L'inversion de la charge de la preuve en matière pénale : à propos de l'article 6 du décret-loi italien n° 231/2001, par Christelle Miart

En principe, la charge de la preuve incombe, en matière pénale, à celui qui soutient la culpabilité de l’accusé. Avec l’article 6 du décret-loi italien n°231/2001, le législateur italien introduit une inversion de la charge de la preuve ; c’est la personne morale et non pas le Ministère Public qui devra apporter la preuve que l’auteur personne physique a déjoué de manière frauduleuse les modèles d’organisation et de contrôle de la société commerciale.

La présomption d’innocence en France comme en Italie est l’un des principes les plus important du droit criminel. En principe il incombe à l’accusation la charge de la preuve dans son intégralité. Le principe juridique aussi bien en France qu’en Italie veut que le prévenu soit réputé innocent tant qu’il n’est pas condamné. L’aménagement de la charge de la preuve en procédure pénale amène à ce que le Ministère Public et la partie civile, c’est-à-dire les demandeurs, rapportent la preuve de l’infraction qui forme la base de leurs prétentions communes. En France, l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen et l’article 11 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme énoncent la présomption d’innocence. En Italie, la charge de la preuve se déduit de l’article 27 de la Constitution, des articles 530 et 190 du code de procédure pénale italien. En droit italien, comme en droit français, le système de la responsabilité pénale de la personne morale dite responsabilité administrative en droit italien est fondé sur une double condition. Selon l’article 5 du décret-loi italien 231/2001 (G.U. n. 140 du 19 juin 2001), la première condition est que l’infraction (entendue au sens large tout au long de l’article) expressément prévue par la loi soit réalisée par « une personne physique qui occupe une fonction de représentation, direction ou d’administration » ; la seconde est qu’il existe un lien objectif entre l’infraction et la personne morale c'est-à-dire que l’infraction soit commise « à son avantage ou dans l’intérêt de la personne juridique » (article 5 du décret-loi 231-2001). Le droit italien part du principe que le droit pénal ne peut pas s’appliquer à une personne morale car, selon l’article 27 de la constitution, « la responsabilité pénale est personnelle ». Il ressort donc de ce principe général deux types de responsabilité : une responsabilité pénale pour la personne physique et une responsabilité dite administrative pour la personne morale, à la différence de la France qui ne connait que la seule responsabilité pénale. Il convient de préciser que le législateur italien a opté pour la compétence du juge pénal et l’application du Code de procédure pénale même lorsque la sanction est dite administrative. Il est important de préciser que le décret-loi italien 231/2001 est fondamental en raison du fait que le code pénal ne s’applique pas aux personnes morales. L’article 121-2 du Code pénal français dispose quant à lui que « les personnes morales, à l’exception de l’Etat, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-3 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ». A coté de ce principe général, le législateur italien a ajouté l’article 6 du décret-loi n°231/2001 qui introduit une présomption de faute à l’égard de la personne morale, dès lors qu'elle a mis en place un modèle d’organisation et qu’une infraction a été commise par une « personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration ». L’article 6 du décret-loi 231/2001 sur les personnes physiques occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration dispose que « si l’infraction a été commise par les personnes qui occupent les fonctions de représentation, d’administration ou de direction de l’entreprise (…), la personne morale n’engage pas sa responsabilité si elle prouve que : a) l’organe dirigeant a adopté et efficacement mis en place des modèles d’organisation et de gestion visant à prévenir la commission de ce genre d’infraction, b)  le devoir de surveillance sur le fonctionnement et l’observation des modèles d’organisation, la vérification des mises à jour qui ont été confiées à un organisme de l’entreprise doté de pouvoirs autonomes d’initiative et de contrôle, c) que les personnes physiques ont commis l’infraction en déjouant de manière frauduleuse les modèles d’organisation et de gestion, d) et qu’il n’y a pas eu omission ou surveillance insuffisante de la part de l’organe social, voir en ce sens la lettre b) ». Par conséquent, dès qu’une infraction est commise par une « personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration », la personne morale et non le Ministère Public, sera chargée de la preuve. Ainsi, il revient à la personne morale, généralement la société, de prouver les faits visés à l’article 6 du décret-loi 231/2001. Le droit français, quant à lui, ne prévoit aucune règle de droit spécifique dans nos codes concernant l’organisation de la société : c’est le principe de droit général qui s’appliquera en cas de mauvaise organisation de la société. Selon l’article 121-3 alinéa 4 du Code pénal français, la personne morale est responsable en cas d’infraction non-intentionnelle du dirigeant ou d’un de ses organes, lorsque la faute est la cause seulement indirecte du dommage. Nonobstant son caractère indirect, la responsabilité pénale des personnes morales françaises et la responsabilité administrative pour les personnes morales italiennes n’est pas une responsabilité du fait d’autrui. En effet, le droit pénal est dominé par le principe suivant lequel « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Face à cette nouvelle forme d’incrimination ayant comme sujet actif de l’infraction la personne morale proprement dite, l’on peut s’interroger sur le point de savoir à qui incombe la charge de la preuve, dans le procès pénal, lorsque la société a adopté un modèle d’organisation et qu’une infraction est commise par une personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration.

