'ordre public. Les systèmes de preuve légale, eux, imposent aux parties certains moyens de preuve déterminés et fixent la force probante que le juge doit leur reconnaître. En France, le système de preuve légale reconnaît cinq modes de preuve énumérés en l’article 1315-1 du Code civil : la preuve littérale, la preuve testimoniale, les présomptions, l'aveu de la partie et le serment. En Allemagne le système de preuve légale reconnaît : la preuve par examen (Augenscheinbeweis), art. 371 ss du ZPO (code de procédure civile) ; la preuve littérale (Urkundebeweis), art. 415 ss ZPO ; la preuve par témoin (Zeugenbeweis), art. 373 ss ZPO ; la preuve par expertise (Beweis durch Sachverständige), art.402 ss ZPO et l’interrogatoire des parties (Parteivernehmung), art. 445 ss ZPO. La preuve par examen s’effectue par la prise de connaissance des circonstances de l’affaire par le juge. Ce dernier va par exemple pouvoir examiner une arme ayant servi à un crime ou encore se rendre sur les lieux du crime.
Si les documents sur support papier sont depuis longtemps qualifiés de « preuve littérale » dans les deux pays, il restait aux législateurs à établir la qualification et la valeur des documents électroniques.
L’Union Européenne, également soucieuse de garantir l’expansion des activités – principalement commerciales - sur internet, a pris l’initiative de quelques directives imposant aux pays membres d’adapter leur système juridique aux nouvelles technologies
Le premier de ces textes a été la directive 1999/93/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 1999, sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques. Le deuxième a été la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur («directive sur le commerce électronique»).
L’objet de cette étude est de rechercher si, dans l’ordre juridique, les documents électroniques ont bien remplacé les documents sur support papier et s’ils ont acquis la même valeur juridique que ces derniers. Que ce soit dans le cadre d’échanges personnels (e-mails…), professionnels ou commerciaux (conclusion de contrats sur Internet…), il est important de savoir si l’on pourra se prévaloir de tels documents en cas de litige. Cependant, parce qu’ils sont toujours l’objet de méfiance de la part du législateurs et des individus, leur introduction au sein des systèmes probatoires a été problématique.
Il s’agit donc d’étudier ici si en France et en Allemagne un document électronique peut être produit devant un tribunal en vue d’établir la vérité. En conséquence, cet article s’organisera autour de l’étude de la qualification des documents électroniques, afin de savoir si ceux-ci sont bien des moyens de preuve recevables (I) et autour de l’étude de l’efficacité de leur production devant un tribunal, à savoir leur valeur probante (II).
I - Le débat sur la qualification des documents électroniques
Pour répondre aux attentes de la Communauté européenne, la France et l’Allemagne ont dû commencer par « faire une place » aux documents électroniques au sein de leurs systèmes probatoires.
En France, la loi du 13 mars 2000 (2000-230) portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative a la signature électronique est venue modifier la rédaction des dispositions du Code Civil relatives à la preuve et a introduit en l’article 1316 du Code civil une nouvelle définition de la preuve littérale (ou par écrit). Ce dernier énonce : « La preuve littérale, ou preuve par écrit, résulte d'une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d'une signification intelligible, quels que soient leur support et leurs modalités de transmission. »
A l'occasion de cette loi, le législateur français a été confronté a la question suivante : quelles sont les conditions de forme que l’écrit doit remplir pour accéder à la qualification de preuve littérale ? Avant le développement de l'informatique, cette question n’avait pas lieu de se poser. Si le Code civil n’a en effet jamais défini la preuve littérale, il était communément admis que sous le terme d’« écrit » on entendait « support papier ». Mais les évolutions techniques ont permis de donner naissance à une nouvelle forme d’ « écrit » : l’ « écrit électronique ». Or, d’après la formulation de l’article 1316, peu importe que l’accessibilité à l’information soit directement ou non lisible, seul compte le caractère signifiant de la séquence de lettres, de caractères et/ou de chiffres. (E.Joly-Passant, L’écrit confronté aux nouvelles technologies, p. 375).
