Limites de la protection des sources en droit de la presse: Le droit au silence du journaliste ne le dispense pas de la charge de la preuve - par Lucie Ménard
Alors que la France est sur le point de consacrer le droit pour le journaliste de garder ses sources secrètes, principe depuis longtemps transposé en droit allemand, la cour fédérale allemande (BGH) a considéré dans un arrêt du 22 avril 2008, que le journaliste ne pouvait invoquer son droit de taire ses sources pour s’exonérer de la charge de la preuve. Cette décision rappelle que les journalistes ne sont pas soumis au secret professionnel, et que la protection des sources telle qu’elle a été développée par la cour européenne des droits de l’Homme tend à protéger la relation de confiance entre le journaliste et sa source, davantage que le journaliste lui-même.
La CEDH a depuis un arrêt Goodwinn du 27 mars 1996, affirmé le droit des journalistes de garder leurs sources secrètes. Cette jurisprudence a été transposée dans le droit interne allemand dès 2002. En France, l'Assemblée nationale a adopté le 12 mars 2008 un projet de loi qui prévoit de créer un nouvel article 2 dans la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse, Selon lequel, « le secret des sources est protégé afin de permettre l'information du public sur des questions d'intérêts général. ».
Le 17 septembre 2005, l'hebdomadaire Focus a publié un article, selon lequel le BKA (Bundeskriminalamt- organisme fédéral de lutte contre le crime) avait pratiqué la désinformation : il aurait volontairement répandu des versions erronées d’un rapport secret du 6 septembre 2004 pour déceler la source d’une fuite. Selon le magazine Focus, un des rapports erronés, transmis à un journaliste par un informateur, fut la source d’un article publié dans le mensuel d'information politique Cicéro en avril 2005. Le journaliste de Cicéro et sa source étaient tombés dans le piège tendu par le BKA. Au soutien de cette théorie le magazine Focus rappelait qu'à la suite de la parution de l'article, des perquisitions avaient été ordonnées dans les locaux du magazine Cicero et au domicile du journaliste dans le but de trouver l'identité de la source.
Le gouvernement allemand a nié avoir pratiqué la désinformation pour découvrir l’origine des fuites. Il a demandé une « Richtigstellung » (rectification), dans laquelle Focus devait reconnaître avoir publié des faits erronés. Les juges du fond ont condamné le journal qui s'est pourvu en cassation. La quatrième chambre civile de la cour fédérale a confirmé la décision de la cour d’appel le 22 avril 2008.
La demande en rectification est basée sur les articles 186 du code pénal (diffamation), et 823 (responsabilité délictuelle) et 1004 (réparation en nature) du BGB.L'absence de preuve de l'exactitude des faits imputés est une condition de la sanction pénale (Art. 186) mais aussi de l'action civile en demande de rectification. En d'autres termes si la preuve de la véracité des allégations ne peut être apportée, la personne poursuivie sera condamnée. Les journalistes doivent-ils apporter devant les tribunaux la preuve des faits affirmés dans leurs articles lorsqu'ils sont poursuivis pour diffamation? Pour produire cette preuve ils devraient révéler leurs sources, or la France comme l'Allemagne ont toutes deux consacré le droit pour le journaliste de garder ses sources secrètes. Si le journaliste a le droit de garder le silence, peut il également invoquer la protection des sources pour se libérer de la charge de la preuve lorsque celle ci pèse sur lui?
Si le journaliste, par le jeu de présomptions et d'aménagements de la charge de la preuve spécifiques à la diffamation, a toujours l'obligation d'apporter des éléments de preuve relatifs aux faits qu'il a avancé dans ses articles (I), les efforts de l'Allemagne et plus récemment de la France pour transposer en droit interne la jurisprudence de la CEDH en matière de protection des sources ne dispense pas le journaliste de l'obligation de rapporter cette preuve (II)
I-Des aménagements de la charge de la preuve, qui font peser la preuve de l‘exactitude des faits présentés sur le journaliste
1)Les présomptions pénales liées au délit de diffamation en France et en Allemagne.
