La définition de la grève
LA DEFINITION DE LA GREVE
La notion de grève en France et en Allemagne recouvre des réalités différentes. En effet, tant sur le plan des traditions syndicales de la pratique du droit de grève que sur celui des fondements juridiques de ce droit élémentaire, le droit français et le droit allemand divergent. D'où l'intérêt de la comparaison de ces deux droits.
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La France est célèbre pour la profusion et l'ampleur de ces mouvements sociaux qui défraient régulièrement la chronique. Derrière ce cliché se cache une vérité statistique qui place la France comme le premier pays de l'Union européenne pour le nombre de journées individuelles non travaillées selon une étude d'Eurostat (en 1995, Eurostat a comptabilisé 5 883 200 journées de grève et 1 807 250 en 2001 en France). Ce record laisse penser que la grève, par sa banalisation, a perdu de son sens, de sa force. Mais la grève reste un mode particulièrement fort d'action, de revendication des salariés que l'on peut considérer comme un fait social accepté par tous. Si la grève peut être multiforme (grève perlée, débrayages entraînant la désorganisation de la production etc...), sa définition est un exercice relativement aisé. Ainsi, on s'accorde à dire en droit français que la grève est une cessation collective et concertée du travail en vue d'aboutir au succès des revendications professionnelles. La Chambre sociale de la Cour de Cassation parle même de « cessation concertée du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles déjà déterminées auxquelles l'employeur refuse de donner satisfaction » dans une décision en date du 17 janvier 1968. La grève est le mode d'action le plus dur qui
soit à la dispositions des salariés dans le sens où la cessation du travail est nuisible à l'employeur, aux fournisseurs, aux clients ou aux usagers du service public si la grève a lieu dans un service public. C'est pour cela que la légalisation et l'acceptation sociale de ce phénomène n'allaient pas de soi au 19ème siècle. En effet, il a fallu attendre en France la loi du 25 mai 1864 pour que le fait de grève soit dépénalisé. En Allemagne, la grève s'entend comme le cas où une majorité de salariés arrêtent ensemble et de manière organisée de travailler totalement ou partiellement contre la volonté de l'employeur afin d'atteindre un certain but sans pour autant démissionner (Arbeitsrecht Kommentar, de Henssler, Willemsen et Kalb, édition Dr. Otto Schmidt, page 2192). On retrouve donc grosso modo la même définition de la grève en droit allemand qu'en droit français même si la définition du droit français paraît plus précise à première vue grâce à l'utilisation du vocable « revendications professionnelles ». Ainsi quelle est donc la conception allemande de la grève ? En quoi diffère-t-elle de la conception française ?
Dans un premier temps, il convient d'étudier la condition d'un arrêt collectif et concerté du travail (I) avant d'aborder l'exigence de revendications professionnelles (II).
I)La condition d'un arrêt collectif et concerté du travail
Après avoir éclairci le point de savoir qui est le titulaire du droit de grève (A), nous tenterons d'expliquer le sens de la cessation des prestations de travail par le salarié (B).
A)Les titulaires du droit de grève en France et en Allemagne
Sur la question de savoir qui est le titulaire du droit de grève, les droits français et allemand apportent des réponses radicalement différentes. Mais avant de traiter ce thème, il convient d'éluder le mystère, si j'ose dire, du fondement allemand du droit à la grève. Ce dernier n'est jamais formulé formellement ou expressément par le législateur outre-Rhin. Le droit de grève découle en fait du droit des coalitions (Koalitionsrecht) qui est un droit fondamental garanti par la Grundgesetz en son article 9 paragraphe 3. Le droit des coalitions est volontairement formulé de manière abstraite et générale pour permettre une interprétation large de ce droit qui est d'ailleurs considéré comme une liberté fondamentale (Freiheitsrecht; Grundgesetz Kommentar, de Schmidt-Bleibtreu, Klein, Hofman et Haupfauf, édition Carl Heymanns, p. 330). C'est la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale qui a estimé que le droit de grève était une forme de droit des coalitions et donc bénéficie pleinement de la protection de l'article 9 paragraphe 3 de la Loi fondamentale (décisions BverfGE 88, 103 et BverfGE 92, 365).
