A propos de la place conférée à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales par les ordres juridiques français et allemand, par Johann BERMAN
En tant que membres de l’Union européenne, et a fortiori du Conseil de l’Europe, la France et l’Allemagne sont parties à la Conv.EDH. Ainsi, elles se sont engagées, d’une part, à respecter ses principes et, d’autre part, à se conformer aux arrêts de la CEDH, gardienne de la Convention. En théorie, ces Etats accordent, au sein de la hiérarchie des normes de leur ordre interne, une valeur supra-législative à la Conv.EDH. Malgré ce point qui les unit, les positions qu’ils adoptent en pratique ne se ressemblent guère : l’Allemagne, tout en affirmant le contrôle potentiel de sa Cour constitutionnelle sur les décisions de la CEDH, tend à respecter son engagement international alors que la France, profitant du caractère non contraignant des arrêts de la CEDH, tente de sauvegarder sa souveraineté.
Signée le 4 novembre 1950 par une grande partie des Etats membres du Conseil de l’Europe et désormais ratifiée par tous, la Conv.EDH constitue l’un des modèles de garantie internationale des droits de l'Homme le plus reconnu au monde. Elle s'inspire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme adoptée par l'ONU en 1948 et tend à assurer la reconnaissance et l'application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés. Cependant, afin de réaliser une union plus étroite entre les membres du Conseil de l’Europe, elle est adaptée à la spécificité du continent européen et prévoit un système original de contrôle judiciaire du respect des droits de l’Homme. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme veille à ce que les Etats signataires appliquent les principes de la Conv.EDH. Ces derniers se sont engagés, en vertu de l’article 46 §1 Conv.EDH, à se conformer à ses décisions. Pourtant, les arrêts rendus par la Cour de Strasbourg ne sont pas souvent suivis d’effets, même si en théorie, certains Etats membres accordent un rang non négligeable à la Conv.EDH dans leur hiérarchie des normes. Afin de mettre cette problématique en exergue, il sera intéressant d’établir des parallèles entre les deux Etats-piliers de l’Union européenne : l’Allemagne et la France. Deux critères justifiant ce choix doivent être apportés et précisés. Tout d’abord, il est intéressant de constater que ces pays voisins confèrent à la Conv.EDH une valeur supra-législative alors même que la réception des traités internationaux dans ces deux Etats se fait sur la base d’une conception théorique différente. Toutefois, ce point commun reflétant la fidélité de ces Etats-membres au droit international public, et en particulier à cette Convention, ne se retrouve guère en pratique. Ainsi, l’Allemagne est plus encline à respecter les principes véhiculés par la Conv.EDH, même si elle maintient l’idée d’un contrôle potentiel de sa Cour Constitutionnelle sur les arrêts de la CEDH. La pratique montre que la Cour constitutionnelle allemande n’hésite pas à casser les décisions des juridictions inférieures qui auraient négligé la Conv.EDH ou ne se seraient pas conformées aux arrêts de la CEDH. En France, le constat est différent. En effet, cet Etat tend à profiter du caractère non contraignant des décisions de la CEDH pour continuer à assurer la pérennité de sa souveraineté. C’est pourquoi la France, « patrie des droits de l’Homme », est souvent condamnée pour récidive. Tout d’abord, il va être nécessaire de mettre en relief la commune position qu’adoptent la France et l’Allemagne à propos du rang de la Conv.EDH dans la hiérarchie des normes de leur système juridique respectif.