L'article 186 du code pénal allemand fait peser le risque de la preuve sur le journaliste. Cette norme condamne le fait de répandre ou de publier sur le compte d'autrui des faits susceptibles de le rendre méprisable ou de le rabaisser dans l'opinion publique. L'absence de preuve de la véracité est une condition de la sanction pénale. L'article 244 alinéa 2 impose au tribunal de faire toute la lumière sur les faits relatifs au procès (« Auflklärungspflicht »). C’est donc lui qui doit rechercher la preuve de la vérité des affirmations. La procédure pénale ne doit cependant pas nuire à la victime de la diffamation, et le tribunal doit limiter ses investigations aux éléments nécessaires pour apporter la preuve, où l'absence de preuve des affirmations.(Fischer StGB § 186 Rn.7). Le risque de la preuve pèse malgré la présomption d'innocence sur le journaliste. Il sera condamné dès lors que la preuve de la vérité ne peut être apportée et ce pour quelque raison que ce soit, même totalement indépendante de sa volonté.(Lackner-Kühl StGB §186 Rn.7). Le journaliste a donc toujours intérêt à offrir au tribunal la preuve des faits qu'il a publiés.
Contrairement au droit allemand, l'absence de preuve, ou la non véracité des faits allégués, n'est pas une condition de la diffamation en droit français. En France le journaliste peut être poursuivi en diffamation d’après l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881.Le journaliste doit cependant avoir agi avec l'intention de nuire. Celle-ci est présumée depuis un arrêt de la chambre criminelle de la cour de cassation du 10 février 1883. Il s'agit d'une présomption simple (cass crim 23 juin 1964), que le journaliste peut combattre par la preuve de sa bonne foi ou la mise en œuvre de l'exceptio véritatis selon l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881. Si le journaliste arrive à prouver les faits qu'il affirme, il pourra échapper à la condamnation. La mise en œuvre de l'exceptio véritatis est cependant soumise à des conditions de procédure particulièrement restrictives, et l'offre de la preuve pour être absolutoire doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoires (Cass. Crim, 16 mars 1948).
2) le « Darlegungslast » comme aménagement du principe actori incumbit probatio
Le droit de réponse en France : En France la loi du 29 juillet 1881 a déplacé le droit de rectification (article 12) et le droit de réponse (article 13) en dehors du contentieux judiciaire, de sorte que l'étude du droit de réponse tel qu'il est prévu en France n'est ici pas pertinente.
L’action civile en responsabilité délictuelle pour diffamation En l'espèce le gouvernement allemand ne demandait pas de condamnation pénale du journal mais un droit de rectification. Celui ci est fondé sur la responsabilité délictuelle (article 823 du BGB). En droit français si les conditions d'application du droit spécial de la presse sont réunies, il est impossible de poursuivre des manquements sur le terrain du droit commun de la responsabilité délictuelle (Cass. 2e civ., 13 juin 1985).
Le tempérament du principe « «actori incumbit probatio » en cas de diffamation : le Darlegunglast Le renversement du risque de la preuve prévu par l'article 186 du code pénal allemand n’est pas applicable, et le demandeur, porte la charge de la preuve. Conscient qu’une preuve négative est excessivement difficile à apporter, dans un arrêt « Arbeitsrealitäten » du 9 juillet 1974, le BGH a aménagé ce principe. Il fait peser sur le défendeur une « charge d’exposition » (Darlegungslast). Celui-ci doit apporter au soutien de ses affirmations des faits justificatifs, afin de prouver que celles-ci n’ont pas été lancées « dans le vide ». Ces faits justificatifs doivent rendre les allégations précises et substantielles afin que le demandeur puisse prouver qu’elles sont erronées. Pour justifier cette modification de la charge de la preuve le BGH s'est appuyé sur l'article 138 Alinéa 2 du code de procédure civile selon lequel chaque partie doit s'expliquer sur les prétentions de la partie adverse. D'autre part, le cas d'espèce d' « Arbeitsrealitäten » mettant aussi un journaliste en cause, le BGH a estimé que suite à une enquête rigoureuse le journaliste devait pouvoir aisément apporter au soutien de ses allégation des éléments de faits. Selon l'alinéa 3 de l'article 138, les faits qui ne sont pas l'objet de débat doivent être considérés comme établis. Si le défenseur ne peut préciser et justifier ses accusations, et ne remplit pas son « Darlegungslast », les affirmations seront considérées comme mensongères.
II- L'affirmation d'un droit au silence ne protège pas le journaliste d'une condamnation pour diffamation
1) Etat du droit national en matière de protection des sources: l'affirmation du droit au silence.
