Les problèmes posés par la question de l’entrave à l’IVG: comparaison entre les Etats-Unis et la France

Résumé : Le Massachusetts a fait passer une loi instaurant des « zones tampons » (zone limitant le droit de passage) autour des établissements pratiquant l’avortement. Cette loi a été contesté en justice comme restreignant la liberté d’expression, mais a été jugée constitutionnelle. Parallèlement, en France, la définition du délit d’entrave vient d’être étendue par un projet de loi qui semble soulever plus qu’avant le problème de la liberté d’expression. Ces lois, pourtant assez similaires, ne sont pas traitées sous le même angle dans le système français et dans le système américain. L’analyse du contexte et des conséquences de ces lois ainsi que leur mise en relation permettent de comprendre ces différences de traitement. 

 

Ces derniers mois, la question de l’avortement est réapparue sur le devant de la scène, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. En Espagne, un projet de loi prévoit de réduire la possibilité de l’avortement à deux cas exceptionnels, revenant ainsi sur le droit à l’avortement très libéral consacré par une loi de 2010.

En juin 2014, la Cour Suprême des Etats Unis rendra sa décision dans l’affaire McCullen v. Coakley[1] et se prononcera ainsi sur la constitutionnalité d’une loi du Massachussetts de 2007[2], qui a instauré des « buffer-zone » (zone tampon) autour des cliniques d’avortement. Le but de ces délimitations géographiques est d’y interdire la présence de toute personne voulant se prononcer sur l’avortement. La loi y ajoute certaines exceptions afin d’assurer le fonctionnement normal des cliniques. La dernière décision en date dans cette affaire est la décision de la Court of Appeals for the First Circuit (Cour d’appel fédérale) du 9 janvier 2013 qui est étudiée ici. La question qui se pose dans cet arrêt est de savoir si ces zones tampons sont contraires à la liberté d’expression garantie par la Constitution des Etats-Unis. En effet, les requérants dans cette affaire sont des manifestants qui se placent devant les cliniques d’avortement pour dissuader les patients de procéder à des avortements. Ils estiment que l’instauration de ces zones tampons les empêche de faire passer leur message et ainsi d’informer les patients des cliniques. En France, c’est le délit d’entrave à l’IVG résultant des dispositions de l’article L. 2223-2 du Code de la santé publique qui régule la question des actes de manifestations devant ou à l’intérieur des lieux pratiquant les interventions abortives. Cet article a été contesté en justice à de nombreuses reprises, le plus souvent comme contraires aux libertés fondamentales. Or, si la Cour Suprême doit prendre une décision importante dans les quelques mois à venir, un changement important sur la question a également lieu en France. En effet, le projet de loi pour l’égalité entre les hommes et les femmes voté par le Sénat en septembre 2013 vient tout récemment d’être adopté par l’Assemblée Nationale. Ce projet de loi (article 5 quinquies) étend le délit d’entrave à l’IVG aux actions visant à bloquer l’accès à l’information sur l’avortement. Auparavant, seules étaient visées les actions empêchant les consultations ou la pratique de l’IVG.

Si aux Etats-Unis, c’est au titre de la liberté d’expression que la nouvelle loi est contestée, en France, les contestations étaient jusqu’à maintenant principalement fondées sur les libertés publiques. Pourquoi le fondement des actions juridiques est-il différent entre les deux pays? Les restrictions qui entourent la pratique de l’avortement posent-elles les mêmes problèmes en France et aux Etats-Unis ?

Le délit d’entrave en France comme les zones tampon aux Etats-Unis ont été créées  en réaction à des mouvements d’opposants à l’avortement (I). Ces mêmes opposants contestent ces lois considérant qu’elles restreignent leur liberté d’expression (II). Cette restriction jusqu’à lors plus importante aux Etats-Unis a pris de l’ampleur en France (III).

 

I.               La nécessité de règlementer les lieux de pratique de l’avortement

 

La loi du Massachusetts de 2007 (Mass. Gen. Laws ch. 266, § 120E ½ (2007)) instaure une zone tampon de dix mètres autour de l’entrée, de la sortie, ou de l’accès privés des cliniques pratiquant l’avortement, à l’intérieur de laquelle il est interdit de manifester. Si cette loi fait aujourd’hui débat quant à sa conformité à la Constitution américaine et à la liberté d’expression qu’elle proclame, elle n’est cependant pas isolée. En effet, aux Etats-Unis, l’Etat du Colorado et du Montana ont également instauré ces zones tampons, de trente et onze mètres respectivement. Ces lois ont été passées en réaction à de nombreuses violences – donc un meurtre contre des employés - ayant eu lieu dans ces mêmes cliniques. Si cet incident fut extrême et isolé, les patients et employés des cliniques font très souvent l’objet de harcèlement, d’intimidations ou même de menaces par les opposants à l’avortement qui n’hésitent pas à employer la force physique pour faire passer leur message. Il était donc nécessaire de protéger les alentours de ces cliniques, même au risque de perturber les canaux de communication des opposants.

