Les preuves illicites : le cas des écoutes téléphoniques - par Stéphanie SIMON
Ce billet s’intéresse au traitement des écoutes téléphoniques pouvant constituer une preuve illicite en droit pénal espagnol. Une première partie s’attachera au droit positif encadrant les écoutes téléphoniques, puis nous examinerons les hypothèses d’admission ou de rejet de celles-ci, en dressant des parallèles avec le droit français et le droit provenant de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Le traitement de la preuve illicite revêt une importance toute particulière dans le cadre d’un État de droit ; il est en effet indispensable que l’ordre juridique offre aux citoyens toutes les garanties processuelles et plus particulièrement en matière pénale. Certes l’intérêt public commande la recherche de la preuve de la manière la plus complète possible, cependant, il ne saurait autoriser les parties à un litige à violer certains droits fondamentaux. Les droits nationaux et supranationaux ont tenté d’encadrer les hypothèses de preuves illicites afin d’assurer les conditions de la légalité procédurale. La Loi organique espagnole relative à l’autorité judiciaire de 1985 (LOPJ 6/1985, du 1er juillet 1985) s’inscrit dans ce contexte ; elle répond notamment à la nécessité d’adapter la loi relative à la procédure pénale (LECrim du 14 septembre 1882) au nouvel ordre établi par la Constitution espagnole de 1978 qui reconnaît notamment en son article 24.2 le droit de rapporter des moyens de preuve « pertinents ». En ce qui concerne le cas plus particulier des interceptions de conversations téléphoniques, celles-ci ont donné lieu à une abondante jurisprudence. Elles consistent en la surveillance par un tiers de conversations téléphoniques ; elles seront qualifiées de « judiciaires » si elles sont ordonnées par un juge, « extrajudiciaires » lorsqu’elles sont réalisées en dehors du cadre d’un procès. En matière pénale, ce sont des moyens de preuve souvent utilisés et dont la légalité est pourtant contestée. Conformément aux exigences découlant de la Convention européenne des Droits de l’Homme (Convention EDH), une législation claire et précise doit les encadrer. Face aux exigences de la recherche de la vérité et à la nécessaire protection des droits fondamentaux des citoyens, les droits français et espagnol relatifs aux écoutes téléphoniques ont-ils trouvé la solution médiane pour la mise en place d’un système légal de recevabilité des écoutes assurant un niveau suffisant de sécurité juridique ? L’étude du traitement des écoutes téléphoniques en droit pénal exposera tout d’abord les obstacles à la recevabilité des écoutes téléphoniques (I) ; par la suite, nous nous intéresserons aux hypothèses d’interceptions de conversations téléphoniques ayant donné lieu à une abondante jurisprudence posant les conditions de leur recevabilité (II).
I- Les obstacles à la recevabilité des écoutes téléphoniques
A. La licéité de la preuve
Vicente Gimeno Sendra définit les interceptions téléphoniques comme des « moyens de recherche constituant une limite au droit fondamental au secret des correspondances ». La Constitution espagnole proclame la protection du secret des communications à l’article 18.3 en tant que droit fondamental, et envisage à l’article 55.2 des dérogations par l’adoption de lois organiques autorisant les écoutes dans le cadre de délits spécifiques. Le législateur espagnol a ainsi adopté la Loi organique 4/1988 du 25 mai 1988 régissant les écoutes autorisées par le Ministre de l’intérieur ou le Directeur de la sécurité nationale, soumises à l’approbation du juge 72 heures après leur mise en place. Les articles 579.2 et 579.3 de la LECrim envisagent pour leur part leur régime dans le cadre de délits communs qui ne pose en réalité que peu de conditions : une résolution motivée autorisant les écoutes pour une durée de 3 mois prorogeables et qu’elles puissent permettre la découverte ou la vérification d’informations relatives à la cause. En dehors de ce cadre, les écoutes seront en principe considérées comme illicites ; il convient de rappeler que l’illicéité des preuves est prévue à l’article 11.1 de la LOPJ qui dispose que « quelle que soit la procédure, les règles de la bonne foi seront respectées. Seront nulles les preuves obtenues, directement ou indirectement, en violation des droits et libertés fondamentales ».
