La responsabilité internationale de l’Etat pour le fait d’acteurs non étatiques : approche différenciée de deux juridictions internationales

 

 

En l’état actuel du droit positif, la jurisprudence internationale demeure divisée sur la question de l’attribution à l’Etat de faits commis par des personnes ou entités non étatiques. Alors que la CIJ applique un degré de contrôle dit « effectif », le TPIY a pris une position légèrement plus souple, en adoptant le critère du « contrôle global ». A la lumière de cette jurisprudence divergente, il apparaît que la position stricte de la CIJ soit soutenue d’avantage par des considérations politiques et pratiques que par un raisonnement juridique viable. Puisque l’attribution à l’Etat de faits commis par des personnes autres que ses organes demeure un sujet épineux en droit international public, le caractère consensuel de la CIJ encourage cette dernière à faire preuve de retenue. A l’inverse, la nature temporaire du TPIY, ainsi que le fait qu’il juge de la responsabilité des individus et non des Etats, sont autant de raisons qui poussent le TPIY à l’activisme judiciaire. 

 

L’Article 2(4) de la Charte des Nations Unies interdit aux Etats d’user ou menacer d’user de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat. Cet article reflète les principes de non-interférence, non-intervention et d’égalité souveraine qui sont la base des relations internationales. Pourtant, les Etats enfreignent fréquemment ces obligations sans en subir systématiquement les conséquences juridiques. Ceci s’explique par le fait que les tribunaux internationaux font preuve de grande précaution lorsque la responsabilité d’un Etat est un jeu, en particulier lorsque les faits donnant lieu au litige ont été commis par des personnes ou entités n’appartenant pas à l’appareil étatique. Nombreux sont les cas où les Etats utilisent des personnes ou des entités pour mener subrepticement des actions contre d’autres Etats ou contre des ressortissants étrangers. Il suffit de mentionner par exemple le soutient apporté par un Etat à un groupe militaire ou paramilitaire pour déstabiliser ou renverser un gouvernement étranger, ou la prise de contrôle d’une entreprise par un organe de facto de l’Etat qui nuit aux intérêts économiques d’un ressortissant étranger. Dans ces cas, l’attribution à l’Etat de ces actes est soumise au contrôle du juge international, dont le degré varie selon les juridictions.

Le fameux arrêt Nicaragua de la Cour Internationale de Justice (CIJ) avait établi le principe selon lequel l’Etat n’engage sa responsabilité pour le fait d’acteurs non étatiques que si l’Etat a ordonné la commission d’actes illicites ou si l’Etat avait le contrôle sur ces acteurs lors de la commission d’actes illicites. Le critère du « contrôle effectif » fut ainsi établi. En l’espèce, la CIJ devait déterminer si les Etats-Unis pouvaient être tenus responsables pour les violations du droit international humanitaire (DIH) commises au Nicaragua par les contras, guérilla révolutionnaire qui était financée, équipée, et soutenue logistiquement par les Etats-Unis. Puisqu’il n’était pas prouvé que les Etats-Unis avaient explicitement ordonné la commission de ces crimes, ni qu’ils exerçaient le contrôle effectif sur les contras au cours des opérations où ces crimes avaient été commis, la Cour écarta la responsabilité des Etats-Unis pour les actions des contras, mais retint néanmoins la responsabilité des Etats-Unis pour usage illicite de la force et violation de la souveraineté et l’indépendance politique du Nicaragua. Des années plus tard, le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) se trouva confronté à une question similaire. La chambre de première instance ainsi que la chambre d’appel du TPIY devaient déterminer si la République Fédérale de Yougoslavie (RFY) contrôlait les forces serbes de Bosnie pendant la guerre civile en Bosnie-Herzégovine (1992-1995). L’application du standard « Nicaragua » (contrôle effectif) par la chambre de première instance fut renversée par la chambre d’appel, qui adopta le critère différent du « contrôle global ». L’application d’un nouveau critère sema le doute sur la scène juridique internationale, et lorsque la CIJ dut se prononcer à nouveau sur l’attribution à l’Etat de faits d’acteurs non étatiques, l’issue de l’affaire fut l’objet de grandes spéculations.

 

Un contexte identique et des faits similaires

Les faits sont connus de tous. Entre 1992 et 1995, la guerre en Bosnie-Herzégovine fut le plus macabre conflit en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale. Les pires atrocités furent commises par les trois ethnies belligérantes, à savoir les Serbes, Bosniaques et Croates.