Là, on remarque un parallélisme de forme des fondements juridiques entre la France et l'Allemagne puisque le droit de grève a lui aussi un fondement constitutionnel en France: le préambule la Constitution de 1946. En revanche sur le fond, le préambule énonce sans ambiguïté un droit à la grève par l'expression suivante « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Le droit de grève est en France formellement affirmé alors qu'en Allemagne il apparaît implicitement comme une composante d'un droit aux contours plus larges: le droit des coalitions. Ceci n'est pas sans importance pour la suite car le développement prétorien du droit de grève en France va conduire à concevoir le droit de grève comme un droit individuel. Là, le droit allemand est l'inverse même du droit français car pour lui le droit de grève est nécessairement un droit collectif. La ténébreuse distinction droit collectif droit individuel a une incidence directe sur l'identité des titulaires du droit de grève. Le droit allemand qui retient une conception organique du droit de grève désigne le syndicat ou toute autre organisation de travailleurs comme titulaire du droit de grève (Précis Dalloz, Droit du travail, de J.Pelissier, G. Auzero et E. Dockès, p.1350) tandis que le droit français estime le droit de grève en droit individuel conformément à la disposition du Préambule de la Constitution de 1946.
Une grève organisée en Allemagne doit être organisée par une tariffähige Partei (une personne capable juridiquement de conclure un accord collectif) sinon cette grève sera qualifiée de grève sauvage, et sera donc illégale (Arrêt de la Bundesarbeitsgericht du 20 décembre 1963. Présomption de légalité de la grève si cette dernière est organisée par un syndicat, arrêt de la Bundesarbeitsgericht du 19 juin 1973). En France, la jurisprudence confirme cette thèse en reconnaissant que « tout salarié a un droit personnel à la grève »(Arrêt de la Chambre sociale de la Cour de Cassation du 10 octobre 1990).
En principe, les fonctionnaires ont un droit de grève (Arrêt du Conseil d'Etat, Dehaene, du 7 juin 1950. Néanmoins des exceptions subsistent pour les militaires, les fonctionnaires de police et CRS, magistrats etc...(Précis Dalloz, Droit du travail, de J. Pelissier, G. Auzero et E. Dockès, p. 1355). En Allemagne, le droit de grève n'est pas accordé aux fonctionnaires.
B) Le sens de la cessation des prestations de travail par le salarié
La cessation du travail constitue le trait le plus caractéristique d'un mouvement de grève. La conséquence pratique immédiate de la liberté de faire la grève est l'absence d'obligation de respecter un délai de préavis (Soc. 26 février 1981 « une grève...ne saurait perdre son caractère licite du fait qu'elle n'a pas été précédée d'un avertissement, ou d'une tentative de conciliation ») sauf dans les services publics conformément à l'Art. L. 2512-2 du Code du travail. En droit allemand, le principe « ultima-ratio » doit être théoriquement respecté. Cela signifie concrètement que la grève doit être précédée de négociations avec le patronat. Mais la jurisprudence laisse le choix tactique aux syndicats d'organiser des grèves d'une durée limitée avant la conclusion d'un nouvel accord collectif (Warnstreiks; Arbeitsrecht, Hanau et Domeit, édition Luchterhand p.79). La grève ne doit pas être un moyen disproportionné pour obtenir la satisfaction des revendications syndicales. Sur ce point on retrouve l'idée selon laquelle la grève en Allemagne est le moyen ultime, exceptionnel d'action des salariés. La négociation collective est l'espace ordinaire dans lequel les salariés tentent, par le biais de leurs représentants syndicaux, de faire valoir leurs intérêts. Ainsi les syndicats allemands et les salariés grévistes ont l'obligation de mener un combat équitable (faire Kampfführung). Cela implique en pratique que la grève n'est qu'une cessation des prestations de travail par les salariés grévistes et que la grève ne doit pas être un prétexte pour mener des actions de revendication violentes (Atteintes physiques aux salariés non grévistes, sabotage, occupation des locaux etc...Arbeitsrecht, Hanau et Domeit, édition Luchterhand pp.79-80. Dans le même esprit, le but de la grève est bien d'obtenir gain de cause sur les prétentions des employés et non de désorganiser l'entreprise. Les droits français et allemand se rejoignent sur cet aspect: la grève a pour conséquence une désorganisation de la production mais elle ne doit pas avoir pour effet une désorganisation considérable de l'entreprise
auquel cas la qualification de mouvement illicite ou de rechtswidriger Streik serait retenue.