L'Allemagne a dès 2002 transposé en droit interne la jurisprudence de la CEDH concernant la protection des sources. L'article 53 Alinéa 1.5 du code de procédure pénale allemand donne au journaliste entendu comme témoin dans le cadre d'une procédure pénale le droit de refuser de donner l'identité de son informateur ainsi que le contenu des informations qu'il en a obtenu. L'article 97 Alinéa 5 interdit les perquisitions lorsque celles ci ont pour but de découvrir l'identité d'un informateur. La limite de la sécurité nationale : Dans l'arrêt Goodwinn une atteinte à la protection des sources journalistiques ne peut être justifiée que par un impératif prépondérant d'intérêt public. Selon l'alinéa 2 de l'article 10 de la convention EDH, l'exercice des libertés garanties comporte des devoirs et des responsabilités et peut être limité par des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale. On retrouve ce tempérament dans l'alinéa 2 de l'article 53 du code de procédure pénale allemand. L ’interprétation restrictive des limites de la protection des sources, Cependant la jurisprudence de la CEDH interprète de façon très restrictive la notion « d'impératifs prépondérants d'intérêt public », les motifs invoqués ne doivent pas uniquement être suffisants ils doivent également être pertinents, elle prescrit donc un contrôle de proportionnalité étendu. En application de ce principe le tribunal constitutionnel a affirmé dans l'arrêt Cicero (27 février 2007), que la publication d'informations confidentielles ne légitime pas les perquisitions opérées pour établir l’identité d’un informateur, même si celui-ci est un fonctionnaire ayant violé son obligation de secret professionnel. En conséquence l'Allemagne a consacré le droit du journaliste de garder ses sources secrètes, et condamne toute tentative, de les lui soutirer, même au nom de la sécurité nationale.
Le retard de la France et les réformes en cours L’article 109 paragraphe 2 du code de procédure pénale français dispose que « tout journaliste entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l'origine ». Le droit français ne connaît cependant pas de norme comparable à l'article 97 du code de procédure pénal allemand. La cour de cassation refuse de suivre la jurisprudence de la CEDH en matière de protection des sources dans le cadre de perquisitions, et a affirmé dans une série d'arrêts (Cass.Crim. 30 octobre 2006, Cass.Crim. 12 juin 2007 et Cass. Crim 4 décembre 2007) que les perquisitions effectuées dans les locaux d'entreprises de presse étaient légitimes si elles constituaient des mesures d'instruction diligentées en raison de la divulgation d'informations devant rester confidentielles, sans procéder au contrôle de l'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public.
Réforme en cours : Dans un souci de transposer la jurisprudence de la CEDH en droit interne, la ministre de la justice a déposé le 12 mars 2008 devant l'assemblée nationale un projet de loi relatif à la protection des sources. Ce projet entend généraliser le « droit au silence » des journalistes, protéger le secret des sources et encadrer les perquisitions. On ne pourra plus porter atteinte au secret des sources, que « lorsqu’un intérêt impérieux l’impose » (Article 1er, 2° du projet de loi relatif à la protection du secret des sources des journalistes du 12 mars 2008). Alors que la CEDH prescrit un contrôle de proportionnalité étendu, le projet de loi n'apporte pas davantage de précisions sur le critère de « l'intérêt impérieux ». Cette absence, peut laisser craindre, que la cour de cassation reste proche de sa position actuelle. Il est donc fort probable, que malgré cette loi, la France reste, par rapport à l'Allemagne en retard quant à la protection des sources.
2)La protection des sources n'exonère pas de la preuve, le journaliste doit supporter les conséquences de son silence
La protection des sources n'exonère pas de la preuve, Si la déontologie interdit au journaliste de nommer ses sources, les droits français et allemand, reconnaissent uniquement un droit et non un devoir de silence. En conséquence le journaliste n'est pas dispensé de la charge de la preuve. Le journaliste a donc le droit de ne pas divulguer ses sources mais devra en subir les conséquences.
L'article 55 de la loi du 29 juillet 1881 : Si le journaliste demande l’application de l'exceptio véritatis, il doit signifier au ministère public la copie des pièces relatives aux faits dont il entend prouver la vérité, et les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve. La preuve de la vérité doit en outre être parfaite, complète et corrélative aux allégations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire, c'est à dire relative à tous les éléments de l'accusation susceptibles de porter atteinte à l'image de la victime dans l'opinion publique. Concrètement le journaliste n’a alors pas d’autres choix que de révéler ses sources, s’il veut prouver la vérité de ses assertions.