En réponse à ces atrocités, les Nations Unies créèrent le TPIY en 1993 pour juger les auteurs principaux de crimes internationaux commis pendant le conflit. Dans l’affaire Tadic, le TPIY devait déterminer si le conflit en Bosnie-Herzégovine était un conflit interne ou international aux fins d’application des normes de DIH. Si le conflit était interne, Tadic ne pouvait être inculpé que de « violations des lois et coutumes de guerre » (Statut du TPIY, Art. 3), alors que si le conflit était international, Tadic pouvait être inculpé de « violations graves des Conventions de Genève de 1949 » (Statut du TPIY, Art. 2). Les règles de DIH gouvernant les conflits internationaux sont plus contraignantes et plus précises que celles gouvernant les conflits internes, d’où l’intérêt de la question soulevée devant le Tribunal. Puisque le conflit en Bosnie-Herzégovine opposait des Bosniens de groupes ethniques différents, le conflit était a priori interne, à moins qu’il ne soit prouvé que les forces serbes de Bosnie fussent contrôlées par la RFY. En d’autres termes, le Tribunal devait évaluer le degré de participation de la RFY dans le conflit et conclure que cette participation était suffisante pour internationaliser le conflit.

Parallèlement à la création du TPIY, la Bosnie-Herzégovine avait saisi la CIJ en 1993 pour qu’elle déclare la Serbie responsable de la commission du crime de génocide contre le peuple bosniaque, ou à défaut, responsable pour ne pas avoir prévenu le génocide et poursuivi ses auteurs. Dans l’affaire du Génocide, la CIJ était confrontée à une question similaire au TPIY dans l’affaire Tadic puisqu’elle devait déterminer si les actions des forces serbes de Bosnie à Srebrenica pouvaient être attribuées à la Serbie.

 

Une question identique, une application différente

Du fait que le DIH ne contient pas de critères permettant de déterminer quand un conflit acquiert une dimension internationale, le TPIY dut se tourner vers le droit international général et en particulier le droit de la responsabilité des Etats et les règles sur l’attribution. Alors que la chambre de première instance décida d’appliquer le critère du contrôle effectif énoncé dans l’arrêt Nicaragua, la chambre d’appel opta pour un raisonnement différent et appliqua le critère du « contrôle global ». Par l’expression « contrôle global », le Tribunal entend non seulement la participation de l’Etat au financement, équipement et entraînement du groupe armé, mais aussi sa participation à l’organisation, la coordination, ou la planification des opérations du groupe. La différence avec le critère du contrôle effectif réside dans le fait que le contrôle global ne requiert ni l’émission d’ordres ou d’instructions précises par l’Etat au groupe armé ni le contrôle de l’Etat au cours de chaque opération menée par le groupe. L’avantage du critère du contrôle global est significatif : il est en effet extrêmement difficile de prouver qu’un Etat a explicitement ordonné la commission de violations du DIH ou a effectivement contrôlé les opérations au cours desquelles ces violations ont eu lieu. Ceci est d’autant plus vrai pour les missions secrètes ou officieuses, telles que celles opérées par les Etats-Unis au Nicaragua ou par la Serbie en Bosnie-Herzégovine. En l’espèce, la chambre d’appel considéra que la Serbie n’exerçait pas un contrôle effectif sur les forces serbes de Bosnie mais que son contrôle global sur ces dernières suffisait à lui attribuer leurs actes et à transformer le conflit en conflit international. Cette approche fut probablement motivée par la nécessité du TPIY d’asseoir sa compétence et de renforcer la répression des crimes de guerre.

Le TPIY ajouta que le critère du contrôle global devait être appliqué non seulement pour qualifier un conflit, mais aussi pour déterminer la responsabilité d’un Etat. Dans l’affaire du Génocide, la CIJ ne fut pas de cet avis. Bien qu’elle ait pris en compte l’arrêt Tadic dans sa décision, la CIJ l’écarta sommairement, arguant que le TPIY était un tribunal pénal international et que les questions de droit international général n’étaient pas de sa compétence. La CIJ ajouta que le critère du contrôle global était potentiellement le critère adéquat pour déterminer la nature d’un conflit, mais qu’il ne pouvait en aucun cas être le critère correct pour déterminer la responsabilité d’un Etat. Pourtant, la question de droit dans Tadic et dans l’affaire du Génocide était identique, à savoir : peut-on attribuer à la Serbie les actes des forces serbes de Bosnie ? Certes, la réponse à cette question avait une application différente dans les deux affaires (dans l’une, la réponse servait à qualifier le conflit, dans l’autre, la réponse servait à engager la responsabilité de l’Etat), mais cela importe peu. L’existence de deux critères pour déterminer une et même question semble ainsi difficile à justifier.

