VIACOM v. YOUTUBE (United Court of Appeal for the 2nd Circuit): Quelles sont les conditions pour bénéficier du « safe harbor » de la responsabilité limitée des hébergeurs selon la LCEN et le DMCA ?

Les législateurs américain et français ont chacun retenu une responsabilité allégée des hébergeurs de contenus sur l’Internet. Ceux-ci ne peuvent être tenus responsables de contenus portant atteinte au droit d’auteur postés sur leur site que dans quelques situations très précises. Dans l’affaire Viacom International, Inc vs YouTube, la Cour d’Appel du 2nd Circuit confirme la décision de La District Court of the Southern District of New York  en refusant d’imposer à de tels sites une obligation générale de surveillance. Elle parvient à cette conclusion en interprétant la notion de « connaissance » énoncée dans le DMCA, qui, selon la Cour d’Appel renvoie à une connaissance « précise » du caractère illicite d’un contenu particulier et identifié. La Cour d’appel renvoie cependant la décision devant la District Court puisqu’elle estime qu’un « jury raisonnable aurait conclu que YouTube avait une connaissance effective ou une conscience de la présence de contenus illicites précis sur son site ». Elle confirme donc le jugement de la District Court quant à la qualification d’hébergeur de YouTube en ce qui concerne trois des fonctions du logiciel, mais renvoie l’affaire devant la District Court en ce qui concerne une quatrième fonction.

INTRODUCTION :

Le développement d’Internet a remis en question le régime du droit d’auteur et a contraint les législateurs français et américain à actualiser et adapter leur droit face à l’émergence de nouveaux moyens de communication et de diffusion d’œuvres protégées. Toute la difficulté réside dans la quête d’un régime qui puisse protéger ces œuvres originales sans pour autant heurter le développement d’Internet et de ces nouvelles technologies. Les intérêts en jeux sont complexes et il convient de trouver un juste équilibre. En effet, compte tenu de la facilité avec laquelle une œuvre peut être instantanément reproduite et diffusée dans le monde entier, le détenteur du droit d’auteur doit être assuré de leur protection concrète une fois son œuvre en ligne. Parallèlement, le législateur ne pouvait faire peser sur les fournisseurs de services en ligne une trop grande responsabilité de peur de mettre un frein à leur investissement dans internet ainsi qu’à l’avancée de la nouvelle technologie. C’est dans ce contexte qu’a été adopté par le législateur américain le Digital Millenium Copyright Act (DMCA) de 1998, qui limite la responsabilité des fournisseurs de services en ligne.  Si l’on en croit les travaux préparatoires, cette dernière assure par là « l’efficacité» d’Internet et « l’extension de la qualité et de la variété des services proposés ».  La loi pour l’économie numérique du 21 Juin 2004 (LCEN) a transposé les articles 12 à 15 de la directive 2000/31/CE du 8 Juin 2000 sur le commerce électronique qui reprend, en grande partie, les dispositions du DMCA. Son but est le même que celui de la directive et de son équivalent américain : favoriser le développement et la libre circulation des services de l’internet, notamment le commerce électronique, en excluant, dans certains cas, la responsabilité des « personnes assurant le stockage de messages de toute nature » pour la mise à disposition de services de communications au public en ligne.  Au vu de la volonté première du législateur de préserver le développement d’internet et de ses services, il n’est pas étonnant de constater la tendance jurisprudentielle à l’interprétation des dispositions de la LCEN et du DMCA dans la lumière la plus favorable au fournisseur de contenus en ligne.