La valeur supra-législative de la Conv.EDH concédée par la Constitution française dans l’ordre juridique français et par la Cour Constitutionnelle allemande dans l’ordre interne allemand
En France, l’art. 55 de la Constitution de 1958 confère aux traités ou accords régulièrement ratifiés « une autorité supérieure à celle des lois (…) ». Ainsi, la Conv.EDH, en tant que traité international ratifié par la France, se doit d’être appliquée devant les juridictions françaises sur la base de l’article susmentionné. En outre, la jurisprudence française a précisé qu’un traité ne pouvait être rendu caduque par une simple loi émise après sa ratification. Ainsi, en 1975, dans l’affaire Admnistration des douanes c. Sté « Cafés Jacques Vabre », la Cour de Cassation a fait prévaloir des dispositions du droit communautaire dérivé sur une loi française ultérieure. En 1989, dans l’arrêt Nicolo, le Conseil d’Etat s’est joint à l’avis du juge judiciaire en abandonnant la théorie dite de la « loi écran » (CE, 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France). Désormais, une loi ne peut plus s’interposer entre la norme internationale et le juge. Ainsi, le Conseil d’Etat peut contrôler la comptabilité d’une loi avec les stipulations d’un traité, même lorsque la loi est postérieure à l’acte international. Toutefois il n’est pas inutile de mentionner que la Conv.EDH, malgré le haut niveau de protection des droits de l’Homme qu’elle assure, ne dispose pas d’une valeur supra-constitutionnelle ou égale à la Constitution. Deux arrêts de référence, l’un du Conseil d’État de 1998 (arrêt Sarran, Levacher et autre), l’autre de la Cour de Cassation de 2000 (arrêt Pauline Fraisse) affirment très clairement la primauté de la Constitution dans la hiérarchie des normes. La suprématie conférée aux engagements internationaux – par l’art. 55 de la Constitution – ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle. Ainsi, dans la hiérarchie des normes, la Conv.EDH a une valeur supra-législative mais infra-constitutionnelle.
En Allemagne, concernant l’incorporation des traités en droit interne, la situation est tout à fait différente. En effet, conformément à l’article 59 LF, et dans le respect de la théorie dualiste, les traités vont faire l’objet d’une loi d’exécution permettant leur application dans l’ordre juridique allemand. Ainsi, ils auront la valeur du texte législatif qui leur a donné effet. Les traités ayant valeur de simple loi dans l’ordre interne sont donc soumis au principe « lex posterior priori derogat ». Pourtant, du fait du caractère particulier de la Conv.EDH, la question de son statut dans la hiérarchie des normes a suscité de nombreux débats. Ainsi, dans une décision du 26 mars 1987, la Cour constitutionnelle allemande a certes rappelé que la Conv.EDH avait une valeur infra-constitutionnelle, mais dans un même temps, elle a admis que le niveau de protection des droits fondamentaux de la Loi fondamentale correspondait à celui accordé par le traité. Ce faisant, la Cour a affirmé que les lois postérieures à la Conv.EDH étaient non seulement à interpréter en conformité avec la Convention mais aussi avec la jurisprudence de la CEDH. Ainsi, elle lui a accordée de facto une valeur supra-législative.
La France et l’Allemagne ont donc un point commun : elles confèrent toutes deux à la Conv.EDH une valeur supra-législative. Pour la France, il s’agit d’un principe constitutionnel inscrit à l’article 55 de la Constitution; concernant l’Allemagne, c’est la Cour constitutionnelle qui accorde un traitement de faveur à la Conv.EDH du fait de sa particularité. Pourtant, la posture adoptée en pratique par ces deux Etats est loin d’être la même: la France se montre réticente aux arrêts de la CEDH alors que l’Allemagne, par souci de fidélité au droit international public, tente de respecter l’engagement qu’elle a pris.
