A propos du Standard of Conduct for Interrogation Under USC §§2340-2340A par Jerôme Marty

STANDARD OF CONDUCT FOR INTERROGATION UNDER USC §§2340-2340A Mémorandum rédigé par le US Department of Justice à l’attention d’Alberto R. Gonzalez, Conseiller du Président, 2002.

Par Jérôme Marty

Ce rapport définit la position américaine quant à la distinction entre la notion de torture et celle d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi qu’au recours à ces traitements dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. La position américaine diverge en de nombreux aspects de celle adoptée dans le système européen mais aussi par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, notamment en ce qui concerne la distinction entre ces notions et l’autorisation d’y recourir.

Torture – Traitements cruels inhumains ou dégradants

Le rapport du US Department of Justice interprète les dispositions des articles 2340 et 2340A du US Code transposant la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention de New York) de 1984 en droit interne. Loin d’une réflexion purement doctrinale, ce document s’intéresse aux pratiques auxquelles les interrogateurs américains peuvent recourir pour obtenir des informations de la part des prisonniers dans le cadre de la guerre contre le terrorisme actuellement menée par les Etats-Unis. Ce mémorandum revêt ainsi une importance particulière dans le contexte actuel en ce qu’il se penche sur deux des questions les plus discutées sur la scène internationale : la lutte contre le terrorisme international et le respect des droits de l’Homme. La mise en balance de ces deux objectifs nous amène à nous interroger sur ce qui constitue la distinction entre torture et traitement inhumain ainsi que sur l’éventuelle possibilité de recourir à ces méthodes dans un contexte qualifié par les autorités américaines de conflit international pour répondre à la menace terroriste et au danger qu’elle représente pour la Nation américaine. La réponse à ces deux questions divise la Communauté International comme le montre la perspective comparatiste. En effet, de nombreuses divergences existent sur ces questions entre la position ici exprimée et celle retenue par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) qui constitue sûrement le système juridique le plus développé au monde en matière de droits de l’Homme ainsi que par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH). Un regard sur ces deux systèmes régionaux dont les positions en la matière convergent souvent permet de se rendre compte de la position communément adoptée au niveau international en matière de torture et de mieux voir en quoi celle retenue par les Etats-Unis diffère.

La torture, une forme aggravée de traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Le rapport du Department of Justice commence par établir une distinction entre la notion de torture et celle de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Son auteur se base sur l’article 2340 du US Code pour affirmer que certains actes peuvent être considérés cruels, inhumains ou dégradants sans pour autant relever de la catégorie de torture. Cette distinction résulte d’une gradation dans l’intensité des peines et souffrances infligées : seules les plus graves seront qualifiées de torture. Une distinction similaire est reconnue dans les principaux traités internationaux et les cours qui y sont attachées en matière de droits de l’Homme. Ainsi, l’article 16 de la Convention de New York affirme l’existence d’« actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture », cette notion étant réservée aux actes infligeant une douleur ou des souffrances « aiguës » (article 1). De même, la CEDH interprète l’article 3 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) en affirmant qu’une « distinction entre torture et autres traitements... procède principalement d’une différence dans l’intensité des souffrances infligées » (Irlande contre Royaume-Uni, 1978, §167) et invoque dans la même affaire la résolution 3552 (XXX) de l’Assemblée Générale des Nations Unies qui déclare que « la torture constitue une forme aggravée de traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Enfin, la CIDH considéra dans Ceasar v. Trinidad-y-Tobago que la torture constituait « une forme aggravée de traitement inhumain » (§51). Une position similaire à celle proposée par le Department of Justice ne qualifiant de torture que les traitements cruels, inhumains ou dégradants ayant provoqué les souffrances les plus intenses est donc reconnue par l’ensemble des systèmes juridiques internationaux ou régionaux. Cependant, si un consensus se dégage quant à l’existence de cette distinction, les éléments la caractérisant prêtent à débat.