Dans une espèce récente, Viacom, société américaine détentrice de nombreux droits d’auteur a assigné YouTube (détenu par Google) en justice. YouTube est un site de partage de vidéos en ligne sur lequel les utilisateurs de ce service peuvent mettre en ligne des contenus gratuitement. Le problème est que ces contenus s’avèrent bien souvent illicites car violant le droit d’auteur. YouTube est la structure utilisée pour diffuser ces vidéos qui les reproduit et les formate avant de les  rendre accessibles au public. Viacom estime donc que YouTube est également responsable pour l’atteinte à son droit d’auteur. Il convient d’analyser la potentielle responsabilité de YouTube à travers le DMCA qui crée bien des exceptions au droit commun, avec cette volonté de ne pas « freiner » l’avancée de l’Internet. L’intérêt de cette décision réside dans l’interprétation du degré de  « connaissance » ou de « conscience » qu’une  plateforme communautaire doit avoir quant à la présence de contenus illicites postés sur leur site pour être déclaré responsable sous le DMCA. Plus précisément, il s’agit de « clarifier les contours » de la disposition de la « safe harbor » du DMCA. Viacom fait ici appel d’une décision de la District Court en date du 10 Aout 2010 qui avait donné raison, lors d’une procédure sommaire, au défendeur YouTube au motif que Youtube n’avait pas eu d’informations assez précises quant au contenu illicite invoqué par Viacom pour engager sa responsabilité.

 

I- La connaissance effective et la connaissance résultant de faits et circonstances.

Le critère de la « connaissance effective » renvoie à la connaissance d’un contenu illicite « précis » et « identifié » et non à la simple conscience de la présence de contenus portant atteinte au droit d’auteur sur ces plateformes communautaires. : ce principe découle, en France, de la loi et aux Etats-Unis, de la jurisprudence. L’article 6-I-5 de la LCEN établit une présomption de la connaissance des faits litigieux par le prestataire de service en ligne lorsque le détenteur du droit d’auteur le « notifie » lors d’une procédure très précise. Ce dernier se doit de faire parvenir à l’hébergeur la date de la notification, la description des faits litigieux ainsi que leur localisation précise. Cet article suggère donc très fortement que la connaissance doit être liée à un contenu précis et clairement identifié.

Aux Etats-Unis, le juge va parvenir à cette même interprétation en ce fondant sur les travaux parlementaires du DMCA tel qu’il l’a fait dans la présente affaire Viacom devant la District Court. En effet, le but de cette législation est de limiter la responsabilité des fournisseurs de services en ligne et de ne pas leur attribuer le fardeau de rechercher les éléments présents sur leur plate-forme qui porteraient atteinte au droit d’auteur. Cela risquerait de les dissuader d’investir dans ces plateformes communautaires, et ralentirait l’expansion de la qualité des services sur l’internet. Or, interpréter la notion de « connaissance » comme générale, c'est-à-dire établir une responsabilité dès lors que le fournisseur de service en ligne a conscience qu’il existe des contenus illicites sur son site reviendrait à lui ordonner un rôle actif.  Dès lors, il est bien précisé que le critère de la « connaissance » fait référence à une violation « spécifique » et « identifiable » d’un contenu illicite « précis ». La question principale soulevée en appel est celle de savoir si, bien qu’une distinction soit opérée dans l’article 512(c)(1)(A) du DMCA, la connaissance effective et la connaissance résultant de faits et circonstances (« red flag ») font toutes deux référence à la connaissance d’un contenu particulier et identifié.

 

A- Le critère de la spécificité.

Le DMCA dans son article 512(c)(1)(A) stipule que peuvent bénéficier de la protection du « safe harbor » les fournisseurs d’hébergement qui :

  1. N’ont pas effectivement connaissance du caractère illicite du contenu ou d’une activité ayant trait à ce contenu sur leur système ou réseau.

 

  1. N’ont pas, en l’absence d’une telle connaissance effective, conscience de faits et circonstances rendant ce caractère évident.

 

  1. Agissent promptement pour retirer ce contenu ou en rendre l’accès impossible dès qu’ils en ont eu effectivement connaissance ou conscience.

La construction de cet article laisse suggérer que le législateur américain, en établissant une distinction entre la connaissance effective et la conscience de faits et circonstances rendant ce caractère évident, a voulu créer deux situations pouvant éventuellement engager la responsabilité du fournisseur de services en ligne. En effet, il semblerait que le deuxième critère crée une alternative à la rigidité du premier en permettant d’engager la responsabilité de ces hébergeurs dès lors qu’ils ont simplement « conscience » et non plus une connaissance de l’illicéité d’un contenu. La District Court a estimé que ces alternatives faisaient néanmoins toutes deux référence à la connaissance d’un contenu particulier et identifié. La question qui se pose dès lors est de savoir pourquoi le législateur américain a donc opéré une telle distinction.