La règlementation espagnole a été vivement critiquée par la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en raison de ses lacunes et de son imprécision. L’article de la Convention EDH susceptible d’être violé par la réalisation d’écoutes téléphoniques est l’article 8 § 1 relatif au droit à la vie privée et au secret des correspondances, impose que chaque État partie adopte une législation claire et précise à cet égard. Selon la Cour, les dispositions espagnoles n’apportent pas les garanties suffisantes en matière de protection judiciaire effective. De la même façon que le droit espagnol, la législation française a fait l’objet de deux décisions importantes de la CEDH, du 24 avril 1990 (Huvig c/ France et Kruslin c/ France), par lesquelles la Cour met en évidence les insuffisances de l’article 81.1 du Code de procédure pénale français (CPP) qui dispose que «le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité». Trop large et acceptant ainsi de trop nombreuses hypothèses de preuve, la Cour considère que le texte « n'indique pas avec suffisamment de clarté l'étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré ». Par suite, a été adoptée la loi n°91-646 du 10 juillet 1991 mettant en place une nouvelle procédure (articles 100 à 100-7 du CPP), et constituant le cadre de légalité des interceptions téléphoniques.
B. La loyauté de la procédure
En considérant nulles et donc irrecevables les preuves obtenues de manière illicite telles que les écoutes téléphoniques, le droit espagnol entend respecter les garanties procédurales des citoyens telles que le droit au procès équitable, ce qui a conduit la doctrine à considérer que l’accent est en réalité mis sur lesdites garanties et non tant sur les droits fondamentaux établis par la Constitution. Cependant, une telle garantie peut également consister en un droit fondamental et c’est notamment ce qui se déduit de la décision de la CEDH du 12 juillet 1988 (Arrêt Schenk c/Suisse) statuant sur l’admissibilité de l’enregistrement illégal d’une conversation téléphonique dans le cadre d’un procès pénal. La Cour ne se fonde pas sur la présomption d’innocence, que beaucoup d’auteurs mettent en avant au moment de considérer les preuves illicites, mais sur l’article 6 § 1 de la Convention EDH. Ainsi, elle estime que si la Convention garantit le droit à un procès équitable, elle ne règlemente pas pour autant l'admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève du droit interne. Elle ne saurait donc exclure par principe et in abstracto l'admissibilité d'une preuve recueillie de manière illégale. En revanche, il lui incombe de rechercher si le procès présente dans l'ensemble un caractère équitable ; l’approche ne se veut donc pas particulière mais globale. La jurisprudence des différentes chambres de la Cour de cassation est en revanche moins tranchée dans la mesure où, selon la matière mais se fondant sur le même principe du droit au procès équitable, elles déclareront tantôt la recevabilité des écoutes tantôt leur irrecevabilité. Elles ont à plusieurs reprises confronté leur position ; en effet, la deuxième chambre civile a adopté un critère différent de la chambre criminelle en considérant, et visant l’article 6 de la Convention EDH, que « l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée (...) est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue » (C.Cass, Civ II, 7 octobre 2004). L’approche de la chambre criminelle opte pour un critère pragmatique compte tenu des intérêts en jeu dans le cadre de la procédure pénale ; elle s’autorise ainsi à reléguer à un rang inférieur des principes tels que les droits de la défense et le droit au procès équitable. Face à un cadre légal insuffisant, la CEDH a autorisé les tribunaux des États à compléter leurs dispositions par des précédents jurisprudentiels (arrêts du 24 avril 1990). Dans un arrêt Valenzuela Contreras vs Espagne (30 juillet 1998), elle a expressément indiqué les exigences non remplies par la législation espagnole et notamment : les sujets susceptibles de faire l’objet d’écoutes, la nature des délits pouvant les justifier, leur limite temporelle, etc. Elle rend ici un « arrêt pilote » consistant à solliciter à l’État l’adoption de mesures particulières mais également d’ordre général afin de réparer le préjudice. Dans un arrêt du 18 février 2003 (Prado Bugallo vs Espagne), la Cour souligne à nouveau les lacunes législatives mais remarque le travail important réalisé par les tribunaux espagnols. C’est ainsi que le droit relatif aux écoutes s’est forgé grâce à la jurisprudence nationale, sous l’impulsion de la jurisprudence de la CEDH.