Les principes issus de la jurisprudence, et leur application douteuse au cas d’espèce : Si le journaliste ne peut être contraint de divulguer ses sources, il a selon la cour fédérale (9 Juillet 1974, »Arbeitsrealitäten » BGH :VI ZR 112,73 et 14.janvier 1975, BGH VI ZR 135/73) tout de même l'obligation d'apporter au soutien de ses affirmations d'autres faits dont la preuve est accessible. La cour part du principe que s’il a mené une enquête sérieuse, il doit pouvoir apporter au débat d'autres éléments que les sources qu'il souhaite garder secrètes. En l'espèce le Journal a fait valoir qu'il existait différentes version du rapport du 6 septembre 2004, que le BKA avait procédé a des enquêtes internes pour découvrir l'origine des fuites, et à des perquisitions après la parution de l'article dans le magazine Cicero. La cour fédérale a considéré que ces éléments n'étaient pas suffisants, et que le Journal n'avait pas rempli son « Darlegungslast ». La preuve de la vérité devait concerner la désinformation, et prouver que celle ci avait pour but de découvrir l'origine des fuites. Or, le journal avait à ce sujet uniquement mentionné avoir été contacté par une source qu'il estimait fiable.
Critique de la décision : La décision de la cour est discutable. En effet depuis 1975, le BGH ne s'était pas prononcé sur la prise en compte de la protection des sources en matière de « Darlegungslast ». La position développée par les juges du fond (OLG Köln, 23 octobre 2001, AfP 2001 p. 524; LG Köln, 2 Novembre 2006, AfP 2007 p.153) était plus favorable aux journalistes: bien que la reconnaissance du secret des sources ne dispense pas le journaliste du Darlegungslast, celui-ci était allégé. Le journaliste devait produire des éléments de preuve rendant ses allégations plausibles, sans que l'on puisse lui demander de porter atteinte au secret des sources . Or le magazine FOCUS ne pouvait prouver que le but de la désinformation était de découvrir l'identité de l'informateur, sans compromettre sa source. La cour fédérale trace ici clairement les limites de la protection des sources. Si le journaliste est libre de garder ses sources secrètes, il doit également en subir les conséquences, car il ne bénéficie d'aucun allègement de la charge de la preuve.
Bibliographie
I)Manuels: C. DEBBASCH, H. ISAR, X. AUGUSTINI: Précis Dalloz, Droit de la communication, 1ère édition, Paris 2002 M. JACQUEMIN: la protection des sources des journalistes, Lavoisier, 2000 F. FECHNER, Medienrecht, 9.Auflage, Mohr Siebeck, 2008, Thübingen J. PETERSEN, Medienrecht, 4.Auflage, C.H.Beck, München, 2008
II)Documentation en ligne http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl0735.asp Lamy, Droit des média et de la communication: 224-78 Liberté de la presse et secret des sources d'information ; 203-36 Le statut protecteur des journalistes
III)Articles: S.LAVRIC, Protection du secret des sources des journalistes,Recueil Dalloz 2008 p. 1397 D. BOCCORA, Compatibilité du statut spécial de la diffamation de la loi du 29 juillet 1881 et du régime de responsabilité de droit commun,un problème apparemment réglé,Recueil Dalloz 2000 p. 796
IV)Jurisprudence Cour Européenne des Droits de l’Homme, 27 mars 1996, Goodwin c/ Royaume-Uni, Légipresse n° 132.III., pp. 70-80 Cass. crim., 12 juin 2007, Légipresse 2008, no 248, p. 1 et s. Cass. crim., 4 déc. 2007, no 07-86.086 ; Procédures févr. 2008 p. 26 et s., no 59. Cass. crim., 30 oct. 2006, , Légipresse 2007, no 238, p. 11 et s.; RLDI 2007/22, no 701. « Arbeitsrealitäten », BGH 09.07.1974- IV ZR 112/73-GRUR 1975, 36,38 BGH 14.01.1975, VI ZR 135/73, AfP1975, S.801 (803) « Cicero »BverfG 27 .02.2007 - 1BvR 538/06, 1BvR 2045/06
V)Textes de loi commentés W. ZIMMERMANN, ZPO 8. Auflage, 2007, ZAP T.FISCHER, StGB Kommentar, 56. Auflage, C.H.Beck, München, 2009 K.LACKNER, K.KÜHL, StGB Kommentar, 26.Auflage, C.H.Beck, München, 2007