La preuve par écrit pourrait donc être établie sur tous types de support, seule importerait l’intelligibilité. En ce sens, le législateur reconnaît expressément l’écrit sous la forme électronique. Mais la formulation de l’article 1316 laisse à penser que le législateur assimile « l’instrumentum » à la preuve littérale. Cette définition permettrait à de nombreux supports -comme les CR-RW, les cartes de mémoires, clés USB - d’accéder à la qualification de preuve littérale. Or tous ces supports n’offrent pas nécessairement les mêmes garanties de sécurité. C’est pourquoi il convenait que le législateur complète l’article 1316 en y apportant des règles propres aux supports électroniques.
Pour cette raison, l’article 1316-1 dispose : « l'écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l'écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu'il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité. » Les nouveaux supports électroniques étant souvent facilement manipulables, transformables, ou encore modifiables, il était évident qu’ils ne pouvaient pas tous être considérés comme preuve littérale. Ils doivent donc, pour pouvoir être utilisés au sein d’un procès, répondre à la double condition de l’article 1316-1, à savoir identifier dûment la personne dont il émane et garantir l’intégrité de l’acte. Concernant l’intégrité, la présence d’une signature permettrait a priori de remplir cette condition. Mais puisque nous sommes ici dans le cadre de documents électroniques, nous nous apercevons que cette condition d’identification est difficile à respecter. En effet, peu de gens possèdent actuellement les moyens techniques suffisants pour apposer une signature sur leurs échanges électroniques et la plupart de ces derniers resteront non signés. Il faut noter que le législateur n’a pas pris soin de donner une définition plus précise des termes « dûment » et « intégrité ». De plus, il semble faire une distinction entre l’identification au sens de l’article 1316-1 et celle de l’article 1316-4, relative à la signature. On peut donc supposer que l’article 1316-1 donnera lieu à une abondante jurisprudence et que ce sera aux juges de se prononcer sur ce point. (E. Joly-Passant, N.860). En résumé, c’est sous ces principales conditions d’authenticité et d’intégrité qu’en France le document électronique pourra être considéré comme une preuve littérale au sein d’un procès.
En réponse aux initiatives européennes, l’Allemagne a adopté le 13 juillet 2001 la « Loi pour l’adaptation des règles de forme du droit privé et des autres normes au droit du commerce moderne ». Cette nouvelle loi contenait deux points essentiels. Avec le paragraphe 371 al.1 phrase 2, le législateur allemand a classé les documents électroniques dans le droit des preuves par Augenschein (examen, inspection). Il a ainsi clairement exprimé sa volonté de différencier les documents électroniques des Urkunde, actes sur support papier traditionnels requis par le système de preuve légale. La notion de document électronique a été en même temps redéfinie au paragraphe 130a du ZPO et englobe les fichiers de données contenant des écritures. Cette norme ne contient cependant aucune indication sur la force probante qui doit être accordée à un document électronique. D’autre part, le paragraphe 292a accordait une valeur de présomption de preuve aux documents électroniques munis d’une signature électronique qualifiée. Le but ici était de faciliter aux parties l’administration de la preuve, en supposant que la signature apposée était bien celle de l’auteur du document. Ainsi, le législateur allemand a voulu combler les carences concernant la force probante des documents électroniques et a donc commencé par leur accorder un effet de présomption de preuve.
Cette loi a cependant été fortement critiquée dès son entrée en vigueur. Elle était jugée inappropriée et inutile. La doctrine n’a pas compris pourquoi le législateur refusait toujours d’assimiler le document électronique au document papier. Car déjà avant l’entrée en vigueur de cette norme, il était d’avis que si les exigences de sécurité de la loi sur la signature étaient respectées, la valeur probatoire d’un document muni d’une signature électronique qualifiée équivalait à celle d'un document papier. Les motivations légales ne fournissent pas vraiment d’arguments quant à ce refus. Elles reflètent seulement les idées de l’opinion publique selon lesquelles les actes électroniques seraient dépourvus de personnification puisqu’ils ne sont pas directement lisibles mais qu'il faut au contraire passer par un moyen technique pour les lire (M. Bergfelder, « Der Beweis im elektronischen Rechtsverkehr », ed. Kovac, 2006, p.66).