II- Les conditions de la recevabilité des écoutes téléphoniques
En matière de preuves illicites, les écoutes téléphoniques sont certainement les plus fréquentes ; elles peuvent cependant être admises par le juge à deux motifs : la permission de la loi, la preuve sera pratiquée par une autorité compétente (A) et l’exercice des droits de la défense, la preuve sera rapportée par un individu (B).
A. La « permission de la loi »
Comme nous l’avons remarqué, des textes spécifiques peuvent autoriser l’administration d’une preuve au moyen de procédés illégaux ou déloyaux tels que les écoutes téléphoniques. Cependant, face à des textes trop imprécis, la jurisprudence a rappelé certains principes. Ainsi, différents arrêts du Tribunal Constitucional (TC) et du Tribunal Supremo (TS) ont permis au droit espagnol de se conformer aux exigences européennes. Tout d’abord, par une décision 37/1989 du 15 février, le TC a énoncé le principe selon lequel la résolution judiciaire restrictive du droit à l’intimité autorisant des écoutes téléphoniques doit être dictée en pondérant d’une part la gravité de l’intrusion que la mesure suppose et d’autre part son absolue nécessité au regard de la défense de l’intérêt public. Toute la question réside donc dans la juste mesure et par conséquent, dans l’appréciation des conditions justifiant la mise en œuvre d’un tel instrument. Au cours des années 1990, des principes fondamentaux ont également été repris et appliqués par le TS. Ainsi dans le cadre d’une affaire « Naseiro », le TS a pris une ordonnance (18 juin 1992) affirmant l’indispensable respect du principe de proportionnalité de la mesure. Ceci a conduit le juge à indiquer que les écoutes ne peuvent être liées qu’à un délit déjà commis et non à la phase préalable d’un éventuel délit. Enfin, répondant à l’une des critiques de la CEDH, une décision du 25 juin 1993 du TS a posé les limites temporelles des écoutes. Elle énonce que, compte tenu de leur caractère exceptionnel, celles-ci doivent nécessairement être limitées dans le temps ; il est rappelé qu’aucune prorogation ne peut être accordée de manière indéfinie et/ou automatique. En France, la pratique des écoutes est ancienne ; dès 1960, Michel Debré a mis en place le Groupement interministériel de contrôle, sous la tutelle du Premier ministre et chargé des écoutes extrajudiciaires. En outre, suite à l’adoption de la loi du 23 juillet 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, une plate-forme directement reliée aux opérateurs téléphoniques a été mise en place au sein du Ministère de la justice. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la législation française a cependant été pointée du doigt par la CEDH en raison de son défaut de clarté et de précision. Le caractère automatique des écoutes, conséquence de l’installation de ladite plate-forme, nous semble contestable au regard de la CEDH. Le pouvoir exécutif s’octroie ainsi la liberté d’écouter et d’enregistrer à tout moment une conversation téléphonique. De ce point de vue, un contrôle ex post des écoutes consistant en l’autorisation postérieure du juge peut exister, cependant, la sécurité juridique et l’importance des droits fondamentaux en jeu rendent selon nous nécessaire un contrôle ex ante. L’expression « permission de la loi » signifie qu’elle a, par nature, un caractère exceptionnel ; or, mettre en place une plate-forme automatisant les interceptions ôtent, du moins dans la forme, ledit caractère.