En France également, la législation régulant l’accès aux établissements pratiquant l’avortement est née en réaction à des actions menées contre ces établissements. En effet, dès la fin des années 1980, de nombreuses actions ont lieu contre les patientes et employés. Ces actions consistent à exercer des pressions morales sur les patientes, occuper les locaux et dégrader le matériel. Ainsi, en 1993, la loi Neiertz[3] crée l’article L162-15 (aujourd’hui L2223-2) du Code de la Santé Publique qui punit « le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher une interruption volontaire de grossesse (…) en  perturbant l’accès à ces établissements (…) ou en exerçant des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnels (…) ou des femmes venues y subir une interruption volontaire de grossesse ».

Il semble ainsi que l’interdiction posée par les zones tampons américaines est plus punitive que le délit d’entrave tel que défini précédemment. En effet, le délit d’entrave est plutôt l’équivalent du délit défini par le Freedom of Access to Clinic Entrances (FACE) Act (Loi sur la liberté d’accès aux cliniques d’avortement) de 1994. Par cette loi, toute utilisation de la force, de menaces ou d’intimidations pour empêcher ou tenter de gêner l’accès aux établissements gynécologiques constitue un crime fédéral. La définition de cette infraction semble effectivement très proche de la définition du délit d’entrave en France. L’instauration de zones tampon élargit cette infraction puisque désormais, dans le Massachusetts, même une présence pacifiste à simple but informatif est punie par la loi. C’est d’ailleurs cette large interdiction qui est contestée aux Etats Unis comme étant contraire à la liberté d’expression et non pas l’infraction définie par la loi fédérale de 1994.

 

II.             La problématique de la liberté d’expression dans les zones tampons, plus présente aux Etats-Unis que dans le système français actuel.  

 

La liberté d’expression garantie par le Premier Amendement à la Constitution des Etats Unis est au centre de l’affaire McCullen v. Coakley[4]. En effet dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale du First Circuit réaffirme tout d’abord la décision de la District Court du Massachussetts selon laquelle la loi est constitutionnelle « on its face » (indépendamment de son application) en estimant qu’aucun changement important des circonstances de droit ne nécessite de se repencher sur cette question. Ainsi, si la loi instaurant les zones tampons est une violation de la liberté d’expression, elle ne peut l’être que dans son application. La cour affirme ensuite la décision en référé de la District Court de rejeter les moyens des requérants selon lesquels la loi serait discriminatoire envers les opinions contraires à celles du gouvernement et serait trop large et imprécise dans son application. La Cour passe ensuite à la question clé de sa décision qui est de savoir si la loi, dans son application (« as-applied »), est une restriction légale de la liberté d’expression. En effet, la liberté d’expression est une liberté consacrée constitutionnelle, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis – Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis, Article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), Article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales (CEDH). Cependant, cette liberté a des limites, généralement articulées autour du respect d’autrui et des intérêts de la société.

Ainsi, aux Etats-Unis, le gouvernement peut limiter la liberté d’expression en imposant des restrictions quant au lieu et au moment du discours ou encore quant à la manière dont le discours est émis (« time-place-manner restriction). Une telle limite est constitutionnelle et légale tant qu’elle est rationnellement liée à un intérêt légitime (« intermediate judicial scrutiny »). Les juridictions américaines ont développé un test tripartite afin d’appréhender la légalité d’une telle restriction. Ainsi, une loi limitant la liberté d’expression doit s’appliquer à tout discours sans discrimination fondée sur son contenu, doit être liée à un intérêt gouvernemental important et doit laisser la possibilité d’autres moyens possibles de faire passer le discours. C’est autour de ce dernier aspect que la Cour d’appel a décidé de valider la loi du Massachusetts. En effet, La Cour estime qu’à chacun des trois centres dont il est question, la zone tampon n’empêchait pas complètement les requérants de faire passer leur message, mais les privait simplement de leur mode de communication de prédilection et qu’une telle limite à leur liberté d’expression était conforme à la Constitution.

La question de la liberté d’expression est donc la seule au cœur des contestations contre les zones tampon. Pourtant en France, dans les arrêts mettant en cause le délit d’entrave à l’IVG, si la liberté d’expression est souvent présente, ce n’est ni la seule, ni la plus importante contestation des opposants à cette loi. En effet, dans la plupart des arrêts, la contestation du délit d’entrave reste généralement étroitement liée à la contestation de l’avortement lui-même et au respect des libertés publiques. Ainsi, les requérants soulèvent des moyens en lien avec le droit à la vie, au respect de l’être humain, au respect de l’intégrité corporelle, ou encore avec l’abandon d’enfant[5]. La question de la liberté d’expression est tout de même présente et généralement au nom de sa consécration aux articles 9 et 10 de la CEDH qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion ainsi que la liberté d’expression. Cependant, la question est plus facile à traiter que pour les zones tampons, notamment parce que la restriction est moindre puisqu’elle ne concerne que les actes de violences, d’intimidations et de harcèlement. Ainsi, le délit d’entrave semble être en conformité avec les limites que peut imposer un gouvernement à la liberté d’expression. En effet, dans le système européen, cette liberté peut être restreinte par des mesures nécessaires à la protection de la santé ou des droits d’autrui ou bien également par des mesures nécessaires à la protection de l’ordre[6]. Il semble donc que les zones tampons posent bien plus de problèmes que le délit d’entrave en ce qui concerne la liberté d’expression. Mais les choses pourraient changer avec la nouvelle définition du délit d’entrave en France.