Les éléments caractéristiques de la distinction.

Un aspect plus troublant du rapport du US Department of Justice apparaît ainsi lors de l’évaluation de l’intensité requise pour qualifier un mauvais traitement de torture. L’auteur du rapport adopte en effet une position extrêmement restrictive en ne soumettant à cette qualification que les cas les plus extrêmes. Il se rapporte pour ça aux différentes interprétations faites de la Convention de New York et de l’article 2340 la transposant par les Présidents Nixon et Bush (père) qui limitent l’attribution de torture aux actes « d’une nature cruelle et inhumaine extrême, visant spécifiquement à infliger une douleur ou une souffrance physique ou mentale atroce excruciating et insupportable agonizing. » Ainsi, à propos de la torture physique le Department of Justice estime que seuls les actes dont l’intensité est telle qu’ils provoquent des souffrances assimilables à la mort, au dysfonctionnement d’un organe ou à l’endommagement permanent d’une fonction physiologique importante relèvent de la notion de torture. Une telle approche ne permet donc qu’à un nombre très réduit de mauvais traitements de rentrer dans la catégorie de torture. Si la limite à laquelle un mauvais traitement devient torture est discutée dans d’autres systèmes juridiques, l’intensité de souffrance requise semble tout de même inférieure à celle exigée par la position américaine. En effet, si la CEDH a refusé dans l’affaire Irlande contre Royaume-Uni de considérer les « cinq techniques » comme des actes de torture, le fait que la Commission ait unanimement conclu que ces pratiques constituaient de la torture et la division des juges de la Cour sur cette question semblent indiquer que ces méthodes sont à la frontière même entre un traitement inhumain et un acte de torture. Cependant, ces cinq techniques – la position dite du spread eagle debout contre un mur, l’encapuchonnement, le bruit, la privation de sommeil avant les interrogatoires et la restriction des quantités de nourriture – relèvent évidemment de la catégorie des traitements cruels et inhumains mais ne peuvent que difficilement être considérées comme sources de douleurs « atroces et insupportables » et encore moins susceptibles d’entraîner la mort, le dysfonctionnement d’un organe ou l’endommagement permanent d’une fonction physiologique. En outre, pour quatre des juges de cette affaire, les techniques en causes atteignent une intensité suffisante pour être qualifiées de torture. Monsieur le Juge Zekia considère par exemple que la classification de torture ne requiert pas une souffrance extrême mais seulement aggravée, position sur laquelle converge Monsieur le Juge Evrigenis qui considère que la distinction entre torture et traitement inhumain n’a pas pour but de restreindre la notion de torture mais au contraire de l’étendre en prohibant d’autres pratiques moins graves. Enfin, Monsieur le Juge O’Donoghue d’insister sur le fait que la qualification de torture à l’heure actuelle ne doit pas être limitée aux pratiques exercées dans les cachots médiévaux, tranchant ainsi avec le caractère barbare que le Department of Justice requiert d’un acte de torture. En outre, la CEDH insiste dans l’arrêt Selmouni contre France sur le caractère évolutif de la notion de torture et sur le fait qu’un acte relevant autrefois de la notion de traitement inhumain pourrait aujourd’hui être considéré comme de la torture en raison des exigences croissantes en matière de droits de l’Homme et la CIDH considère dans l’arrêt Ceasar qu’une peine de flagellation constitue un acte de torture. Ainsi, les positions européennes et interaméricaines semblent accorder à la notion de torture une portée beaucoup plus large que l’approche extrêmement restrictive privilégiée par ce rapport. Une position tout aussi restreinte du rapport limite la torture mentale aux pratiques causant un dérèglement profond et prolongé de la personnalité de la victime. L’auteur précise que seuls les cas entraînant une démence permanente chez la victime ou poussant celle-ci à tenter de se suicider relèvent de la notion de torture mentale. La CEDH diffère fortement sur ce point. En effet, dans son arrêt Selmouni, elle considère que les pratiques auxquelles a été soumise la victime présentent un caractère odieux et humiliant suffisant pour constituer une torture mentale bien qu’il ne ressorte pas de cet arrêt que la victime ait été frappée de démence ou ait tenté de se suicider suite à ces actes. Ainsi, la position américaine apparaît là encore extrêmement restrictive en comparaison à d’autres systèmes juridiques. Une autre spécificité de la position américaine est de requérir une volonté spécifique (specific intent) de causer de telles peines ou souffrances. Si l’on peut trouver un langage similaire dans l’article 1 de la Convention de New York qui veut que les douleurs soient « intentionnellement infligées » pour relever de la torture, le Department of Justice interprète cette disposition de façon à exonérer de sa responsabilité un agent qui aurait délibérément soumis une personne à un mauvais traitement mais n’aurait de bonne foi pas pensé que les souffrances qu’il provoquerait chez elle atteindraient l’intensité requise pour relever de la torture. Ainsi, le rapport s’oppose à ce qu’un acte qui aurait de facto provoqué chez la victime une douleur suffisante pour relever de la torture se voit attribuer cette qualification si telle n’était pas l’intention spécifique de son auteur. Une telle interprétation s’oppose à celle de la CEDH qui semble analyser la torture non pas en fonction de la volonté de son auteur, mais de la souffrance subie par sa victime, considérant que l’auteur ne pouvait ignorer les conséquences de ses actes. Enfin, le Department of Justice analyse le degré d’intensité des traitements subis et des souffrances ressenties en se basant sur la notion abstraite de personne raisonnable quand la CEDH et la CIDH privilégient une approche prenant en compte l’ensemble des éléments de l’espèce (totality of circumstances) en s’attachant notamment aux caractéristiques physiques et morales propres à la personne, telles que son âge, son sexe ou encore son état de santé. Ainsi, dans l’arrêt Ceasar, la CIDH prend en compte l’âge de la victime (49 ans), son état de santé rendu vulnérable par ses conditions de détention et sa condition mentale pour conclure que les 15 coups de « cat-o-nine tails » auxquels elle avait été soumise constituaient un acte de torture. De même, la CEDH affirme dans les arrêts Irlande contre Royaume-Uni et Selmouni que la qualification d’un acte comme relevant de la notion de torture selon son intensité « dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment (…) du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc » (Selmouni contre France, 1999, §100). Bien que, dans son arrêt Tyrer, la CEDH refusât de considérer de violents coups de verge comme un acte de torture alors que la victime n’avait que 15 ans, les analyses européenne et interaméricaine tenant compte des caractéristiques de la victime se démarquent du raisonnement américain en permettant à certains actes d’être qualifiés de torture alors qu’ils ne l’auraient pas été s’ils avaient été exécutés sur une personne en parfaite santé physique et mentale. L’interdiction de recourir à la torture et aux traitements cruels, inhumains ou dégradants