L’appelant, Viacom, estime que le fait que le législateur emploie ces termes « faits et circonstances » laisse entendre qu’il ne comptait pas limiter cette disposition à un degré spécifique de connaissance, et que l’interpréter tel que l’a fait la District Court reviendrait à rendre la disposition 512(c)(I)(A)(i) « superflue » et inutile. Selon eux, la disposition (ii) de cet article ne pourrait être invoquée que dès lors que la condition du (i) était également remplie. Ils demandent donc à la Cour d’Appel d’établir que la disposition du « red flag » exige un degré de spécificité moins important que celle de la connaissance effective.

La Cour d’appel, pour répondre aux demandes de l’appelant, va se fonder sur le texte même du DMCA ainsi que l’interprétation généralement retenue par la Common Law des termes « connaissance effective » et « faits et circonstances » pour finalement confirmer l’interprétation de la District Court. Tel que le font souvent les juridictions américaines dans l’interprétation d’un texte de loi, la Cour d’Appel va faire référence à un autre article qui pourrait éventuellement s’opposer à l’interprétation retenue par les appelants. Il s’agit ici tout simplement du troisième volet de l’article 512(c)(1)(a). Celui-ci impose le retrait immédiat du contenu illicite dès lors que le fournisseur d’hébergement en a donc effectivement connaissance ou conscience. La Cour estime que ce troisième volet (iii) fait référence à un contenu précis, et qu’il serait impossible de l’appliquer en pratique si (ii) ne désignait pas un contenu particulier et identifié. De plus, le terme employé est bien celui du « contenu » argumente la Cour d’Appel. Cependant, bien que cette interprétation réfute celle de l’appelant, cela ne répond pas à la question de savoir pourquoi le législateur américain a établit une distinction entre ces deux dispositions.

La District Court ainsi que la Court of Appeals, en se fondant sur une interprétation jurisprudentielle des termes en question, parvient à établir une distinction qui ne réside non pas dans le degré de connaissance requis mais dans le standard utilisé pour évaluer ce degré de connaissance. Cette interprétation complexe semble cependant difficile à mettre en pratique. Selon les juges, la « connaissance spécifique » exigée par le texte est établie en fonction d’un critère subjectif, mais la conscience résultant des faits et circonstances, elle aussi érigée en standard d’appréciation, serait établie en partie au vu d’un critère objectif. La connaissance effective suppose de déterminer si le fournisseur avait « subjectivement » connaissance de contenus illicites précis, quand la disposition de la « red flag » exige de savoir si le fournisseur avait subjectivement conscience de faits qui « auraient rendu ce contenu illicite et précis objectivement apparent à une personne raisonnable ». La différence réside donc dans le critère objectif de ce deuxième volet, qui n’est pas présent dans le premier. Cependant, la distinction reste peu claire. Cela risque de poser également quelques difficultés en pratique, en effet ce standard ne semble pas très objectif en ce qu’il ne répond pas à des règles très précises ; le critère de « l’homme raisonnable » laisse une grande marge d’interprétation au juge. Ceci contraste avec la rigueur imposée par le DMCA en ce qui concerne la procédure de la notification. La Court of Appeals confirme que les deux dispositions en cause requièrent le même degré de spécificité quant aux contenus illicites identifiés, bien que les moyens utilisés pour y parvenir soient différents.