B. L’exercice des droits de la défense
Afin d’accepter les preuves illicites rapportées par des individus dans le cadre pénal et visant à assurer leur droit à se défendre, la Cour de cassation a souvent fondé ses raisonnements sur le principe de liberté de la preuve de l’article 427 du CPP. Ainsi, elle énonce dans un arrêt du 23 juillet 1992 (Jurisdata nº001981), concernant un enregistrement audiovisuel, qu’aucun texte de procédure pénale n’interdit la production par le plaignant de pièces de nature à constituer des charges contre la personne poursuivie. Contrairement aux tribunaux espagnols, la Cour de cassation envisage donc de manière plus souple, voire permissive, la question des preuves illicites. Certes, aucun article ne prévoit de manière expresse la légalité des preuves, cependant, la légalité procédurale même non codifiée est un principe inhérent à la procédure, et plus spécialement en matière pénale. Face à d’inévitables critiques, la Cour de cassation a posé les conditions de la légalité procédurale en conditionnant l’admission des écoutes, et plus généralement d’une preuve illicite, à l’existence d’un débat contradictoire assurant le caractère équitable du procès, ainsi qu’en rappelant qu’il appartient au juge d’évaluer librement la valeur d’une preuve. Cet argument de la liberté de la preuve et du pouvoir d'appréciation souverain du juge trouve une application toute particulière lorsque, suite aux difficultés à rapporter la preuve, le défendeur se trouve véritablement dans l'impossibilité de se défendre. Dans ce cas, deux principes se confrontent : (i) l’exercice des droits de la défense et (ii) la légalité procédurale susmentionnée. L'administration d'une preuve illicite constituerait en réalité une « légitime défense procédurale ». Si la personne mise en cause se trouve dans l'incapacité de rapporter la preuve de son innocence par des moyens légaux, alors la Cour de cassation, comme la CEDH, ont admis des preuves obtenues de manière déloyale ou illicite. C'est ainsi que dans le cadre d'un procès pénal pour violences volontaires, le mari de la supposée victime a été admis à fournir l'enregistrement d'une conversation qu'ils avaient eue et démontrant le caractère imaginaire des accusations dont il faisait l'objet (C.Cass, 31 janvier 2007, pourvoi nº06-82383). L'œuvre du juge est de pondérer les intérêts en présence afin de déterminer si l'admission d'une preuve illicite peut être justifiée, l'amenant parfois à faire prévaloir un droit sur un autre, et notamment les droits de la défense.
BIBLIOGRAPHIE - DIAZ CABIALE (José Antonio), MORALES (Ricardo Martín), La garantía Constitucional de la inadmisión de la prueba ilícitamente obtenida, Éditions Civitas, 2001. - GIMENO SENDRA (Vicente), Las intervenciones telefónicas en la jurisprudencia del Tribunal Constitutional y del Tribunal Supremo, La Ley, nº 4024, 26 avril 1996. - DE URBANO CASTRILLO (Eduardo), TORRES MORATO (Miguel Ángel), La Prueba Ilícita Penal, Éditions Aranzadi, 2007. - FERNÁNDEZ URZAINQUI (Francisco Javier), Comentarios a la Nueva Ley de Enjuiciamiento Civil, Éditions Iurgium, 2001. - MIRANDA ESTRAMPES (Manuel), El concepto de prueba ilícita y su tratamiento en el proceso penal, Éditions José María Bosch, 2004. - CREDEVILLE (Anne-Elisabeth), Vérité et loyauté des preuves, Rapport de la cour de Cassation, 2004. - SAINT-PAU (Jean-Christophe), L’enregistrement clandestin d’une conversation, Revue de droit pénal n°9, septembre 2008, étude 17. - LECLERC (Jean-Marc), La justice se dote d’une super plate-forme d’écoutes, Journal Le Figaro, 19 mars 2008.