Les droits et libertés fondamentales dans l'ordre juridique espagnol: notions, mécanismes juridictionnels et portée jurisprudentielle.

1.      Droits fondamentaux, droits de l’homme, libertés publiques

           La Constitution espagnole se réfère également à la notion de libertés publiques (Chapitre II, Section première « Des droits fondamentaux et des Libertés publiques » du Titre Premier) et dresse une liste des libertés publiques consacrées dans les articles 14 à 29. A la lecture de la Constitution, on remarque que les constituants ont privilégié le concept de droits fondamentaux à celui de libertés fondamentales. De même, le concept de liberté des citoyens n’apparait qu’à deux reprises, le constituant ayant préféré les termes de droits et devoirs des citoyens.

            Le concept de « droits fondamentaux » ne fait pas l’objet d’une définition unanime. Il  s’agit d’une notion abstraite qui englobe un ensemble de droits subjectifs de l’individu qu’un Etat de droit a le devoir de protéger et de faire respecter.

 Ainsi, parmi les « droits fondamentaux », nombre d’auteurs comptent également les droits de l’Homme, les libertés publiques et des droits plus récents tels que ceux relatifs à l’environnement par exemple. Du fait de l’absence de définition unanime, il est admis que les Etats puissent assurer la protection de ces droits de différentes manières. La Constitution espagnole, pour sa part,  dresse une liste des différents droits, devoirs et libertés fondamentales, sans donner de définition de chaque concept, de sorte que la lecture de la Constitution ne suffit pas, il faut alors se tourner vers la doctrine et la jurisprudence pour saisir le sens et la portée des concepts utilisés.

            Comme nous l’avons déjà vu, il n’existe pas de définition consensuelle du concept de « droits fondamentaux » qui est souvent utilisé comme synonyme de droits de l’homme. A l’instar de la Constitution, la doctrine peine à distinguer les droits fondamentaux et ne se réfère pas, ou peu, aux droits de l’homme. Cependant, comme le souligne le juriste philosophe espagnol Antonio Enrique Pérez Luño, il semble que la doctrine utilise le terme « droits fondamentaux » pour désigner « les droits protégés au niveau interne », alors que le terme « droits de l’homme » serait le plus adapté pour dénommer les droits naturels propres à l’être humain, telles que les exigences essentielles relatives à la dignité, la liberté et l’égalité des personnes qui n’ont pas atteint le statut de droits juridiques positifs[3]. Juan José Solozabal Echavarria[4] estime, par exemple, que ne peuvent être considérés comme des droits fondamentaux ceux qui ne sont pas reconnus en tant que tels par la Constitution, par les principes constitutionnels, ou qui ne sont pas des droits de l’homme incorporés dans l’ordre juridique espagnol en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme et des traités ratifiés par l’Espagne[5]. Ainsi, les droits fondamentaux ne seraient pas absolus et leur protection varierait selon chaque ordre national alors que les droits de l’homme, en tant qu’ils seraient innés, seraient absolus et universels. Ou encore Nada Youssef, se réfère quant à lui au concept de « droits constitutionnels » et classe ces droits selon leur degré de protection : protection renforcée pour la première catégorie de droits fondamentaux issus des articles 14 à 29 de la Constitution, protection ordinaire pour la deuxième catégorie de droits fondamentaux, et protection par le biais de contrôle de constitutionnalité pour la troisième catégorie de droits. Mais, il n’y a pas de consensus au sein de la doctrine. Certains auteurs considèrent cette dernière classification erronée car, selon eux, les droits qu’elle englobe ne seraient pas tous des droits fondamentaux. Le recours d’amparo, qui vise à protéger les droits fondamentaux, ne pourrait alors s’appliquer à l’ensemble de cette classification.