Le législateur allemand a pris en compte ces critiques et a essayé d’y remédier en adoptant quatre ans plus tard la « loi sur l’utilisation des formes de communication électronique dans la justice ». Cette loi entra en vigueur le 1er avril 2005. L’article 1 n° 20 de cette même loi abroge l’article 292a ZPO susmentionné. La principale nouveauté apportée par cette loi est l’introduction d’une règle générale pour la force probante des documents électroniques au paragraphe 371a du ZPO. Elle requiert la présence d’une signature qualifiée. En insérant cette nouvelle norme à la suite du paragraphe 371 du ZPO, et donc dans le cadre des preuves par Augenschein, le législateur allemand maintient sa position quant à la qualification des documents électroniques et refuse toujours de le qualifier de preuve littérale. Mais le paragraphe 371a du ZPO vise l’assimilation de la force probante des documents électroniques à celle des documents sur support papier.
II- La force probante des documents électroniques
Le débat de la force probante des documents électroniques ne peut pas être abordé sans relever l’importance de la signature.
Revenons tout d’abord sur la démarche du législateur allemand. Comme nous l’avons vu plus haut, celui-ci refuse toujours, même après la réforme de 2005, de qualifier les documents électroniques de preuve littérale. Mais, et c’est là toute l’originalité de son raisonnement, il conçoit tout de même dans son article 371 al.1 phr1 ZPO une assimilation de la force probante des documents électroniques présentant une signature qualifiée à celle des documents sur support papier. Le législateur a ainsi crée une situation a priori tout à fait originale : le document électronique pourvu d’une signature qualifiée est d’une part une preuve par examen, donc soumis au pouvoir d’appréciation du juge, mais d’autre part il acquiert la force probante des preuves littérales. Il semble cependant clair que la volonté du législateur était de reconnaître une valeur juridique aux documents électroniques et que la qualification n’a ici que peu d’importance. La force probante des documents électroniques munis d’une signature qualifiée ne sera donc pas problématique.
La méthode d’authentification que représente la signature est encore peu usuelle dans le domaine informatique car considérée comme trop compliquée et incommode par les personnes et les entreprises. Ce sont donc surtout les documents sous seing privé ne présentant pas de signature qualifiée qui poseront problèmes et qu’il conviendra ici d’examiner.
Puisqu’en Allemagne les documents électroniques ne sont « que » des objets de l’examen qu’effectuera le juge au sens de l’article 371 al. 1 phr.2 du ZPO, ils seront donc soumis au principe de la libre appréciation du juge. La nouvelle norme 371a du ZPO que nous venons d’évoquer s’adresse explicitement et exclusivement aux documents électroniques munis d’une « signature qualifiée ». Ainsi, les normes édictées sous ce paragraphe et leurs conséquences sur la force probante ne pourront pas s’appliquer dans le cadre des documents privés non signés. S. Klein a analysé les approches du législateur et a essayé de voir si une application analogue du paragraphe 371a aux documents dépourvus de signature électronique qualifiée était possible («Die Beweiskraft elektronischer Verträge ; Zur Entwicklung der zivilprozessrechtlichen Vorschriften über die Beweiskraft elektronischer Dokumente», JurPC Web-Dok. 198/2007, Abs. 1 – 71, No 104). En effet, dans ce paragraphe, et plus particulièrement dans son alinéa 2, le législateur accorde aux actes authentiques sous forme électronique une force probante équivalente aux actes authentiques sur support papier, et ce sans mentionner une obligation de signature qualifiée. Lorsque les documents authentiques électroniques sont pourvus d’une signature qualifiée, la présomption d’authenticité de l’article 437 al.1 ZPO l’emporte (article 371a al.2 phr.2). Mais lorsque ce n’est pas le cas, l’article en question prévoit que les documents authentiques électroniques seront valables, indépendamment de la présence d’une signature qualifiée et à la « seule » condition que l’authenticité soit établie ou prouvée. Une telle norme concernant les documents sous seing privé n’a pas été créée. D’après S. Klein, plus qu’un oubli, il faut voir là une volonté ferme du législateur de ne pas rendre les règles de la force probante des documents papier applicables aux documents électroniques. Il n’y a donc aucune norme concernant les documents électroniques dépourvus de signature, si bien que leur force probante sera laissée à la seule appréciation souveraine des juges du fond.