Au-delà des divergences quant à l’étendue de la notion de torture et des actes qu’elle recouvre, l’opposition majeure entre le Department of Justice et les Cours Européenne et Interaméricaine repose sur l’autorisation de recourir à ces pratiques. En effet, selon le rapport, la conséquence majeure de la distinction entre torture et traitement inhumain est que seule la première est frappée par une prohibition absolue. L’auteur fonde notamment cette interprétation sur l’article 4 de la Convention de New York qui oblige les Etats parties à prendre des dispositions législatives pour faire de la torture une infraction pénale dans leur droit interne mais reste silencieux à propos des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il considère ainsi que « la Convention réserve les sanctions pénales et la stigmatisation qui y est attachée aux seuls actes de torture. » La conséquence directe de cette position est que, comme l’affirme encore le rapport, « les peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants (…) sont déplorables et doivent être évités, mais ne sont pas universellement et catégoriquement condamnés ». Une telle position est en opposition directe avec les systèmes européen et interaméricain. En effet, dans les nombreux cas où elle a été amenée à s’occuper de mauvais traitements sur des personnes, la CEDH n’a eu de cesse de répéter que l’article 3 de la CESDH prohibait de manière absolue aussi bien la torture que les autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. La CIDH la rejoint et affirme dans Ceasar (§59) que « la torture et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont strictement interdits ». En outre, s’il reconnaît un principe d’interdiction de recourir à la torture, le rapport prévoit que cette prohibition peut être levée en invoquant la nécessité ou la légitime défense dans des cas exceptionnels de guerre ou de menace à la vie de la Nation comme en constituent actuellement la guerre contre le terrorisme et la menace de nouveaux attentats sur le sol américain. Dans de tels cas, les prisonniers sont placés sous la responsabilité du Président des Etats-Unis qui, en tant que Commandant-en-chef des armées, peut recourir discrétionnairement aux techniques qu’il juge nécessaires pour assurer la survie de la Nation. Ce pouvoir étant prévue par la Constitution Américaine, l’auteur considère qu’aucune disposition domestique ou internationale n’est opposable au Président qui a donc le pouvoir de torturer les combattants ennemis. Une telle position, affichant un mépris total de la troisième Convention de Genève, est catégoriquement rejetée par la CEDH et la CIDH. Ainsi, cette dernière affirme dans Ceasar (§59) que « la prohibition de la torture et des traitements inhumains est absolue et indérogeable, même durant les circonstances les plus difficiles telles que la guerre ou la lutte contre le terrorisme ». Néanmoins, l’arrêt le plus significatif sur ce point est sans conteste Irlande contre Royaume-Uni où la CEDH a jugé que la lutte contre la violente campagne terroriste de l’IRA ne pouvait justifier les mauvais traitements infligés par les agents britanniques à des personnes suspectées de terrorisme. Elle affirma à cette occasion que, l’article 15 de la CESDH écartant toute possibilité de dérogation à l’article 3, le recours à la torture et aux traitements inhumains ne pouvait être justifié par la gravité de la situation et la nécessité de lutter contre le terrorisme mais était l’objet d’une prohibition absolue ne souffrant « nulle dérogation même en cas de danger public menaçant la nation » (§163).