Par ailleurs, admettre la viabilité de deux degrés de contrôle revient à établir un standard plus strict pour engager la responsabilité d’un Etat et un standard plus souple pour accepter l’applicabilité du DIH. Certes, cette distinction peut s’expliquer par des considérations d’ordre moral ; il est en effet désirable que les conflits armés soient régulés le plus strictement possible, ce qui justifierait d’abaisser le seuil de contrôle pour permettre l’internationalisation d’un conflit. Pourtant, si la responsabilité internationale n’est pas une question aussi pressante et fondamentale que la protection des victimes de guerre, à long terme elle revêt une importance majeure. La responsabilité, en particulier pour les crimes internationaux, devrait être le principe sous-tendant tous les systèmes juridictionnels. Parce que la responsabilité est le « corolaire du droit » (Patrick Daillier, Mathias Forteau & Alain Pellet, Droit International Public, p. 848 (L.G.D.J. 2009), la réticence de la CIJ à retenir la responsabilité des Etats lorsqu’ils interfèrent dans les affaires d’un autre Etat par le biais d’acteurs non étatiques sape le fondement même de l’ordre juridique international et les principes de courtoisie susmentionnés.

En appliquant de nouveau le critère du contrôle effectif au massacre de Srebrenica, la CIJ conclut naturellement que les crimes des forces serbes de Bosnie ne pouvaient pas être attribués à la Serbie du fait que celle-ci n’avait ni ordonné le massacre, ni supervisé ou contrôlé les forces au moment du massacre.

 

Raisonnement juridique contre raisonnement politique ?

A la lecture des arrêts Génocide et Tadic, le juriste averti sera d’avantage convaincu par le raisonnement du TPIY. Dans l’affaire du Génocide, la CIJ se contenta de  répéter le critère retenu par sa jurisprudence antérieure dans l’arrêt Nicaragua, sans le remettre en question. Plus surprenant encore, la CIJ dans l’arrêt Nicaragua ne fournit pas d’avantage de motivation à sa décision. Antonio Cassesse souligne à juste titre que la CIJ dans l’affaire Nicaragua ne cita aucun précédent, aucune pratique des Etats, aucun principe général de droit international, ni aucun ouvrage doctrinal pour soutenir son application du critère du contrôle global. (A. Cassese, The Nicaragua and Tadic Tests Revisited in Light of the ICJ Judgment on Genocide in Bosnia, 18 Eur. J. Int'l L. 649 (2007), p. 653).La CIJ énonça un principe sans fournir la preuve de ce principe, une tendance récurrente chez la Cour. A l’inverse, dans l’arrêt Tadic, le TPIY soutint l’application du critère de contrôle global par d’abondants précédents. (Voir TPIY, Chambre d’appel, Affaire IT-94-1-A, Le Procureur c. Tadić (1999), paras. 132-145).D’après Antonio Cassese, si la CIJ avait fait preuve de la même rigueur juridique que le TPIY, elle aurait admis que le critère du contrôle effectif n’est fondé à s’appliquer que lorsque les actes illicites sont le fait d’individus et non de groupes armés. (A. Cassese, supra p. 654).

Dans l’affaire du Génocide, la CIJ affirma que le critère du contrôle global repoussait excessivement les limites de la responsabilité des Etats, bien au-delà du principe selon lequel un Etat n’est responsable que de son propre comportement ou de celui de personnes qui agissent en son nom.Pourtant, le critère du contrôle global n’est pas aussi flexible qu’il n’y paraît, puisqu’il requiert non seulement le financement et le soutien global de l’Etat, mais surtout la preuve de sa participation avérée et déterminante dans la planification des activités du groupe. Au demeurant, il paraît difficile de qualifier ces conditions de laxistes.

L’absence de fondement juridique à l’application par la CIJ du critère du contrôle effectif à des groupes militaires organisé suggère que la CIJ ait été motivée par des considérations d’ordre politique et pratique. Dans l’affaire Nicaragua, la CIJ avait retenu la responsabilité des Etats-Unis pour usage illicite de la force et violation de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique du Nicaragua. Un tel jugement contre la première puissance mondiale était déjà en soit un accomplissement majeur et un acte judiciaire audacieux ; de sorte qu’engager la responsabilité des Etats-Unis pour des crimes de guerre commis par les contras était potentiellement perçu par la CIJ comme une détermination de trop, ou du moins un pas qu’elle n’était pas disposée à franchir. Pourtant, l’animosité des Etats-Unis à l’encontre de la CIJ était à son comble avant même la date de délivrance du jugement sur le fond : les Etats-Unis s’étaient retirés de la procédure immédiatement après que la Cour se soit déclarée compétente pour entendre de l’affaire, et, moins d’une année plus tard, les Etats-Unis mirent fin à leur déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la CIJ.