En France, si l’on part de l’hypothèse que l’acte sous seing privé dressé sur support électronique a été admis à titre de preuve par écrit et qu’il répond aux différentes conditions de l’article 1316-1, alors il conviendra de lui appliquer l’article 1322 du Code civil. C’est dans les conditions fixées par cet article que s’évalue la valeur probatoire de l’acte sous seing privé. Cependant, cet article n’a pas été modifié avec la réforme de la loi du 13 mars 2000. C’est pourquoi on pouvait se demander s’il avait vocation à s’appliquer également pour les documents sur support électronique. Mais comme le constate Mme Joly-Passant, la nature du support de l’acte sous seing privé a déjà été prise en compte pour son admissibilité en tant que preuve littérale. Dès lors, la valeur probatoire de l’acte n’est nullement modifiée par la nature électronique ou non du support employé. Par ailleurs, le législateur français a expressément accordé à l’écrit électronique « la même force probante que l’écrit sur support papier ». Ce principe énoncé dans l’article 1316-3 du Code civil semble mettre fin à tout débat concernant la valeur à accorder à un document électronique. Cependant certaines des conditions requises pour la valeur probante d’un acte sur support papier resteront pratiquement impossibles à réaliser pour un document électronique. C’est le cas par exemple de l’article 1328 du Code civil qui exige la mention d’une date. Il est clair qu’à l’heure actuelle une simple date apposée sur un document, tel qu’un mail où autre, ne peut être considérée comme suffisamment fiable. Pour que cela devienne possible, il faudrait une intervention du législateur. Celui-ci pourrait en effet créer un cadre légal comme il l’a fait pour la signature et instaurer un système de date électronique qualifiée.
En attendant, la France semble avoir pris une longueur d’avance en ayant directement choisi de qualifier l’écrit électronique de preuve littérale. Mais il reste encore beaucoup de choses à clarifier et à améliorer. Sa législation peut en effet paraître prématurée dans le sens où elle déclare d’office que les documents électroniques ont la même force probante que les documents traditionnels, alors que les certains points –comme la date - ne sont pas encore des éléments sécurisés. Le législateur allemand a lui-même opéré en plusieurs étapes et est parvenu - comme nous l’avons vu - à une situation des plus ambigües. Ces imperfections dans les législations tendent à montrer à quel point ce sujet est encore problématique. Concernant les directives européennes, l’Allemagne semble moins respectueuse des volontés du législateur européen puisqu’elle refuse catégoriquement qu’un document électronique sans signature qualifiée acquiert la force probante d’un document sur support papier alors que l’article 5 de la directive du 13 décembre 1999 tendait à baisser les exigences en matière de signature. Dans ce domaine en perpétuelle évolution, il est donc difficile aux législateurs d’établir un juste milieu et un cadre légal stable. L’important est de laisser la législation suffisamment flexible afin de pouvoir prendre en compte les futures évolutions techniques mais de veiller à ce que l’intégrité et l’authenticité du document apporté en tant que preuve soient toujours garanties. Le 23 mai 2007, la Cour de Cassation française a accordé une valeur probante aux SMS dans le cadre d’un harcèlement sexuel. Si ce n’est là qu’un premier pas, et que l’Allemagne ne semble pas encore tout a fait prête a le franchir, il y a fort à penser que dans les prochaines années les tribunaux feront progresser le droit de la preuve et que l’on se dirige vers un accroissement de la valeur juridique des documents électroniques.
Bibliographie :
1. E. Joly-Passant, « L’écrit confronté aux nouvelles technologies », LGDJ, 2006 2. I. de Lamberterie, « Les actes authentiques électroniques : réflexion juridique prospective », Documentation Française, 2002 3. J. Chouraqui, «Théorie juridique de la preuve électronique », Thèse, 2002 4. A. Becker, «Elektronische Dokumente als Beweismittel im Zivilprozess», ed. Lang, 2004 5. M. Bergfelder, « Der Beweis im elektronischen rechtsverkehr », ed. Kovac, 2006 8. http://www.droit-technologie.org/ 9. Analyse de [Susanne Klein, „Die Beweiskraft elektronischer Verträge Zur Entwicklung der zivilprozessrechtlichen Vorschriften über die Beweiskraft elektronischer Dokumente“, JurPC Web-Dok. 198/2007, Abs. 1 – 71, 11 mars 2008|http://www.jurpc.de/aufsatz/20070198.htm#_to_C_III_1_b_bb#_to_C_III_1_b_bb|fr]