Ces trois volets du safe harbor se retrouvent en droit français, quoique de par sa structure, la LCEN répond par avance à de telles interrogations. En effet, l’article 6-I-2 de la LCEN lit :

 « Les personnes physiques ou morales [...] ne peuvent voir leur responsabilité engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible »

Si l’on se tient simplement à la construction de cet article de la LCEN, on constate d’emblée que la connaissance effective s’applique ici également aux « faits et circonstances ». Il ne s’agit plus d’une simple conscience. La structure de cet article est par conséquent beaucoup plus claire quant au degré de spécificité requis des contenus litigieux : il s’agit de la même spécificité dans les deux cas. En droit français également, il semblerait y avoir un critère objectif et subjectif dans cette deuxième partie de l’analyse : la connaissance effective s’applique aux faits et circonstances. Cependant il faut après établir si cette connaissance effective « fait apparaître » un caractère illicite. Cela reviendrait également à faire référence à un standard de « normalité » : la connaissance effective de ces faits entrainerait-t-elle la connaissance de ce caractère illicite aux yeux d’un autre ? Un contenu illicite particulier doit être porté à la connaissance de l’hébergeur pour pouvoir éventuellement engager sa responsabilité si ce dernier ne l’enlève pas promptement. Cela est consistant avec l’article I-7 de la LCEN qui établit très clairement que ces prestataires de services en lignes ne sont pas « soumis à une obligation générale de surveiller les informations qu’(ils) transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». La présence de contenus illicites « précis » doit donc être portée à leur connaissance, il n’incombe pas à l’hébergeur de jouer un rôle actif dans la recherche et l’identification de contenus illicites. Il convient, dès lors, d’analyser les moyens identifiés par la Cour pour satisfaire ce critère de spécificité.

B- Le choix d’un jugement en référé par la District Court.

Bien que la Court of Appeals confirme l’interprétation retenue par la District Court de l’article 512(c)(1)(A), elle estime cependant que la District Court a pris une décision « prématurée » en accordant à YouTube sa requête d’un jugement en procédure sommaire. Bien qu’une procédure de notification précise soit établie dans la LCEN et le DMCA, respectivement aux articles 6-I-5 et 512(c)(3)(A), il semblerait que des éléments factuels puissent être invoqués pour prouver une connaissance effective d’un contenu illicite « précis » et « identifié ». Le juge français, parait plus réticent à l’idée d’engager la responsabilité d’un hébergeur en dehors de la procédure de notification prévue à cet effet.

  1. Connaissance effective ou conscience de contenus précis illicites.

Les appelants estiment que Youtube avait une connaissance effective ou une conscience de l’illicéité de contenus précis et identifiés. Ainsi, en prenant en compte l’interprétation retenue par la District Court, ils se fondent sur des éléments matériels pour prouver cette conscience ou connaissance ciblée. La Cour d’appel rejette l’argument invoqué par Viacom que Youtube, selon leurs estimations, possédait sur sa plateforme 75% à 80 % de vidéos portant atteinte au droit d’auteur pour les raisons évoquées ci-dessus. La Cour d’appel s’intéresse cependant aux preuves rapportées par les appelants en ce qui concerne les communications internes de YouTube qui font référence à des « clips » ou ensembles de « clips » précis. Des conversations par courriel sont présentées à la cour où des références à des contenus précis et illicites sont explicitement faites. De plus, les dirigeants de YouTube au-delà d’en avoir connaissance semblent en tirer profit. C’est au vu de ces éléments de preuve que la Cour d’Appel conclue qu’un « jury raisonnable estimerait que Karim (fondateur de YouTube) avait une connaissance effective de la présence de contenus appartenant à Viacom sur son YouTube puisqu’il les a précisément localisé » dans ce message. « Un jury raisonnable », poursuit la Cour, « estimerait également que Karim avait connaissance du caractère illicite de ce contenu (puisqu’il les a désigné lui-même comme illicite) ». La Cour d’appel décide donc que ces éléments de preuve rapportés par Viacom sont suffisants pour soulever la question de la connaissance effective ou conscience de ces contenus illicites par Youtube, et renvoie l’affaire devant la District Court pour que celle-ci puisse analyser les faits de manière plus poussée. Il peut être noté que la Cour d’appel ne fait en aucun cas référence à la procédure de notification désignée pour porter un contenu illicite à la connaissance de l’hébergeur. Il est explicitement crée une alternative à cette procédure si les preuves rapportés sont assez précises et font référence à la connaissance du caractère illicite d’un contenu particulier. Cela est peut être influencé par la présence d’un jury dans le processus de la décision. En effet, un jury serait plus à même d’être convaincu par des éléments matériels. La législation française envisage-t-elle de telles alternatives ?