I.Répartition de la charge de la preuve selon la fonction occupée par l’auteur de l'infraction, personne physique

Commission de l’infraction par les organes sociaux

La responsabilité pénale des sociétés sanctionne un comportement délictueux de l’organe social. Le législateur français comme le législateur italien, n’a pas institué un mécanisme permettant d’imputer directement des faits délictueux à une personne morale contrairement à certains systèmes juridiques étrangers. La nécessité d’établir que l’infraction a été commise par une personne physique résulte des termes mêmes de l’article 121-2 du Code pénal français et de l’article 5 du décret-loi italien 231/2001. En d’autres termes, la société se voit imputée un fait commis par l’un de ses dirigeants ou de ses organes. Ainsi, l’organe est entendu comme étant la personne morale.

Le rapport fonctionnel de l’article 6 du décret-loi italien n°231-2001

Le décret-loi n°231/2001 répartit pour la première fois la charge de la preuve en fonction de la position occupée par l’auteur personne physique de l’infraction, dans la hiérarchie de la société. Si l’infraction est caractérisée à l’encontre d’une « personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration », la société devra prouver les éléments constitutifs de l’article 6 du décret-loi italien 321/2001 pour « tenter » de s’exonérer de sa responsabilité ; l’exonération n’étant jamais totale dans ce cas précis. Par contre, si l’infraction a été commise par des personnes occupant une position hiérarchique inférieure, « la société est responsable si la commission de l’infraction a été rendu possible par l’inobservation des obligations de direction ou de vigilance » (art.7 décret-loi italien 231/2001). Le projet dit Grosso qui a conduit au décret-loi italien 231/2001 prévoyait une responsabilité automatique de la société sans aucune exonération possible pour l’infraction commise par les « personnes physiques occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration ». Le legislatore delegato (traduction libre : le « législateur délégué » l’équivalent de notre Gouvernement ) a, quant à lui, permis une exonération de la responsabilité de la société du fait, d’une part, de l’incompatibilité de l’article 6 avec l’ensemble du décret-loi italien 231/2001 et, d’autre part, de la légitimité constitutionnelle en raison de l’absence d’exonération de la société pour l’infraction commise par les personnes physiques occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration. Même si, dans les textes, la société peut ne pas être retenue responsable, dans les faits, l’issue est tout autre. En effet, la société se verra dans tous les cas confisquer le profit tiré de l’infraction. On parle ainsi d’exonération limitée voire même de « cas d’école » (d’après la Rivista mensile di Jurisprudenza, Cassazione penale, supplemento al. 1 6/03) pour ce qui concerne la difficulté de la preuve. Le type de rapport fonctionnel, en droit italien, liant la personne morale à l’auteur de l’infraction, influence les critères d’imputation de la responsabilité de la personne morale elle-même. En effet, si l’auteur de l’infraction est une personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration, c’est une responsabilité quasi-automatique et absolue de la personne morale qui sera admise en Italie, la bonne ou mauvaise organisation de la société étant indifférente. Dans le cas où une infraction a été effectivement commise par une « personne physique occupant la fonction de représentation, de direction ou d’administration », il est évident en droit italien que le modèle d’organisation n’a pas fonctionné, lorsque la société en possède un, et que par conséquent, la personne morale devra s’appliquer à prouver que malgré tout, elle a installé un système permettant de prévenir l’infraction telle que celle commise en l’espèce. Par conséquent, la personne morale qui n’aurait pas adopté un modèle d’organisation renoncerait a priori à la possibilité d’être exonérée de sa responsabilité. En revanche en France, il revient au Ministère Public de prouver que les conditions de la responsabilité de la personne morale sont remplies, peu important que l’organisation soit bonne ou mauvaise puisque cela ne constitue pas une condition de mise en œuvre de la responsabilité, contrairement à la règle de droit italien : c’est à la personne morale qu’il revient de prouver que, l’auteur personne physique « a déjoué frauduleusement les modèles d’organisation et de gestion » de la société.