La volonté de l’Allemagne de respecter son engagement international, conformément aux articles 46 §1 Conv.EDH et 25 LF
En vertu de l’article 46 §1 Conv.EDH, « les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ». Cependant, la CEDH ne possède pas de pouvoir coercitif si l'Etat ne prend pas les mesures nécessaires à l'exécution de l'arrêt rendu. De plus, la Cour de Strasbourg n'a pas le droit d'annuler une décision juridictionnelle nationale. Les juridictions internes demeurent souveraines du règlement des litiges qui leur est soumis : les arrêts de la Cour n'ont qu'un caractère déclaratoire. Malgré le caractère non contraignant des décisions de la CEDH, la Cour constitutionnelle allemande a rendu deux arrêts de référence en faveur du respect de la Conv.EDH. Tout d’abord, et comme vu précédemment, la Cour constitutionnelle avait placé, en 1987, la Conv.EDH au dessus des lois nationales en insistant fortement sur le fait que, les lois émises ultérieurement devaient, pour être valable, être interprétées de façon à ce qu’il n’y ait pas de contradiction entre la Conv.EDH et la norme nationale en émergence. En outre, d’un point de vue plus général, l’art. 25 LF illustre le principe de fidélité de la Loi fondamentale au droit international public. Principe, selon lequel, le droit national, y compris le droit constitutionnel, doit être interprété de façon à éviter tout conflit avec les engagements internationaux de l’Allemagne. Ceci vaut en particulier pour les engagements que l’Allemagne a souscrits en approuvant la Conv.EDH. Enfin, le deuxième arrêt d’importance capitale, a été rendu le 14 octobre 2004 par la Cour constitutionnelle allemande. Cette dernière avait cassé la décision de la Cour d’Appel de Naumburg au motif qu’elle n’avait pas pris en compte l’arrêt du 26 février 2004 de la CEDH constatant la violation de l’art. 8 Conv.EDH par le Tribunal d’instance. Ainsi, la Cour constitutionnelle a affirmé que dans l’ordre juridique interne allemand, toutes les puissances publiques, y compris les tribunaux, sont en principe liées par les décisions de la CEDH et doivent les respecter au cours de leur processus de décision. C’est par le biais des stipulations de la Convention, de la loi d’approbation et des exigences de « l’État de droit », résultant des art. 20 al. 3, art. 59 al. 2, 19 al. 4 LF, que la Cour fédérale établit une telle obligation. Ainsi, les autorités publiques, le législateur et les tribunaux doivent au moins prendre note des textes conventionnels ainsi que des arrêts de la CEDH, et apporter une justification précise à leur décision s’ils s’abstiennent de suivre l’avis juridique de la Cour de Strasbourg. L’obligation va de pair avec un droit de contrôle accru sur les décisions des tribunaux inférieurs que se réserve la Cour. Alors qu’en règle générale elle ne contrôle que l’application et l’interprétation du droit constitutionnel par les tribunaux inférieurs, la Cour va désormais aussi contrôler l’application et l’interprétation des traités internationaux. Pourtant, le présent arrêt ne bouleverse pas la jurisprudence fondamentale de la Cour. En effet, elle prône le respect des décisions de la CEDH tout en affirmant qu’elle détient un contrôle potentiel. Il est tout de même nécessaire de rappeler que, dans ce contexte, c’est aussi la position qu’elle a constamment adoptée face à la CJCE, avec sa jurisprudence Solange. Or, cette réserve de compétence et de souveraineté n’a pas gêné l’évolution du droit communautaire et sa réception en Allemagne. De plus, la suite de l’affaire a montré que la Cour fédérale ne cherche pas le conflit avec la CEDH. En effet, suite au renvoi, le Tribunal d’instance était revenu sur sa décision mais l’arrêt fut rejeté par la Cour d’Appel. Par conséquent, dans un arrêt du 28 décembre 2004, la Cour constitutionnelle cassa la décision de la Cour d’Appel de Naumburg au motif qu’elle avait de nouveau négligé l’arrêt de la CEDH et donc violé les droits fondamentaux du requérant. Ainsi, la Haute juridiction allemande n’hésite pas à faire respecter les décisions de la CEDH contrairement aux Hautes instances françaises, qui, au risque de ternir l’image de la France à l’étranger, souhaitent préserver leur marge de manœuvre.