La LCEN mentionne des « faits et circonstances » faisant apparaître un tel caractère (illicite), ce qui confirme bien qu’il existe une alternative à la procédure de la notification, cependant si l’on observe la jurisprudence française, l’on peut constater que ces alternatives sont difficilement admises et que le juge français a une plus haute exigence en ce qui concerne la spécificité des preuves admises. Dans une décision de la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation en date du 17 Février 2011 (n°09-67.896, Sté Nord-Ouest, Sté UGC Images et a.c/ Sté Dailymotion), une lettre recommandée précisant le titre, le format et l’auteur de l’œuvre protégée illicitement présente sur Dailymotion n’a pas été considérée comme une preuve suffisante de la connaissance effective de l’hébergeur. Selon le 3ème moyen « la preuve de la connaissance, par l’hébergeur, du caractère illicite des informations qu’il stocke peut être rapportée par tout moyen » et « aucune disposition n’impose de porter les faits incriminés à la connaissance de l’hébergeur dans les formes prévues à l’article 6-I-5 de la loi du 22 Juin 2004 ». Cela semble être l’interprétation retenue par la jurisprudence américaine tant qu’il y a bien un doute substantiel quant à la connaissance effective de l’hébergeur au regard des éléments matériels. La juridiction française ici rejette le moyen faute d’informations suffisantes quant au contenu illicite de l’œuvre en se fondant sur la procédure de notification. Le critère ici n’est pas celui d’un jury raisonnable (créant une alternative à la procédure de notification), cependant l’on renvoie à la procédure de notification comme « standard » du degré de connaissance du contenu illicite requis. Le degré de connaissance nécessaire portée à l’hébergeur est donc définit par cet article « Les informations énoncées à la mise en demeure étaient insuffisantes au sens de l’article 6-I-5 de cette loi à satisfaire à l’obligation de décrire et de localiser les faits litigieux mise à la charge du notifiant ». Bien que tous les critères de l’article ne soient pas respectés, il sert comme modèle : « les constats d’huissier auraient permis à l’opérateur de disposer de tous les éléments nécessaires à l’identification du contenu incriminé ». Cela semble considérablement restreindre les possibilités d’engager la responsabilité de l’hébergeur.

  1. « Aveuglement volontaire ».

Les appelants contestent la décision de la District Court également sur le fondement de la doctrine de Common law de la « willful blindness ». Cette théorie de l’aveuglement volontaire s’applique lorsqu’une personne a volontairement ignoré des faits et circonstances qui auraient pu la rendre responsable. Cette théorie permet d’engager la responsabilité d’une telle personne en assimilant cet aveuglement volontaire équivalent à une connaissance effective. Cette théorie n’a pas d’équivalent en France, cependant on peut y trouver quelques références notamment en droit pénal des affaires. Ce n’est pas pour autant que de tels faits ne seraient pas pris en compte. En effet, le juge français ferait plutôt appel au critère de la bonne foi dans de telles circonstances. La question deviendrait donc de savoir si l’hébergeur pouvait vraiment ignorer la présence de tels contenus portant atteinte au droit d’auteur. Il est difficile de savoir si la preuve d’une mauvaise foi de l’hébergeur serait suffisante pour être équivalente au critère de la connaissance effective. Néanmoins, une preuve de la mauvaise foi de l’hébergeur contribuerait indéniablement à faire pencher la balance en faveur du détenteur du droit d’auteur.

La Cour d’appel s’interroge ici sur la cohabitation d’une loi et d’une doctrine de Common Law, et après avoir établit que ces deux fondements ne rentraient pas en conflit, décide que la théorie de la « willful blindness » pouvait être invoquée pour prouver une connaissance effective ou une conscience de contenus illicites précis tel que le requiert le DMCA. Ayant établit cela, la Court of Appeal renvoie l’affaire devant la District Court pour déterminer si l’intimé a « délibérément fait un effort pour éviter cette connaissance qui engagerait sa responsabilité ».