Bibliographie sélective :

Textes officiels :

US Code, sections 2340 & 2340A

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984 à New York, Etats-Unis.

Convention américaine sur les droits de l’Homme adoptée lors de la Conférence interaméricaine spécialisée sur les droits de l’Homme, le 22 novembre 1969 à San José, Costa Rica.

Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales adoptée par le Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950 à Rome, Italie.

Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies dans sa résolution 217 A (III) du 10 décembre 1948.

Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (Troisième Convention de Genève) adoptée par la Conférence Diplomatique pour l’élaboration de Conventions internationales destinées à protéger les victimes de la guerre, le 12 août 1949 à Genève, Suisse.

Décisions :

Irlande contre Royaume-Uni, CEDH, 1978

Selmouni contre France, CEDH, 1999

Tyrer contre Royaume-Uni, CEDH, 1978

Aksoy contre Turquie, CEDH, 1998

Soering contre Royaume-Uni, CEDH, 1989

Ceasar v. Trinidad-y-Tobago, CIDH, 2005

Doctrine :

Sanford Levinson, Torture, Oxford University Press, 2006

Louis Henkin, Gerald L. Neuman, Diane F. Orentlicher, David W. Leebron, Human Rights, Thomson West, 1999

Louis Henkin, The Age of Rights, Columbia University Press, 1990

John H. Jackson, Status of Treaties in Domestic Legal Systems : A Policy Analysis, American Journal of International Law, vol. 86, 1992

Jeremy Waldron, Torture and Positive Law : Jurisprudence for the White House, Columbia Law Review, 2005

Frederic L. Kirgis, Distinctionction Between International and US Foreign Relations Law Issues Regarding Treatment of Suspected Terrorists, American Society of International Law, 2004