II.L’inversion de la charge de la preuve introduite par l’article 6 du décret-loi n°231/2001

La preuve à la charge de la personne morale

Le législateur italien, dans l'article 6 du décret-loi 231/2001, impose à la personne morale la charge de la preuve afin de s’exonérer de sa responsabilité. En d’autres termes, après que le Ministère Public a prouvé la triple preuve des éléments objectifs (fait, dommage, lien de causalité) la personne morale et non le Ministère Public devra prouver à son tour que l’auteur personne physique de l’infraction a « déjoué de manière frauduleuse les modèles d’organisation » de la société. La personne morale est appelée à prouver, dans un premier temps, que l’organe dirigeant a « adopté et efficacement mis en place des modèles d’organisation et de gestion visant à prévenir la commission de ce genre d’infraction ». La description de ces modèles d’organisation se trouve à l’article 6 paragraphe 2 du décret-loi 231/2001. Dans un deuxième temps, elle est amenée à prouver « le devoir de surveillance sur le fonctionnement et l’observation des modèles d’organisation, la vérification des mises à jour qui ont été confiés à un organisme de l’entreprise doté de pouvoirs autonomes d’initiative et de contrôle ». En troisième lieu, la personne morale doit prouver que les personnes physiques « ont commis le délit en déjouant frauduleusement les modèles d’organisation et de gestion » et pour finir qu’il « n’y a pas eu omission ou surveillance insuffisante de la part de l’organisme voir en ce sens la lettre b ». Les éléments constitutifs de l’infraction en droit français, tant matériels qu’intellectuels, doivent être caractérisés à l’encontre de la personne physique et non pas à l’encontre de la personne morale. Le juge pénal français doit rechercher dans un premier temps si une infraction a été commise par une ou plusieurs personnes physiques et examiner ensuite si les circonstances dans lesquelles cette infraction a été commise (faute intentionnelle, faute non intentionnelle, faute d’imprudence…) permettent de l’imputer à la personne morale en application de l’article 121-2 du Code pénal français. D’après le rapport annuel de la Cour de cassation française,  « lorsqu’ est reprochée à la personne morale une faute d’imprudence ou de négligence consistant en la violation d’une disposition législative ou réglementaire s’imposant à elle, il est possible de lui imputer un tel manquement sans que soit identifiée la personne physique fautive car l’on sait que le devoir de faire respecter la réglementation méconnue pesait nécessairement sur un organe ou un représentant de la personne morale » (Rapp. C. cass. 1998, p. 303, infra, n°608).