 

II- « Assurant le stockage » : Le statut d’hébergeur.

Il convient de s’interroger ici sur le rôle de YouTube lors de la mise en ligne de ces contenus illicites pour déterminer si ce dernier peut bénéficier du régime de la responsabilité limitée du DMCA réservée aux « hébergeurs ». Les internautes ont la possibilité de gratuitement mettre en ligne leurs vidéos sur cette plateforme communautaire. Une série de fonctions du logiciel est automatiquement engendrée par la mise en ligne de cette vidéo. Lors de son « upload », une série de reproductions exactes sont faites dans leur format original. Des copies supplémentaires sont faites dans un format « flash », ce qui correspond à la phase de « réencodage » de ces vidéos. YouTube diffuse ensuite cette vidéo aux utilisateurs en par le procédé du « streaming ». YouTube en établissant un algorithme, suggère également des vidéos susceptibles de plaire aux internautes.

Le DMCA dans son article 512(c)(1) énonce que ce « safe harbor » n’est disponible que lorsque l’atteinte au droit d’auteur intervient :

« …en raison du stockage d’un contenu à la demande de l’utilisateur sur le système ou réseau contrôlé ou opéré par ou pour le fournisseur de services ».

La question est désormais de savoir si les actions entreprises par YouTube relèvent du simple « stockage ». La District Court avait adopté une interprétation extensive de la notion de stockage en décidant que toutes les fonctions opérées par le logiciel pouvaient être considérées comme ayant trait au « stockage » de données, et que par conséquent YouTube bénéficiait de la protection du « safe harbor ». Plus récemment, YouTube a participé au réencodage de vidéos pour rendre leur format compatible avec des téléphones mobiles et a accordé des licences à des opérateurs tels que Verizon. C’est alors que s’est ajoutée une 4ème fonction au logiciel. C’est cette dernière fonction qui va retenir l’attention de la Cour d’Appel. Il convient de revenir sur la définition du terme « stockage » par la jurisprudence ainsi que son champ d’application, pour ensuite établir une comparaison avec la jurisprudence française.

La Cour d’appel relève que le DMCA fait référence à deux types de fonctions, celles qui relèvent du simple intermédiaire de transport (« conduit-only functions ») adressées par l’article 512 (a) et celles adressées par l’article 512 (c). La Cour identifie deux définitions du fournisseur de service dans la loi ; celle de l’article 512 (a), plus limitée, désigne les fournisseurs de services qui « n’apportent aucune modification au contenu » et celle de l’article 512 (c), plus générale, définit une telle personne comme un fournisseur de services en ligne ou d’accès à un réseau. En l’absence d’une limitation quant à la modification du contenu dans cette deuxième définition, la cour conclue que le législateur a intentionnellement voulu étendre la qualification d’hébergeur aux fournisseurs de services qui faisaient plus que simplement « stocker ». Ainsi la safe harbor de l’article 512 (c) s’étend aux fonctions du logiciel qui servent à « faciliter l’accès au matériel stocké ».

Le rôle joué par le fournisseur de services est déterminant. En ce qui concerne le réencodage et le « playback » des vidéos, il s’agit des activités essentielles du fournisseur de service. Ainsi, il semble peu probable que le DMCA ait voulu évincer les fournisseurs de services exerçant de telles fonctions de la protection du DMCA. Le fait de suggérer des vidéos aux utilisateurs suite à un visionnage ne semble pas à priori découler de l’essence même d’un site de partage de vidéos en ligne, ni d’être lié à la facilitation de l’accès au matériel stocké. La cour d’appel va néanmoins décidé qu’il existe un « lien de causalité suffisant » avec le stockage au préalable d’autres vidéos. La Cour souligne le fait que YouTube n’a aucun rôle actif dans ces suggestions et que cet algorithme fonctionne simplement en réponse aux demandes des utilisateurs. Cette justification semble peu pertinente ; bien que cela renvoie à d’autres vidéos postées par des utilisateurs de ce service, l’algorithme a été installé par Youtube lui-même et non par ses utilisateurs. Il pourrait être développé ici le fait que YouTube, par ces suggestions, renvoie à d’autres vidéos au contenu illicite incitant ainsi le visionnage de matériaux portant atteinte au droit d’auteur.