L'incidence majeure de la grève consiste bien, on l'a vu, en l'arrêt des prestations de travail par le salarié gréviste qui provoque tant en droit français qu'en droit allemand la suspension du contrat de travail qui elle-même entraîne l'absence de paiement du salaire par l'employeur (Arrêt de la Bundesarbeitsgericht du 17 juin 1997 concernant le droit allemand et deux arrêts de principe concernant le droit français: Crim. 28/06/1951 et Soc. 28/06/1951). Prestation et contre-prestation sont inexistantes: le contrat de travail est bel et bien suspendu durant la grève.
Après avoir relevé les points problématiques nés de la cessation collective du travail, il nous faut nous pencher sur les revendications professionnelles, le second pilier de la notion de grève.
II) L'exigence de revendications professionnelles
Avant d'étudier le périmètre des revendications professionnelles (B), l'importance du lien entre revendications et signature d'une convention collective doit être mise en évidence (A).
A)Un lien ténu entre revendications et signature d'une convention collective
En droit allemand, la grève a, comme en droit français, pour but d'obtenir une amélioration des conditions de travail des salariés (niveau de rémunération, système de rémunération, diminution du temps de travail, prise en charge des enfants du personnel etc...). Ceci a pour conséquence l'interdiction de principe des grèves de protestation, à caractère politique ( grève consistant à faire pression par exemple sur le législateur et non sur l'employeur ou le syndicat d'employeurs) ou de sympathie (Interdiction de principe des grèves de sympathie y compris de solidarité posée par l'arrêt de la Bundesarbeitsgericht du 12 janvier 1988). Ainsi, le législateur allemand a conçu la grève comme un moyen de pression exclusivement orienté vers l'employeur ou le syndicat d'employeurs. La grève pour être qualifiée de grève doit contenir des revendications professionnelles. Cela vaut tant pour le droit français que le droit allemand (Néanmoins un mot d'ordre national pour la défense des retraites constitue une revendication professionnelle d'après Soc. 15 février 2006), mais pour le droit allemand la grève a pour but l'incorporation d'avantages pour les employés dans la convention collective qui doit prochainement succéder à l'accord collectif qui a expiré. C'est pourquoi on parle de tariflich regelbares Ziel (objectif que l'on peut atteindre au moyen d'une disposition d'une convention collective) de la grève (Arbeitsrecht, Hanau et Domeit, édition Luchterhand pp. 76-77). Les grèves qui visent certes la conclusion d'un accord collectif mais dont les revendications ne peuvent pas faire partie du contenu d'un accord collectif sont illégales (Arbeitsrecht, Gitter et Michalski, édition C.F. Müller, p. 253). La grève en droit allemand est très encadrée. Les salariés ne peuvent pas se mettre en grève alors qu'une convention collective qui impose une obligation de paix au travail (Friedensplicht) est en vigueur. C'est pourquoi la grève reste en Allemagne un phénomène relativement rare. Et si grève il y a, elle est concentrée dans le laps de temps entre l'expiration de l'accord collectif et l'aboutissement de la négociation collective qui est couronnée en règle générale par la conclusion d'un accord collectif qui à nouveau impose une Friedenspflicht. Mais cette dernière ne s'applique pas aux salariés membres d'un syndicat non signataire de l'accord collectif.