L’introduction par l’article 6 du décret-loi 231/2001 d’une présomption de faute en droit pénal

La commission d’un infraction de la part d’une « personne physique qui occupe la fonction de représentation, de direction ou d’administration » conduit automatiquement à la responsabilité de la société, à moins qu’il soit démontré par la société que l’auteur a agi de manière frauduleuse, déjouant ainsi les modèles d’organisation préalablement prévus. L’expression « responsabilité automatique »  s’entend de la manière suivante : la personne morale va-t-elle sérieusement faire son possible pour actualiser ou faire respecter les modèles d’organisation par ses dirigeants ou ses organes alors qu’elle est déjà désignée comme étant « coupable » de l’infraction commise par la « personne physique qui occupe la fonction de représentation, de direction ou d’administration » ? Il en découle une autre question, le législateur a-t-il réellement voulu en arriver à cette conduite possible des sociétés? En ce qui concerne la qualification juridique, tandis que dans le cas d’une infraction commise par la « personne physique qui occupe la fonction de représentation, de direction ou d’administration », la preuve de la bonne organisation de la société sert d’excuse. L’on peut donc constater que, dans le cas d’une infraction commise par un subalterne, l’inobservation des obligations de direction et de vigilance constitue l’élément essentiel de la mise en cause de la responsabilité de la personne morale. La prévention de l’exonération de la responsabilité, dans l’article 6 du décret-loi italien 231/2001, est une solution discutable. On peut se poser la question de savoir si l’adoption des modèles d’organisation connait une véritable efficacité dans ce cas précis ou si la société tire véritablement un intérêt a faire son possible pour prévenir la commission d’infractions. A l’inverse, concernant l’infraction commise par un subalterne, la prévision d’une limite à la responsabilité de la société est justifiée. En droit français, selon l’article 121-2 du Code pénal, il doit être prouvé que l’auteur personne physique de l’infraction a agi pour le compte de la société. Par exemple l’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de Cassation en date du 15 janvier 2008 (n° de pourvoi : 80800), au sujet d’homicide et blessures involontaires, a jugé que « justifie sa décision la cour d’appel qui, en raison d’un accident du travail subi par le salarié d’une société mortellement blessé alors qu’il manœuvrait, avec l’aide d’un ouvrier intérimaire désigné dans les heures précédent l’accident, une nacelle autoportée de location mise le matin même à la disposition de la société sans aucune démonstration de fonctionnement, déclare cette personne morale, du fait de ses organes ou représentants, coupable de l’infraction d’homicide involontaire, après avoir relevé que la victime n’avait pas reçu la formation à la sécurité correspondant au type de matériel utilisé, ainsi que le recommandait la notice d’utilisation dudit matériel remise à la société par le loueur(… ) ». Il n’y a aucun article dans nos codes qui traite des modèles d’organisation des sociétés et de leur bon fonctionnement. En pratique, en vertu du droit italien, il est relativement difficile pour la personne morale de prouver que la « personne physique qui occupe la fonction de représentation, de direction ou d’administration » agi de manière à déjouer frauduleusement les modèles d’organisation. Mais si un tel cas s’avère, la personne physique sera coupable pénalement et non administrativement.

La présomption de faute permet de décharger les dirigeants de leur responsabilité La France comme l’Italie cherche à protéger la personne physique autant que faire se peut. On peut parler en Italie d’un ombrello per dirigenti (traduction libre : parapluie pour dirigeant). D’une certaine manière, l’article 6 du décret-loi 231/2001 conduit clairement au même objectif, c'est-à-dire à l’allègement de la responsabilité de la personne physique, et en particulier des dirigeants.

BIBLIOGRAPHIE

-F. Desportes, F. Le Gunehec, Droit pénal général, ed. economica, coll. Corpus droit privé, sept. 2008. -D. Vidal, Droit des sociétés, 5ème éd. 2006, LGDJ. -Mélanges B. Bouloc, Le coup d’accordéon ou le volume de la responsabilité pénale des personnes morales, Dalloz 2007, p. 975. -D. Patamia, Responsabilità penale delle società, Il D.Lgs. 231/2001 : il processo a carico degli enti e modelli organizzativi d’impresa, ed. FAG Milano, 2007. - Rivista mensile di Giurisprudenza, Cassazione penale, supplemento al 1. 6/03, Responsabilità degli enti per i reati commessi nel loro interesse.