De la même manière, dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie, la CIJ ne voulait probablement pas franchir le pas et déclarer un Etat responsable d’avoir commis le crime de génocide. La CIJ étant un organe juridictionnel soumis au consentement et au bon vouloir des Etats, un activisme judiciaire trop prononcé serait – semble-t-il – contre-productif pour l’activité de la Cour. Ces considérations, aussi réelles qu’elles soient, ne devraient cependant pas entraver la fonction première de la Cour, qui est de rendre la justice fondée sur le droit et des faits avérés. La retenue exercée par la Cour dans l’affaire du Génocide est d’autant plus frustrante lorsque l’on sait que de nombreuses preuves concluantes impliquaient la Serbie dans le massacre de Srebrenica, et que la CIJ avait refusé d’ordonner à la Serbie de les produire. Ces mêmes preuves avaient été dévoilées pendant le procès de Milosevic au TPIY et avaient été considérées par la chambre de première instance comme pouvant raisonnablement prouver la culpabilité de Milosevic. Le Juge Al-Khasawneh, qui annexa une opinion dissidente dans l’affaire du Génocide, remarqua à juste titre que le refus de la Serbie de présenter volontairement ces preuves auraient du persuader la Cour d’interpréter ce refus contre la Serbie, et même renverser la charge de la preuve à son détriment. (CIJ, Bosnie-Herzegovina c. Serbie et Montenegro, 2007, opinion dissidente du Juge Al-Kasawaneh, para. 35).

 

Si la CIJ n’est aucunement obligée de suivre les décisions d’autres juridictions internationales, elle est tout de même tenue de motiver son raisonnement; or, c’est précisément l’absence de motivation juridique dans l’arrêt Nicaragua, et a fortiori dans l’arrêt du Génocide, qui est critiquable. Certain diront que la CIJ a plus à perdre que le TPIY en formulant des principes de grande envergure et qui sont perçus comme attentatoires à la souveraineté des Etats. Toutefois, une réticence trop prononcée de la part de la CIJ peut pareillement nuire à sa crédibilité et à son impartialité en tant que « Cour mondiale ». Enfin, l’application de règles de droit différentes conduit à une fragmentation du droit international, voire à une incohérence juridique: en l’état actuel de la jurisprudence, un individu pourra être tenu pénalement responsable d’un crime international alors que l’Etat au nom duquel il a agi ne sera peut-être pas tenu responsable pour les mêmes faits. Or un Etat n’agit que par le biais de ses officiels, personnes physiques.

 

 

Bibliographie:

Décisions de justice

  • CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis), 1986.
  • CIJ, Application de la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie), 2007.
  • TPIY, Chambre de première instance, Affaire IT-94-1-T, Le Procureur c. Tadić(1997) I.L.R, vol. 112, p.1.
  • TPIY, Chambre d’appel, Affaire IT-94-1-A, Le Procureur c. Tadić (1999) I.L.M., vol. 38, p. 1518.

Ouvrages généraux

  • John H. Currie, Public International Law, (Irwin Law, 2008).
  • Patrick Daillier, Mathias Forteau & Alain Pellet, Droit International Public (L.G.D.J. 2009).
  • William A. Schabas, Genocide in International Law, (Cambridge University Press, 2000).
  • Beatrice I. Bonafè, The Relationship Between State and Individual Responsibility for International Crimes, (Martinus Nijhoff Publishers, 2009).

Articles et commentaires

  • Antonio Cassese, The Nicaragua and Tadic Tests Revisited in Light of the ICJ Judgment on Genocide in Bosnia, 18 Eur. J. Int'l L. 649 (2007)
  • C. Kress, L’organe de facto en droit international public. Réflexions sur l’imputation à l’Etat de l’acte d’un particulier à la lumière des développements récents. 105 RGDIP (2001), pp. 93-144.
  • Andrew Coleman, The International Court of Justice and Highly Political Matters,  4 Melb. J. Int'l L. 29 (2003), pp. 29-75.
  • Dermot Groome; Adjudicating Genocide: Is the International Court of Justice Capable of Judging State Criminal Responsibility, 31 Fordham Int'l L.J. 911 (2007-2008), pp. 911-989.
  • M. Scharf, Trial and Error: An assessment of the First Judgment of the Yugoslavia War Crimes Tribunal, 30 NYU J. Int’l L. Pol. (1998), pp. 167-200.

Travaux des organisations internationales

  • Commission du Droit International, Projet d’articles sur la responsabilité internationale de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, 2001.