B) Le périmètre des revendications professionnelles
Avant même d'aborder le thème de l'étendue des revendications, il semble opportun de signaler que la grève en elle-même en Allemagne doit respecter le principe de proportionnalité (Verhältnismässigkeitsprinzip) qui se subdivise en trois éléments: die Geeignetheit (le caractère approprié), die Erforderlichtkeit (la nécessité) et die Angemessenheit (le caractère adéquat). La condition de Geeignetheit est le pendant en droit allemand du « refus de l'autosatisfaction des désirs », selon l'expression de Monsieur le Professeur Georges Borenfreund. Concrètement cela veut dire qu'on refusera la qualification de grève si la revendication qui fonde le mouvement de grève est d'ores et déjà satisfaite par les actions des employés grévistes. A titre d'exemple on peut parler d' »autosatisfaction « des revendications lorsque les salariés modifient leurs conditions de travail de manière unilatérale (Précis Dalloz, Droit du travail, de J. Pelissier, G. Auzero et E. Dockès, p. 1370). Le terme « revendications professionnelles » couvre aussi bien les revendications économiques que juridiques (Soc. 9 février 1961). Par ailleurs, la question du caractère raisonnable des revendications émerge lorsqu'il s'agit de savoir si une grève est licite ou pas. Cette question ne s'est, apparemment, pas posée en droit allemand car la qualification de grève est restreinte par les éléments que nous avons vu. En revanche de l'autre côté du Rhin, il en va autrement.. Une querelle entre l'Assemblée plénière de la Cour de cassation et la Chambre sociale de la même cour est née sur le point de savoir si une ou plusieurs revendication(s) déraisonnable(s) avait pour conséquence de qualifier la grève de mouvement illicite.
La Chambre sociale dans un arrêt du 9 novembre 1982 avait estimé que ce n'était pas le rôle du juge de qualifier des revendications de raisonnables ou de déraisonnables sachant que cette qualification a une incidence directe sur la licéité de la grève. L'Assemblée plénière dans une décision remarquée du 4 juillet 1986 avait alors jugé qu'une grève pouvait être préventivement interdite parce que les revendications étaient déraisonnables ce qui avait pour conséquence de rendre la grève illicite.Finalement, la Chambre sociale a tenu bon face à l'Assemblée plénière et a confirmé par l'attendu de principe suivant la position de la même chambre de 1982: « si la grève suppose l'existence de revendications de nature professionnelle, le juge ne peut, sans porter atteinte au libre exercice d'un droit constitutionnellement garanti, substituer son appréciation à celles des grévistes sur la légitimité ou le bien fondé de ces revendications » (Soc. 2 juin 1992, Zaluski, jurisprudence confirmée par Soc. 23 octobre 2007).
Ainsi on voit bien qu'au-delà des traditions syndicales relatives à l'exercice du droit de grève, le juge français a modelé un droit individuel à la grève qui ne connaît peu de limites alors qu'en Allemagne la conception collective de cette liberté pensée avant tout pour amener employeur et représentants syndicaux des salariés à la conclusion d'une convention collective (Tarifvertrag) confère à la grève un rôle relativement secondaire notamment par rapport à la négociation dans les relations collectives en droit du travail.
Bibliographie:
- Précis Dalloz, Droit du travail, Edition 2011.
- Code du travail 2009, Dalloz.
- Arbeitsrecht, Richter Verlag.
- Arbeitsrecht Kommentare, écrit par Henssler, Willemsen et Kalb, édition Dr. Otto Schmidt 2010.
- Arbeitsrecht, écrit par Abbo Junker, 2009, édition C.H. Beck.
- Arbeitsrecht, écrit par Gitter et Michalski, 2002, édition C.F. Müller.
- Arbeitsrecht, écrit par Müller et Rieland, 2006, édition C.F. Müller.
- Arbeitsrecht, écrit par Hanau et Adomeit, 2007, édition Luchterhand.
- Grundgesetz Kommentar, écrit par Schmidt, Bleibtreu, Hofman et Hopfauf, édition Carl Heymanns de 2008.