          La notion de « droits fondamentaux » présente également une difficulté dans le contentieux constitutionnel espagnol. En effet, la Constitution liste certes des droits fondamentaux mais la détermination du contenu précis de ces droits revient aux juges constitutionnels. Pour cela, dans une décision du 8 avril 1981[6], les juges ont retenu deux voies : d’une part il s’agit de tenter de saisir la nature juridique de chaque droit et, d’autre part de trouver les intérêts juridiques protégés des droits subjectifs. Dans cette décision, le Tribunal constitutionnel espagnol rappelle qu’il faut interpréter la Constitution conformément « au moment historique concerné dans chaque cas et aux conditions inhérentes aux sociétés démocratiques ». Les juges constitutionnels partagent ainsi la vision de la doctrine qui est d’essayer de faire une distinction au sein des droits fondamentaux que la Constitution proclame dans le but de leur appliquer différents degrés de protection.  

En outre, l’article 10 de la constitution autorise les juges à considérer comme droits fondamentaux d’autres droits non expressément écrits dans la Constitution. Dans une décision 227/1999, le Tribunal constitutionnel établit ainsi que les juges sont les premiers gardiens des droits et libertés des citoyens. Dans la décision 107/1984, le Tribunal constitutionnel explique que les notions de « droits fondamentaux » et « libertés publiques » englobe les mêmes droits et qu’il ne serait pas pertinent de leur appliquer des régimes différents. Toutefois, les juges constitutionnels ne semblent pas tous être d’accord. En effet, dans une décision 115/1987 du 7 juillet 1987, trois magistrats ont émis une opinion dissidente consistant à proposer une différenciation entre le régime des droits fondamentaux pour lesquels le législateur a une marge d’appréciation limitée et celui des libertés publiques. Cette décision fixe les bases du droit constitutionnel des étrangers en admettant que le législateur peut établir des conditions supplémentaires à l’exercice des droits fondamentaux des étrangers du moment que ces conditions respectent les impératifs constitutionnels, afin que les étrangers bénéficient des mêmes garanties constitutionnelles que les citoyens espagnols.

 

2.      Les protections juridictionnelles

      En premier lieu, l’article 24 de la Constitution prévoit les garanties procédurales génériques qui ont pour finalité la protection effective des droits subjectifs et qui s’effectuent par le biais des procédures ordinaires devant les juges et les tribunaux espagnols. Ces garanties sont la protection judiciaire des droits, le droit au juge et les garanties d’une procédure impartiale et équitable. L’article 53.2 de la Constitution, prévoit une protection juridictionnelle des droits et libertés inscrits dans la Section première du Chapitre II du Titre Premier de la Constitution. L’action en justice pour violation des articles 31 à 38 de la constitution ne peut être introduite que par une procédure ordinaire alors que, pour la violation des articles 14 à 30 de la constitution, il est possible d’introduire une action par le biais de la procédure ordinaire, ou d’une procédure spéciale, voire des deux à la fois.

Le droit procédural espagnol distingue ainsi deux procédures pour répondre aux violations des articles 14 à 30, l’amparo ordinaire ou judiciaire et l’amparo constitutionnel. Les recours d’amparo ordinaire (ou judiciaire) et constitutionnel, reposent sur des conditions similaires. En effet, l’article 53.2 de la Constitution dispose que « toute personne, physique ou morale[7] » peut avoir un intérêt légitime[8] à saisir le juge lorsqu’elle estime que les droits fondamentaux reconnus et protégés par la Constitution ont été violés par les pouvoirs publics ou les autorités. De plus, le champ matériel de ces deux procédures est le même : les articles 14 à 29 de la Constitution. Enfin, le recours d’amparo constitutionnel repose sur la condition indispensable que la violation de droit émane d’une autorité publique, alors que le recours d’amparo judiciaire est admis, y compris dans le cas de violations de droit émanant de personnes privées. L’amparo ordinaire est une procédure spéciale de protection des droits fondamentaux devant la juridiction ordinaire.

         Par ailleurs, la loi 62/1978 du 26 décembre 1978 relative à la protection juridictionnelle des droits fondamentaux de la personne (LPJDFP) créée une différenciation entre les normes de protection des libertés et droits fondamentaux et les autres normes de l’ordre juridique ce qui multiplie et complique les procédures de protection des droits fondamentaux. Celle-ci est assurée par les tribunaux ordinaires selon une procédure prioritaire et rapide, ce qui signifie qu’il s’agit d’une protection renforcée : les juges doivent traiter prioritairement les cas de violations de droits fondamentaux.  