La fonction du logiciel posant réellement problème en l’espèce est celle de la « syndication » (pratique consistant à vendre le droit de reproduire un contenu ou de diffuser un programme à plusieurs diffuseurs) par un tiers. En effet, tel que le prétend l’appelant, cela s’apparenterait plutôt à des transactions commerciales qu’à des fonctions relevant de la mise en ligne de vidéos. Selon eux, YouTube aurait ici sélectionné des contenus protégés par le droit d’auteur pour ensuite en accorder une licence à un tiers. En effet, ici encore, cela ne parait pas découler des fonctions propres d’un fournisseur de service en ligne mais plutôt d’une manière de tirer profit de l’illicéité de ces contenus dans un but lucratif. La Cour d’appel ne peut malheureusement pas se prononcer sur cet aspect puisqu’elle n’est pas sûre que ces clips litigieux fassent partis de ceux couverts par la licence et renvoie donc cette question de fait à la District Court. Il ne serait cependant pas étonnant que cet aspect remette en question le statut d’hébergeur de YouTube au regard de ces vidéos.

La législation française évolue en ce sens également, et il est fort probable qu’une juridiction française parvienne aux mêmes conclusions. L’article 6-I-2 de la LCEN lit :

«  Seules les personnes physiques ou morales assurant le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services ».

La jurisprudence française a également interprété le terme « stockage » de manière extensive en établissant qu’un hébergeur peut intervenir techniquement sur le contenu  dès lors qu’il existe une « cohérence avec la fonction de prestataire technique » qui effectue des « opérations techniques qui participent de l’essence du prestataire d’hébergement » tant qu’il n’en contrôle pas le fond. Ces interventions sont donc admises tant qu’elles se produisent dans le but de « faciliter l’accès » à la vidéo. En ce qui concerne les activités de réencodage et de formatage, une juridiction française serait parvenue au même résultat que la Cour d’Appel. En effet, la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation dans l’arrêt précité du 17 février 2011 a énoncé que le réencodage était de nature à « assurer la compatibilité de la vidéo à l’interface de visualisation » et que le formatage était destiné à « optimiser la capacité d’intégration du serveur en imposant une limite à la taille des fichiers postés ». Ces opérations techniques n’induisent en rien une « sélection des contenus mis en ligne ». Ainsi, de telles actions inhérentes à la fonction d’un fournisseur de service en ligne ne peuvent lui ôter la qualité d’hébergeur et la protection accordée par la loi. En ce qui concerne les deux autres fonctions, la jurisprudence française n’y a pas encore apporté de réponse cependant, il ne serait pas étonnant que cette dernière suive la décision des cours américaines.

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

- Viacom International, Inc v. YouTube, Inc : United States Court of Appeals for the Second Circuit, 5 Avril 2012.

 

- Viacom International, Inc v. Youtube, Inc : United States District Court, S.D. New York, 23 Juin 2010.

 

- Dailymotion: encore et toujours un hébergeur par Anne DEBET: Communication Commerce Electronique n°12, Décembre 2010, comm. 124.

 

- La Cour de Cassation se prononce sur la qualification des acteurs du web 2.0 par Christophe CARON : Communication Commerce Electronique n°4, Avril 2011, comm. 32.

 

- La procédure de notification aux hébergeurs des contenus illicites présents sur Internet par Alexandra NERI : Communication Commerce Electronique n°3, Mars 2011, prat.5.

 

- Le Web 2.0 vu d’outre-atlantique par Christophe CARON : Communication Commerce Electronique n°9, Septembre 2010, comm. 83.

 

- Opening brief for Plaintiffs-Appellants in front of the Court of Appeals for the 2nd District (dans l’affaire Viacom v. YouTube).

 

- Opening brief for Defendant-Appellees in front of the Court of Appeals for the 2nd District (dans l’affaire Viacom v. YouTube).