La sauvegarde de la souveraineté de la France, tirée du caractère non contraignant des décisions de la CEDH
Longtemps considérée comme la « patrie des droits de l’Homme », la France, en tant qu'Etat-membre de l'Union européenne, a toujours entretenu des rapports très étroits avec la CEDH. En effet, la France fut l'un des instigateurs de la Conv.EDH. Ainsi, le respect du droit international des droits de l'homme et des libertés fondamentales ont souvent été des motifs pour l'implication profonde de l'Etat français auprès de la CEDH. Pourtant, elle ne donne pas toujours l'exemple que l'on pourrait attendre d'elle, qu’il s’agisse de la mise en œuvre des instruments internationaux ou du plein respect de ses engagements existants. A ce sujet, de nombreux rapports d'ONG mettent en exergue le fait que la place accordée aux droits humains au sein des institutions françaises est variable, voire insuffisante. De fait, la France est souvent condamnée par la CEDH pour violation de la Convention internationale. Le nombre d'affaires mettant en cause la France devant la CEDH ne cesse d'augmenter. Ainsi, le nombre de requêtes introduites contre la France s’élevait à 870 en 1999 ; par ailleurs 59 condamnations pour violation de la Conv.EDH ont été recensées pour la seule année 2004, portant ainsi la France à la 3ème place, après la Turquie et la Pologne. En outre, la France est souvent condamnée récidiviste devant la CEDH. En effet, concernant l’art. 6 §1 Conv.EDH relatif à la garantie d’un procès équitable, la France s’est vue condamnée à plusieurs reprises arrêts, Kress c/France du 7 juin 2... au motif que le commissaire du gouvernement du Conseil d’Etat, n’ayant pas le rôle d’un ministère public, ne doit ni participer, ni assister au délibéré, quand bien même ce serait une spécificité française. Aussi faut-il mentionner la violation permanente de l’art. 3 Conv.EDH relatif à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. En effet, la France a été maintes fois condamnée arrêts Tomasi c/ France du 27 aout..., pour ne pas avoir pris en considération les violences physiques infligées aux requérants lors de la garde à vue. Les nombreuses condamnations de la France s’expliquent par le fait que les arrêts de la CEDH n'impliquent aucun effet d'annulation ou de réformation des décisions rendues par les juges nationaux. La Cour a eu l'occasion de préciser dans son arrêt Marckx du 13 juin 1979 que sa décision « déclaratoire pour l'essentiel (…) laisse à l'Etat le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne » pour s'acquitter de son obligation d'exécution de l'arrêt. Ainsi, même si dans la pratique certains arrêts influencent les décisions des juges nationaux, la plupart restent sans effet dans l’ordre interne et expose l'Etat à des recours et condamnations répétés. C’est le cas de la France. Ces réticences des autorités nationales face à la jurisprudence de la CEDH montrent bien que les Hautes instances françaises sont loin d’avoir l’intention de modifier la portée des arrêts de la Cour européenne. De ce fait, ils conservent une autorité « relative » de la chose jugée et ne sont, par conséquent, pas opposables au juge français. A cet égard, la Cour de Cassation a affirmé dans une décision du 3 février 1993 qu'un arrêt de condamnation de la CEDH, « s'il permet à celui qui s'en prévaut de demander réparation, est sans incidence sur la validité des procédures relevant du droit interne ». Plus généralement, comme l'illustre l'arrêt Saïdi rendu le 4 mai 1994 par cette même juridiction, une telle décision « n'a aucune incidence directe en droit interne sur les décisions des juridictions nationales ». Par la suite, le Conseil d'Etat a adopté une position similaire dans l'arrêt ministre de l'Economie et des Finances c/ Société Amibu du 24 novembre 1997. Ainsi, du fait du caractère non contraignant des décisions de la CEDH, et de la confirmation par Hautes instances françaises que ces arrêts ne sont revêtus que d’une autorité « relative » de la choses jugée, les juridictions françaises sont souvent amenées à préférer leur souveraineté et donc à décider de leur propre chef.
Bibliographie :
- P. Daillier et A. Pellet, Droit international public, L.G.D.J, 7ème édition, pp.662 / 914-917 - E. Menzel, „Die Einwirkung der Europäischen Menschenrechtskonvention auf das deutsche Recht“, Die Öffentliche Verwaltung (DÖV) 1970, p.509 et s. - F. Hoffmeister, „Völkerrechtlicher Vertrag oder europäische Grundrechtsverfassung?“, http://www.humboldt-forum-recht.de/druckansicht/druckansicht.php?artikel... - BverfGE 74, p.358 et s., Décision de la Cour Constitutionnelle allemande du 26 mars 1987 - http://www.coe.int/T/F/Droits_de_l'Homme/execution/ - http://www.valhalla.fr/index.php/2005/03/10/arret-kress-c-france/ - http://www.enm.justice.fr/centre_de_ressources/syntheses/modele_euro/par... - http://www.lexinter.net/UE/convention_europeenne_des_droits_de_l'homme.htm - http://www.echr.coe.int/echr/ - http://www.bundesverfassungsgericht.de/