         L’amparo constitutionnel est un recours exceptionnel et subsidiaire qui permet la protection juridictionnelle des droits fondamentaux par le Tribunal constitutionnel conformément à l’article 161.b de la Constitution. La Loi Organique relative au Tribunal constitutionnel (LOTC 2/1979, du 3 octobre 1979) encadre ce recours d’amparo aux articles 41 à 58. Elle établit trois conditions de saisine du Tribunal constitutionnel :

-          une motivation des juges judiciaires insuffisante,

-          l’épuisement de toutes les voies de recours (il est nécessaire que les tribunaux ordinaires se soient prononcés),

-          l’invocation du droit qui aurait été violé pendant la procédure judiciaire préalable.  

          Le recours d’amparo vient en complément du contrôle de constitutionnalité (art. 161 de la constitution) qui peut s’effectuer indirectement par les citoyens grâce à l’institution du Defensor del Pueblo (art. 162 de la constitution) et qui leur permet d’écarter les normes qui violent le Titre Premier de la Constitution.

             Dans la pratique, le recours d’amparo constitutionnel connait un grand succès en Espagne. Chaque année, des milliers de recours d’amparo sont introduits devant le Tribunal. Cela s’explique par le fait que sa saisine repose prioritairement sur l’invocation d’un intérêt légitime à agir, c’est-à-dire un intérêt de se pourvoir en justice. Par ailleurs, les voies de recours du Tribunal constitutionnel ont été aménagées au profit des individus. L’engouement des justiciables pour ce recours est la conséquence directe de la démocratisation souhaitée après la fin de la dictature franquiste. Cependant, le recours d’amparo représente un travail considérable pour le Tribunal constitutionnel souvent surchargé et bloqué par le nombre conséquent de requêtes. En effet, d’une part, le principe de subsidiarité, c’est-à-dire l’exigence de l’épuisement préalable des voies de recours ordinaires, n’est pas respecté. D’autre part, la durée de la procédure est très longue et la protection des droits fondamentaux n’est plus exercée dans un délai raisonnable. Le Tribunal constitutionnel se retrouve donc en quelque sorte victime de son succès. Par ailleurs, certains auteurs craignent que le développement du recours d’amparo affaiblisse le statut d’autorité souveraine garante de la Constitution du Tribunal dans la mesure où celui-ci ne s’attacherait plus qu’aux droits liés à ce recours et en délaisseraient ses autres compétences.

 

3.      Le statut des traités relatifs aux droits de l’Homme

       L’article 10.2 de la Constitution espagnole dispose que les droits fondamentaux et les libertés que la Constitution proclame doivent être interprétés conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi qu’aux accords et aux traités internationaux ratifiés par l’Espagne. L’Espagne est partie à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme. On s’intéressera ici à la place accordée à ces deux textes dans la jurisprudence espagnole.

          La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 est une déclaration politique qui a acquis la même force juridique obligatoire que les traités avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne de 2009. La Charte n’est ni un traité ni un accord, de sorte qu’elle ne peut être incorporée en tant que telle au sens de l’article 96 de la Constitution espagnole dans l’ordre interne. En effet, dans une décision 41/2013 du 14 février 2013, le Tribunal constitutionnel espagnol, qui était saisi d’un recours d’inconstitutionnalité de la loi espagnole 40/2007 relative aux mesures en matière de Sécurité sociale pour violation de l’article 14[9] de la Constitution espagnole, a confirmé que l’interprétation des droits fondamentaux telle que prévue par l’article 10.2 de la Constitution inclut les traités de l’Union européenne et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. De la sorte, il accepte donc la valeur juridique obligatoire de la Charte. De plus, il convient de noter que la Charte a été incorporée à l’ordre juridique espagnol avant même que le traité de Lisbonne ne soit ratifié. En effet, l’article 2 de la loi organique 1/2008 dispose que les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés que la Constitution reconnait s’interprètent conformément à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La portée juridique de la Charte est donc bien ancrée au sein de la jurisprudence espagnole notamment grâce aux principes de primauté et d’effet direct du droit communautaire. Dans un arrêt 93/2001, du 8 février 2001, le Tribunal Suprême espagnol a officiellement intégré dans sa jurisprudence la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en se référant à l’égalité entre hommes et femmes (article 23 de la Charte). Dans un arrêt 53/2002 du 27 février 2002, portant sur le droit d’asile, le Tribunal constitutionnel espagnol a à son tour fait référence à la Charte et plus exactement à son article 19 relatif à la protection en cas d'éloignement, d'expulsion et d'extradition.

          Pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme (CESDH) de 1950 a été ratifiée par l’Espagne en 1973. Conformément à ce que prévoit l’article 10.2 de la Constitution, dans une décision 91/2000, le Tribunal constitutionnel espagnol estime que dans le cadre de l’interprétation des droits fondamentaux garantis par la Constitution, il est obligatoire de faire une référence, même brève, à la dimension internationale de la protection juridique de ces droits. Ainsi, dans une décision 069/2008 du 23 juin 2008, le Tribunal établit un parallèle entre l’interdiction générale de la torture au niveau international, consacrée par l’article 3 de la CESDH, et au niveau national par l’article 15 de la Constitution espagnole. En l’espèce, il estime que le droit à la protection judiciaire effective prévue par l’article 24.1 de la Constitution, en relation avec le droit de ne pas être soumis à la torture et aux traitements inhumains prévu par l’article 3 de la CESDH, a été violé.

          En conclusion, rappelons que si en Espagne, la CEDH ne fait pas partie du bloc de constitutionnalité, en application de l’article 10.2 de la Constitution, les juges constitutionnels prennent toutefis en compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – tout comme d’ailleurs celle de la Cour de Justice de l’Union européenne - lorsqu’ils rendent des décisions relatives aux droits de l’homme.  

 

Bibliographie:

-          Constitución española del 29 de diciembre de 1978

-          Juan José Solozabal E., Los derechos fundamentales en la constitución española,

-       Francisco J. Bastida, Ignacio Villaverde, Paloma Requejo, Miguel Angel Presno, Benito Aláez, Ignacio F. Sarasola, Teoría general de los derechos fundamentales en la constitución española de 1978, Tecnos, Madrid, 2004

-          Cascajo Castro, J.L., Gimeno Sendra, V., El recurso de amparo, Tecnos, Madrid 1992, p.15

-    Catherine-Amélie Chassin, La protection juridictionnelle des droits fondamentaux à travers le recours d’amparo constitutionnel en Espagne

-          La transition démocratique et la garantie des droits fondamentaux, Nada Youssef, p.510-515.

-         Antonio-Enrique Pérez Luño, Temas claves de la constitución española, Los derechos fundamentales, Tecnos, Madrid, 11ª edición 2013, p.32-90

-       Andrés Saenz de Santamaria, P., “La Carta de los Derechos Fundamentales de la Unión Europea en la práctica española”, Revista de Derecho de la Unión Europea, n°15, 2° semestre, 2008

 


[1] Référendum du 6 décembre 1978, texte sanctionné par le Roi le 27 décembre 1978, texte publié au BOE le 29 décembre 1978

[2] Bien que le Titre Premier  dresse un catalogue des droits et devoirs fondamentaux, d’autres droits fondamentaux sont « dispersés » plus loin dans la Constitution espagnole.

[3] Antonio E. Pérez Luño, Temas clave de la Constitución española, Los Derechos Fundamentales, tecnos, 11ª edición, Madrid 2013

[4] Juan José Solozabal Echavarria, Algunas cuestiones básicas de la teoría de los Derechos Fundamentales, Revista de Estudios Políticos, Núm. 71. Enero-Marzo 1991, p.97

[5] Article 10.2CE : « Les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés […] seront interprétées conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et aux traités et accords internationaux portant sur les mêmes matières ratifiés par l’Espagne ».

[6] STC 11/1981, du 8 avril 1981, BOE 21 mai 1981

[7] Article  53.2CE: “Cualquier persona

[8] En droit procédural espagnol on parle de “legitimidad activa”.

[9] Article 14CE : « Les espagnols sont égaux devant la loi […]»