 

III.           Le projet d’extension du délit d’entrave en France : vers une convergence des problématiques française et européenne ?

 

Le 28 janvier 2014, l’Assemblée Nationale a adopté le projet de loi pour l’égalité entre les hommes et les femmes, qui avait été précédemment voté par le Sénat en septembre 2013. Ce projet de loi apporte deux modifications importantes en ce qui concerne l’IVG. Parmi ces deux apports, le projet de loi prévoit une nouvelle définition du délit d’entrave pour y inclure la tentative d’empêcher de pratiquer un avortement et la tentative d’empêcher de s’informer sur l’avortement. Egalement, le nouveau délit d’entrave punit les pressions morales contre les femmes venant subir « ou s’informer » sur l’avortement. Ainsi, si la restriction américaine était jusqu’à lors bien plus importante que son équivalent en France, la nouvelle définition du délit d’entrave semble aller encore plus loin que les restrictions américaines. En effet, avec cette nouvelle définition, est considérée comme un délit d’entrave toute information sur l’avortement considérée comme défavorable à l’avortement. Cette nouvelle définition soulève déjà des problèmes de liberté d’expression par les opposants à l’avortement. En effet, par exemple, un site internet exposant son opinion contre cette pratique pourrait être condamné s’il s’avérait en fait empêcher une réelle information pour les femmes souhaitant éventuellement interrompre leur grossesse.

On voit ici comment cette nouvelle définition d’entrave peut sembler dépasser la restriction imposée par les zones tampons aux Etats-Unis. En effet, la Cour d’appel dans l’arrêt McCullen v. Coakley a validé la loi au motif que les requérants avaient d’autres moyens de communication. On voit donc ici que les moyens de communication en France sont plus restreints qu’aux Etats-Unis puisque la restriction s’étend largement autour des établissements hospitaliers pour aller jusqu’à la sphère d’internet. Il n’est ainsi pas sur que si la nouvelle définition française était contrôlée par les juridictions américaines, elle serait considérée comme restreignant de manière raisonnable et légale la liberté d’expression.

En effet, même l’avenir des « zones tampons » n’est pas encore assuré puisque la Cour Suprême des Etats-Unis doit encore rendre sa décision. S’il est impossible de prévoir la décision à venir, il semble pourtant que le vote le plus important sera celui du juge John Roberts qui, dans des décisions précédentes, a généralement penché pour la protection de la liberté d’expression.

 

Bibliographie :

Decisions :

McCullen v. Coakley, 708 F.3d 1 (1st Cir. 2013)

Cass. Crim., 31 janvier 1996, Bull. Crim. n°57

Trib. gr. inst. Grenoble, 17 janvier 1995 ; D.P.B.B., Bull., n°18, 10 mars 1995

 

Texte :

Mass. Gen. Laws ch. 266, § 120E ½ (2007) (Loi du Massachusetts de 2007)

Loi n°93-121 du 27 janvier 1993 portant diverses mesures d’ordre social, article 37

 

Articles :

Petites Affiches, 5 novembre 1997 n° 133, p. 12, « La répression judiciaire du délit d’entrave à l’IVG : réflexions à propos de quatre années d’application jurisprudentielle de l’article L. 162-15 du code de la santé publique »

European Centre for Law and Justice, 18 janvier 2014, « L’extension du délit d’entrave et la création d’un droit à l’avortement dans le Projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme »

Journal of Health & Biomedical Law, 2010, Robert P. Orthman, « First Amendment – Balancing Public Safety and Freedom of Speech Outside Reproductive Healthcare Facilities – McCullen v. Coackley, 571 F.3d 167 (1st Cir. 2013) »

 

 Ouvrage généraux :

« Constitutional Law », 4th Ed., Nowak & Rotunda, Concise Hornbooks

 

 


[1] McCullen v. Coakley, 708 F.3d 1 (1st Cir. 2013)

[2] Mass. Gen. Laws ch. 266, § 120E ½ (2007)

[3] Loi n°93-121 du 27 janvier 1993, article 37

[4] McCullen v. Coakley, 708 F.3d 1 (1st Cir. 2013)

[5] Cass. Crim., 31 janvier 1996, Bull. Crim. n°57

[6] Trib. gr. inst. Grenoble, 17 janvier 1995 ; D.P.B.B., Bull., n°18, 10 mars 1995